Et si c'était la dernière fois...que
j'arrêtais d'y penser comme une faute impardonnable...peut être cesserai-je mes
conneries... Nous nous aimerions toi, moi, tous les deux, à nouveau. Nous
unirions nos corps en un décors unique, un firmament étoilé. Je tends mon bras
sur la place que tu occupes dans notre lit. Ta place y est encore toute tiède.
Je caresse cet espace où ton corps se trouvait allongé quelques minutes
auparavant. Je connais les moindres des bruits qui accompagnent ton levé. Je les connais par cœur maintenant.
Tu l'ignores, bien sûr comme tu ignores que je m'éveille toujours avant toi. Je
garde les yeux fermés et j'attends ce moment où tu rejettes la couette d'un
geste endormi. Je suis ton parcours sans bouger. Je suis ton corps cerné de
brumes douces et sucrées. Tu tâtonnes dans l'obscurité. La lumière de ton
cadran numérique t'aide à avancer dans cet itinéraire brouillé par le sommeil
qui t'enveloppe encore. Je connais tes
mouvements, par coeur. J'accroche mes pas dans tes pas. Comme si je m'étais
levée à mon tour, comme si j'allais te serrer dans mes bras comme cela au
hasard, sans prévenir. Tu longes à présent le couloir où dort le grand miroir
en forme d'ovale. Tu t'étires, tes os craques, ces gestes, ces bruits, je les
reconnais comme si je me fusse trouvée à tes côtés à te devancer pour aller
préparer tes tartines de pain grillé. Des mois que je n'ai plus beurré une
tartine, ni pour toi, ni pour moi.
Même si tu
fermes la porte de la cuisine, je perce encore la vie que tu émets. J'entends
bientôt bruisser la radio, les infos du matin sur RTL, tu ne peux pas te passer
de les écouter, souvenirs de ton enfance, ton père les écoutait, tu me l'a
souvent dit, au début, lorsque nous parlions de tout et de rien, un rien
devenait un tout de conversation. Et nous rigolions de ces riens qui prenaient
une importance capitale pour nous.
Je me retourne.
Sur ton oreiller, taie bleutée, un creux, celui de ton crâne. J'en dessine le
contour, ton visage m'apparait comme si tu étais revenu te recoucher, je te
murmure des mots comme si notre conversation interrompue reprenait là où elle
s'était arrêtée des mois en arrière, si loin derrière nous. Puis je descends
lentement, je caresse ton dos, tes fesses. J'aime cela, j'aime profondément
cela, c'est une partie de toi invisible que je touche, qui me touche. Je ferme
les yeux, je me laisse envahir par cette puissance érotique que je ressens à
palper une présence qui n'est plu, mais qui fut présente en lieu et place de
ses creux et ses bosses. Des mois que mon mari ne m'a pas touché. Un an
exactement. Alors je m'effleure la peau et le reste, caché. Ça sert à rien de
te faire du mal cocotte, me susurre une voix en moi. Je farfouille le tiroir de
ma table de chevet devenue trousse à pharmacie. J'y gobe deux Xanax[1],
mes bonbons roses qui me réchaufferont l'âme. Je scrute du plafond en lambris,
les nœuds, je les relie, je fais un chemin. J'imagine qu'une fourmi amie de la
cigale l'empruntera avec son copain le cafard, celui de Kafka, tous deux
parcourront le tour de mon plafond. La porte d'entrée claque. Je suis à présent
une femme seule, une paresseuse, une nana qui s'occupe de sa petite personne,
le reste elle s'en fout, elle dévie, elle dévisse, elle dérape, elle ignore où
ça la mènera. Elle s'endort la jolie poupée enroulée dans sa couette froissée.
Elle emporte avec elle le tic tac de son réveil orange ramené de Hongrie, seul
souvenir auquel elle tient comme le chat des rues tient à ses parcelles de
jardin.
On sonne. Une
fois. Deux fois. Trois fois. Elle se lève, enfile ses mules roses, elle ouvre
comme ça sans regarder par l'oeil de judas, elle s'en fout. Elle vit comme dans
un rêve, le jour, la nuit. À moitié nue, elle fait face à un jeune homme.
- Quelle heure? miaule-t-elle en faisant
sa féline endormie qui s'étire, - dix
heures, Madame... - Sandra, s'te plait.
Tu veux un café? J'sais plus pourquoi vous'êtes venu... - pour
installer les boitiers anti-incendie...
