« Une fois dans sa vie, juste une
fois, on devrait avoir suffisamment la foi en quelque chose pour tout risquer
pour ce quelque chose »
André
Brinks, Une saison blanche et sèche.
Et si c'était la dernière fois qu'il
respirait librement ? Et si dans quelques secondes sa porte d'entrée
explosait, avec en couverture et postées sous sa fenêtre l'ensemble des flics
du pays ? Et si le fait de découvrir l'entrée du labyrinthe le menait
finalement à sa perte ?
Yeni plaqua son briquet sur le bureau à l'instant
où les derniers verrous du système informatique central sautèrent. Dans
quelques minutes les cloches célébreraient Noël et la réussite du hacker, qui
avait cassé des codes prétendument inviolables pour dérober un document de
quelques lignes. Yeni avait maintenant très peu de temps avant d'être détecté
par les vigies du web. Le cocktail amphétamine- cocaïne qu'il s'était préparé
quelques heures auparavant faisait encore effet et sa concentration était
optimum. Des semaines de calculs, de combinaisons et de chiffres, de nuits
blanches le nez collé sur ses deux ordinateurs, de biscuits secs et de soupes
iophilisées, de cafés, de cigarettes et de psycho-stimulants. Le studio situé
sur la Boxangerplatz dans le quartier de Friedrichshain, qu'il avait loué pour
ce travail, était jonché de vêtements sales et d'emballages. Il ne savait pas
vraiment pourquoi il s'était lancé dans cette aventure. Le fric, le défi, la
gloire anonyme, tout cela avait joué, mais son choix cachait autre chose et il
ne savait pas vraiment quoi. Il avait jusque là toujours refusé de s'engager
sur des projets périlleux. Il travaillait quelques semaines par an en
free-lance pour des grandes entreprises, de quoi financer ses voyages et lui
laisser le temps de ne rien faire. Lui qui ne croyait en rien ni personne était
passé du côté des hors-la-loi ou des résistants, selon de quel côté on voyait
les choses.
Yeni slaloma rapidement entre les fichiers de
cardinaux, d’évêques et de prêtres, cambrioleur des sphères invisibles évitant
par tous les moyens de signaler sa présence dans l’enceinte. Enfin il se jeta
comme un chien affamé sur le dossier de l’archevêque Domasetto. Le hacker
glissa entre les lignes des pages cachées et enfin il trouva la preuve ultime,
celle dont avait besoin toute une tribu. Il envoya le document à diverses
adresses mail. La première partie de sa mission était réussie, maintenant il
devait sauver sa peau. L'alerte au piratage allait être donnée, son identité
découverte et sous peu la police allemande serait à ses trousses. Le dernier
avion quittait Berlin une heure et demi plus tard. Yeni prit les deux
ordinateurs portables et son sac marin avant de claquer la porte de
l’appartement qui avait abrité sa dernière année berlinoise. Il
courut jusqu’à sa Ford Fiesta modèle 1995 qui démarra au quart
de tour. Yeni se félicita d’avoir fait tourner le moteur deux jours avant. Le
radiateur ne marchait, l'air était glacial mais la neige ne tombait toujours
pas sur Berlin. Les immeubles à consonance soviétique défilaient le long de la Karl
Marx Allee et Yeni prit son téléphone pour appeler Soutine.
- Modigliani viens de terminer sa toile,
banco.
- Il aurait dû prévenir avant la fin, on
aurait pu s’avancer, maintenant ça va être chaud…
- Il a pas voulu perdre de temps, coupa Yeni
- Bon je m’occupe des barrières comme prévu,
à mon avis ce sera Van Gogh, puis Frida Kahlo.
- On te fait confiance.
Yeni raccrocha.
- Quelle saloperie de langage codé ils se
croient vraiment en guerre! Qu'on ne donne pas de noms ni de ville d'accord
mais des peintres bordel!
Une fois sur le périphérique, Yeni s’arrêta
sur la voie d’urgence et balança son téléphone et les deux ordinateurs
portables sur le bitume. Le pirate savait que ce geste ralentirait peu les
limiers bientôt lancés à sa poursuite, mais le fracas et la brutalité du choc
lui offrirent quelques secondes de plaisir intense.
Il abandonna sa Ford Fiesta un peu avant
d’entrer dans l’aéroport de Berlin-Tegel. Après avoir enfilé une veste de
smoking pour donner de la poudre aux yeux des douaniers, il entra dans le hall.
En voyant son reflet dans une vitre, il regretta de ne pas avoir pris quelques
minutes pour se raser et se couper les cheveux. L’heure était à la paranoïa
terroriste et sa tronche de métisse aux origines confuses collait parfaitement
avec celle d’un timbré du jihad. Quelques gouttes de sueur lui glissèrent sur
l’échine quand deux flics qui patrouillaient se déplacèrent dans sa direction.
Il continua vers le guichet d’embarquement en évitant les regards. Soutine
avait bien fait son travail de l’autre côté de l’Europe et il passa sans
encombre. Au moment du contrôle douanier, un flic à la coupe en brosse façon
années 40 inspecta longuement son passeport.