- Ouais, c'est ça, on peut plus
s'suicider tranquille au gaz, hein mon gars...c'est comment son p'tit
prénom? - Julien, ma... -
Sandra, « sang », plus loin, « draps », tu vois c'est
simple...fais comme chez toi, j'lance un café frais, tu viens le boire quand tu
veux. Y m'excite ce type, je me pavanerai en chemise de nuit tant qui sera là,
y finira par comprendre, j'aime son côté timide. Cafetière, café, souvenirs
encore tièdes du passage de mon mari. Fantôme. - Trop présent, ma parole, je l'vois partout.
Un inconnu chez moi et j'le reçois à moitié débraillée. J'm'en fous. Puis j'ai
la dalle. Bol fumant au subtile mélange noir, biscottes beurrées, confiture de
myrtille. J'allume une clope. J'ouvre la fenêtre de la cuisine. Je regarde l'horizon bouché par des toitures en
pagaille. Je me penche. Regard dans le vide. Un petit mouvement de bascule et
tout serait fini. Corps désarticulé. Mon corps. Je sens qu'il l'épie derrière
moi. Je l'entends respirer. Ma chemise de nuit remontée découvre mes jambes et
bien plus. Ça me plait. Je laisse durer ce plaisir réciproque. Je m'exhibe, il
joue les voyeurs. N'empêche si ma mère me voyait! Je me retourne, lui souris. -
Faut en mettre ici?, lancé-je stupidement comme une grosse gourde de télé
réalité. - Oui, aussi, toujours aux entrées de cuisine...pas trop près de la
cuisinière et des fours. - t'as quel âge?
- Vingt sept. - ça t'plait ce
job? - Faut bien manger... - J'te soule avec mes questions...j'vais m'doucher.
Je lui décoche un regard brûlant, il en lâche son tournevis. Je me baisse
lentement pour le lui ramasser. Il rougit. - Tenez monsieur le technicien coupe
feu... Sous la douche, je n'arrive pas à me calmer. Ça brûle. Et si c'était le
dernier, oui juste le dernier. Après j'arrête les conneries. C'est ça, encore
un et je stoppe. Elle quitte la douche sans prendre la peine de s'essuyer, se
précipite vers la cuisine. Personne. Elle dégouline, elle grelotte. Un mot sur
la table. Un papier griffonné qui lui indique l'adresse web d'un formulaire à
remplir, à renvoyer. Même pas d'au revoir. Salop! Non c'est moi la salope. Dans
le couloir, elle se regarde dans le miroir. Elle est du genre petite bombe,
comme on disait dans la cité où elle a grandi. Il l'a sorti de là pour lui
faire découvrir Paris. Elle a crû que ce serait possible. Fermer la porte à son
passé de trainée. Il a réussi à la rendre heureuse trois années. C'est pas si
mal. Certaines sont larguées au bout de trois semaines. Oui mais voilà, il a
fallu que ça leur arrive à eux, et tout a flanché. Par sa faute...qu'a-t-elle
osé faire...plus jamais ça, plus jamais... Elle dégueule dans le couloir, comme
une vieille chienne fatiguée. Pas prête à changer. Elle se sert un Martini,
l'accompagne de médocs. Elle sait qu'elle sortira, tout à l'heure.
Gilles s'était
levé. Mécaniquement. Il s'était préparé pour le boulot. Tel un robot. Aucune
pensée pour Sabrina. Aucune pensée du tout, du reste. Il n'agit plus vraiment.
Il se laisse porter par les évènements. Il se hâte à tout faire. Il se
débarbouille au lavabo de la cuisine. Il allume la radio. Question d'habitude.
Il étouffe. Il est tant qu'il parte, trop de morts sur les ondes. Il claque la
porte. Au fur et à mesure qu'il dévale les marches, son oppression se dilate.
La rue l'accueille. Il respire enfin. La nuit touche à a fin. L'aurore force un
peu les choses, elle entreprend une action en justice pour grignoter quelques
secondes de lumière en plus. Comme d'habitude, Gilles soupire que ce sera son
dernier levé auprès de Sabrina. Ça le motive. Il court se jeter dans la bouche
de métro qui l'avale tout crû. Une dizaine de stations. Il ressurgit, mal
digéré par les secousses de ce train souterrain qui lui donne de plus en plus
la nausée. Y' a dix ans, ça l'aurait fait rire de penser qu'un jour quelques
stations de métro le rendraient malade, lui qui fréquentait chaque année la
foire du Trône. Quatre ans qu'il n'y a pas foutu les pieds. Il relance ses
bécanes numériques. Il est seul dans ce grand appartement dédié au tout
numérique. Entreprise qui se veut différente. Il croise l'homme de ménage.
Échanges de regards. Rien de plus. Cinq écrans à surveiller, ça laisse pas le
temps de beaucoup bavarder. Et puis des millions de bits d'informations à
rentrer, à extraire. Ça use. Ça désespère. Ça absorbe. Ça liquéfie le cerveau.
Qui ne prend pas de pause voit l'intérieur de son crâne changé en aquarium à
méduses. Le radeau n'est plus très loin. Alors Gilles grille cigarettes sur
cigarettes à chacun de ses arrêts pour éloigner ces corps voilés des océans,
ces corps empoisonnés qui grignotent les méninges. Ces mégots il les écrase
nerveusement sur une bordure devenue si
noire qu'on dirait un cancer en phase terminale. Bombardons la de
rayons, il est encore temps. Après ça sera trop tard. Gilles passait sa matinée
entre écrans aux courbes variantes, balcon des fumeurs, et machine à café
infect. Ça ne cessait pas avec la fin de ses heures de boulot. Non, le midi, il
jouait dans un café comme un gosse face à des écrans qui faisaient défiler des
grands prix. Il poussait l'accélérateur à fond et tant pis les tonneaux, il
s'en foutait. Il aimait cette montée d'adrénaline que lui procurait ces faux
véhicules. Il engloutissait un sandwich. Il errait ici et là. Quand tombait la
pluie sur Paris, il squattait des sex shop. L'un d'entre eux possédait une cave
comme salle de cinéma qui diffusait des films pour adultes. Nuit et jour. Nouvel écran , son dolby stéréo, sièges
confortables, usés. Ça lui arrivait de s'endormir. Il était réveillé par les
incidents érotiques émanant d'une chatte échappée de sa maison. Ça le faisait marrer
de voir tous ces chats miauler, rugir comme des lions. Elle, en redemandait,
des griffures et des décharges animales.
Il retrouvait
les pavés, il marchait jusqu'à pas d'heure. Il finissait dans un troquet où il
refaisait le monde avec des paumés puant l'alcool à dix mètres. Il se disait que
ce serait sa dernière soirée comme ça. Qu'il allait lui parler, c'est
exactement ça... - ce soir...mes amis...je parle à ma femme...
je lui dis que j'en peux plus...ressers moi un cognac chef...que j'en peux plus
de souffrir sa souffrance...qu'elle doit me libérer...qu'elle me doit des
explications sur ses failles...que je veux encore la prendre...la
soulever...mais qu'a-t-elle foutu y'a un an? Il déraillait encore un peu,
finissait dans les chiottes du bar où des femmes infidèles commençaient à affluer.
À leurs sourires, il préférait la fuite. Il rentrait dans la nuit infernale,
les yeux explosés par ces écrans lumineux de partout.
Elle, dormait
sur le canapé, ses vêtements démis et désordonnés, les cheveux en bataille, une
télécommande serrée dans sa main comme un flingue de cow-boy. Elle s'était
trainée de saloons en saloons, sirotant du blanc ici, du rouge la bas. Elle
cherchait l'étalon rare qui lui ferait découvrir Paris à bride à battue.
Malheureusement, elle ne récoltait que des ânes qu'elle faisait braire de
plaisir. - ce s'ra mon dernier et puis
je fous le camp, j'en ai ma claque de tous ces pantins désarticulés des villes.
Ils finissaient
par cuver leur douleur dans leur lit conjugal, côte à côte sans se voir, ni se
toucher, ni s'apercevoir qu'ils tentaient d'échapper à leur histoire.
Sa porte était
restée close depuis. Jamais ouverte. Jamais aérée. Il manquait encore une
lettre en bois à clouer pour que son prénom fut entièrement lisible. Le z était
difficile à trouver. Il faudrait pourtant s'y résoudre à l'ouvrir cette porte
de malheur avait hurlé un soir Gilles après une bagarre au corps à corps avec
Sabrina. Tout prenait une ampleur apocalyptique.
Pourtant le brin
d'amour qui subsistait entre eux encore, allait les rassembler, à nouveau, pour
le pire et pour le meilleur. Ce fut un après midi, Gilles somnolait au fond de
la salle du cinéma. Il fut réveillé par
les couinements d'une grenouille perdue, tombée dans les tréfonds des marais
glauques où des crapauds s'occupaient à la satisfaire sans manquer
d'imagination. Lui Gilles, il allait quitter le lieu lorsqu'il reconnut
l'infidèle grenouille. Sa femme. Sa femme à lui qui se donnait sans vergogne.