- Vous êtes citoyen français ?
- Oui je suis réunionnais, mais je réside à
Berlin.
La coupe en brosse passa un coup de téléphone
et Yeni tassa son mètre quatre-vingt
devant
le guichet. Il inspira profondément et se demanda si un mandat d’arrêt avait pu
partir aussi rapidement. Le policier mit fin au suspense en lui rendant son
passeport d'un geste sec.
L’avion décolla à l’heure et Yeni contempla
les lumières de Berlin, qui s’étendaient à perte de vue. Depuis l’enfance il
avait toujours détesté la nuit, cette saloperie de noir fondu qui le plongeait
dans une angoisse insoutenable dès qu’elle posait son manteau sur la ville. La
nuit ravivait son sentiment d’abandon, lui qui avait été trouvé à quatre heures
du matin devant un hôpital de banlieue parisienne. C’était ses peurs nocturnes
qui l’avaient transformé en crack informatique ; les ordinateurs lui
permettaient de contrôler la nuit comme il l’entendait, dans les orphelinats,
les familles d’accueil ou les hôtels miteux. Et ce soir il la trouvait presque
belle la nuit. L’escale à Amsterdam se déroula sans encombre. Dans le second
vol il dormit pendant huit heures au-dessus de l’Atlantique grâce aux
mignonnettes de Vodka, ce qui n’était pas arrivé depuis un siècle. En se
réveillant au-dessus du Brésil, il se redemanda s’il faisait tout cela pour la
cause, pour la gloire ou juste pour sauver sa petite gueule et disparaître de
cette Europe croulante. A Tom Jobim Aéroport, il s’autorisa à fumer une
cigarette avant d’embarquer pour Manaus. L’atmosphère était chaude et l’odeur
nouvelle. Des taxis attendaient en file devant l’aéroport. Yeni chercha dans la
poche de sa veste mais il n’avait pas de briquet.
- Vous voulez du feu jeune homme ?
Yeni le hacker se retourna et il aperçut un
homme grand et élégant lui tendre un briquet en souriant. Derrière lui se
tenait deux flics en uniforme. Yeni fixa ce petit monde pendant une seconde,
puis il balança un direct violent à la tempe de l’homme au briquet. Celui-ci
s’effondra et les deux flics en uniforme sautèrent sur Yeni avant qu'il n'ait
pu filer. Il réussit à esquiver un coup de matraque et à glisser un uppercut au
menton de son assaillant, mais le second poulet lui décocha un violent crochet
du gauche qui vint le cueillir sous l’aine. Yeni s’effondra et un coup de
matraque s’abattit sur la base de son crâne. Le monde autour devint rouge et il
sentit le goût du sang dans sa bouche. Soudain trois coups de feu claquèrent
dans l’air et avant d’avoir pu comprendre ce qu’il se passait, Yeni se retrouva
entraîné par la main. Une jeune femme le poussa sur le siège passager et il se
laissa faire, convaincu que c’était la mort qui venait le chercher. Il pensa
alors qu’il allait crever dans la ville où Tom Jobin et Vinicius de Moraes
avait inventé la Bossa Nova et ça ne le consolait pas du tout.
La voiture se faufilait entre les rues de Rio
de Janeiro comme un jaguar dans la jungle. Bientôt ils auraient toutes les
polices du Brésil collés au cul. Yeni observa la belle amérindienne qui n’avait
pas encore soufflé mot et il sentit naître un désir en lui, malgré l’inconfort
de leur situation. Elle lui tendit une lettre sans détourner les yeux de la
route.
« Merci à toi acrobate des sphères
invisibles, nous avons reçu à temps ton précieux présent. Après un rendez-vous
rapide avec le clergé local, notre représentant a obtenu que l’Eglise renonce à
s’adjuger notre réserve naturelle, en échange du silence sur cette affaire.
L’archevêque va sauver sa peau et nous nos terres. Ils reviendront à la charge
mais nous avons quelques années devant nous pour préparer la riposte. Tu es
l’un des nôtre fils à jamais fils, pourtant nous ne pourrons pas te recevoir
ici pour l’instant. Il y a avec cette lettre de nouveaux papiers et de l’argent
transmis par Jean Moulin et l’organisation. Je te laisse entre les mains d’une
de nos camarade, elle va t’accompagner jusqu’à la frontière. Adieu ami »
La jeune femme lui balança une liasse de
dollars sur les genoux. Elle ne l'avait pas regardé une seule fois, mais son
odeur, la beauté de son visage et l'expression de détermination qu'elle
affichait faisait remonter Yeni à la surface de la vie. Elle était à côté de
lui, la raison de ce contrat. Tandis que la voiture filait vers le Sud et la
frontière argentine, avec peu d'espoir de réussite, Yeni dessinait pour la
première fois sous son crâne des esquisses d'amours éternels.
Et si c'était la première fois qu'il
aimait ?
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