Il l'emporta avec lui comme un sac à patates. Elle ne le reconnut pas, criait
qu'on la laisse jouir en paix. Il la sortit au grand jour.
Il la ramena à
la maison. Dans la rue le spectacle donnée par la libellule à moitié nue,
consternait ou faisait rire. Il lui fit prendre une douche froide qui la
réveilla. Il la frotta énergiquement avec une serviette d'hôtel, celui de leur
voyage de noce. Il lui sécha les cheveux. Il la prit par la main, la conduisit
devant la porte close. La clef était dans la serrure. Il en fit un tour. Elle
hurla que non...qu'on avait pas le droit de violer cet endroit... Il en fit un
deuxième tour. Elle voulut l'en empêcher mais ses coups de poing frappaient
dans le vide... Plus de force...elle tomba à genoux...il la releva, la serra
contre lui... - Je t'aime Sabrina...je
t'aime mon amour. Ils sombrèrent dans un baiser passionné. Il ouvrit la porte.
Rien n'avait changé du décors. Mais le petit lit à barreaux restait obstinément
vide. - Il faut tourner la page, mon amour...pour lui, pour nous, pour toi, je
t'en pris... - non, non, non, non...je
ne veux pas...je veux retrouver mon bébé...mon bébé...on peut pas oublier...on
peut pas mon chéri...Gilles, je t'aime, je te demande pardon... - moi aussi mon
amour, moi aussi...c'est fini...tout est fini pour lui...pas pour nous. -
non...c'est pas possible...si tu savais vraiment... - Sabrina, tu n'y es pour
rien...ce rapt...c'est une ignominie...un jour Enzo nous reviendra et on lui expliquera, hein mon bébé? On lui dira qu'on l'aime.
Un an en
arrière... - Bon t'es sûr que c'est
elle? - Tu m'prends pour un nase?.. toute la cité lui est passé d'ssus...elle
faisait payer...et c'est moi qu'arrangeait les coups à elle comme à sa mère, sa
putain de mère...overdose...tant pis pour la trainée...l'autre la jeune, là,
elle m'doit au bas mots cent mille balles, tu piges? J'ai ruminé tout ça en taule... - et
son gosse, après on en fait quoi? - tu poses trop de questions...vendu à prix
d'or pour une famille chinoise...tout ça elle le sait déjà, tu piges? Toi tu
joues le rôle de celui qui enlève le chérubin à sa gentille maman devant
d'autres gentilles mamans...ensuite les pétards pour affoler tout ce beau
monde. Tu vois j'suis pas mauvais, je lui laisserai cinquante mille balles au
cas où son gentil mec la laisse tomber...
- Tiens mon amour, je vais aller te chercher
des framboises, tu les adores, on les mangera ensemble et on fera l'amour...je
veux un autre enfant de toi...j'arrive...
Sabrina n'avait
entendu de ces paroles que ...je veux un autre enfant de toi...elle se
les répéta en boucle. Mais qu'avait-elle fait à Enzo? Comment une mère peut-elle
vendre son enfant...elle avait agi par prudence pour éviter des ennuis à ce bon
Gilles...elle avait agi par perversion, elle en aurait d'autres des enfants,
elle s'en foutait...elle avait agi par peur de son passé, de son histoire au
sein de sa cité...mère toxico à tout et n'importe quoi...filles à louer...elle
aimait ça, sa soeur non, elle s'était barrée... - c'est la dernière fois qu'un
mec me touche, maman...je me barre, tu ne me verras plus jamais... Il y a eu le
prince charmant pour moi, j'étais devenue une Cendrillon...j'avais claqué la
porte au passé...pas fermée à clef, hélas...nos erreurs...nos horreurs...nos
vices nous rattrapent... Et voilà, mon bon samaritain qui me susurre ...je
veux un autre enfant de toi... Je trouve la vue du dehors magnifique à cet
instant où l'espace de la ville respire entre chien et loup...il
comprendra...il me comprendra...il m'aime...que les toits sont beaux tout en
zinc...j'y vois des traces rouges du soleil qui se couche, se cache quelque
part... Sabrina rapproche le tabouret de la fenêtre...elle se déshabille...elle
est sortie du ventre de sa mère nue le corps fripé et sali de traces de sang
pour la première fois, elle veut mourir nue, le corps cassé, désarticulé,
baigné dans une mare de sang rouge amer. Elle enjambe la bordure de la fenêtre
quand Gilles ouvre la porte...elle ne se retournera pas... -
Noooooooooooooooooooooooooon!
Trop tard, le
corps de Sabrina git au milieu de la courette dans une mare de sang...pour la
dernière fois...
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