samedi 2 mai 2015

L'Amour envolé

  Et si c'était la dernière fois...que j'arrêtais d'y penser comme une faute impardonnable...peut être cesserai-je mes conneries... Nous nous aimerions toi, moi, tous les deux, à nouveau. Nous unirions nos corps en un décors unique, un firmament étoilé. Je tends mon bras sur la place que tu occupes dans notre lit. Ta place y est encore toute tiède. Je caresse cet espace où ton corps se trouvait allongé quelques minutes auparavant. Je connais les moindres des bruits qui accompagnent  ton levé. Je les connais par cœur maintenant. Tu l'ignores, bien sûr comme tu ignores que je m'éveille toujours avant toi. Je garde les yeux fermés et j'attends ce moment où tu rejettes la couette d'un geste endormi. Je suis ton parcours sans bouger. Je suis ton corps cerné de brumes douces et sucrées. Tu tâtonnes dans l'obscurité. La lumière de ton cadran numérique t'aide à avancer dans cet itinéraire brouillé par le sommeil qui t'enveloppe encore. Je connais  tes mouvements, par coeur. J'accroche mes pas dans tes pas. Comme si je m'étais levée à mon tour, comme si j'allais te serrer dans mes bras comme cela au hasard, sans prévenir. Tu longes à présent le couloir où dort le grand miroir en forme d'ovale. Tu t'étires, tes os craques, ces gestes, ces bruits, je les reconnais comme si je me fusse trouvée à tes côtés à te devancer pour aller préparer tes tartines de pain grillé. Des mois que je n'ai plus beurré une tartine, ni pour toi, ni pour moi.
Même si tu fermes la porte de la cuisine, je perce encore la vie que tu émets. J'entends bientôt bruisser la radio, les infos du matin sur RTL, tu ne peux pas te passer de les écouter, souvenirs de ton enfance, ton père les écoutait, tu me l'a souvent dit, au début, lorsque nous parlions de tout et de rien, un rien devenait un tout de conversation. Et nous rigolions de ces riens qui prenaient une importance capitale pour nous.
Je me retourne. Sur ton oreiller, taie bleutée, un creux, celui de ton crâne. J'en dessine le contour, ton visage m'apparait comme si tu étais revenu te recoucher, je te murmure des mots comme si notre conversation interrompue reprenait là où elle s'était arrêtée des mois en arrière, si loin derrière nous. Puis je descends lentement, je caresse ton dos, tes fesses. J'aime cela, j'aime profondément cela, c'est une partie de toi invisible que je touche, qui me touche. Je ferme les yeux, je me laisse envahir par cette puissance érotique que je ressens à palper une présence qui n'est plu, mais qui fut présente en lieu et place de ses creux et ses bosses. Des mois que mon mari ne m'a pas touché. Un an exactement. Alors je m'effleure la peau et le reste, caché. Ça sert à rien de te faire du mal cocotte, me susurre une voix en moi. Je farfouille le tiroir de ma table de chevet devenue trousse à pharmacie. J'y gobe deux Xanax[1], mes bonbons roses qui me réchaufferont l'âme. Je scrute du plafond en lambris, les nœuds, je les relie, je fais un chemin. J'imagine qu'une fourmi amie de la cigale l'empruntera avec son copain le cafard, celui de Kafka, tous deux parcourront le tour de mon plafond. La porte d'entrée claque. Je suis à présent une femme seule, une paresseuse, une nana qui s'occupe de sa petite personne, le reste elle s'en fout, elle dévie, elle dévisse, elle dérape, elle ignore où ça la mènera. Elle s'endort la jolie poupée enroulée dans sa couette froissée. Elle emporte avec elle le tic tac de son réveil orange ramené de Hongrie, seul souvenir auquel elle tient comme le chat des rues tient à ses parcelles de jardin.
On sonne. Une fois. Deux fois. Trois fois. Elle se lève, enfile ses mules roses, elle ouvre comme ça sans regarder par l'oeil de judas, elle s'en fout. Elle vit comme dans un rêve, le jour, la nuit. À moitié nue, elle fait face à un jeune homme. -  Quelle heure? miaule-t-elle en faisant sa féline endormie qui s'étire,  - dix heures, Madame...  - Sandra, s'te plait. Tu veux un café? J'sais plus pourquoi vous'êtes venu...  -  pour installer les boitiers anti-incendie...  -  Ouais, c'est ça, on peut plus s'suicider tranquille au gaz, hein mon gars...c'est comment son p'tit prénom?  - Julien, ma...  -  Sandra, « sang », plus loin, « draps », tu vois c'est simple...fais comme chez toi, j'lance un café frais, tu viens le boire quand tu veux. Y m'excite ce type, je me pavanerai en chemise de nuit tant qui sera là, y finira par comprendre, j'aime son côté timide. Cafetière, café, souvenirs encore tièdes du passage de mon mari. Fantôme. -  Trop présent, ma parole, je l'vois partout. Un inconnu chez moi et j'le reçois à moitié débraillée. J'm'en fous. Puis j'ai la dalle. Bol fumant au subtile mélange noir, biscottes beurrées, confiture de myrtille. J'allume une clope. J'ouvre la fenêtre de la cuisine. Je  regarde l'horizon bouché par des toitures en pagaille. Je me penche. Regard dans le vide. Un petit mouvement de bascule et tout serait fini. Corps désarticulé. Mon corps. Je sens qu'il l'épie derrière moi. Je l'entends respirer. Ma chemise de nuit remontée découvre mes jambes et bien plus. Ça me plait. Je laisse durer ce plaisir réciproque. Je m'exhibe, il joue les voyeurs. N'empêche si ma mère me voyait! Je me retourne, lui souris. - Faut en mettre ici?, lancé-je stupidement comme une grosse gourde de télé réalité. - Oui, aussi, toujours aux entrées de cuisine...pas trop près de la cuisinière et des fours. - t'as quel âge?  -  Vingt sept. - ça t'plait ce job? - Faut bien manger... - J'te soule avec mes questions...j'vais m'doucher. Je lui décoche un regard brûlant, il en lâche son tournevis. Je me baisse lentement pour le lui ramasser. Il rougit. - Tenez monsieur le technicien coupe feu... Sous la douche, je n'arrive pas à me calmer. Ça brûle. Et si c'était le dernier, oui juste le dernier. Après j'arrête les conneries. C'est ça, encore un et je stoppe. Elle quitte la douche sans prendre la peine de s'essuyer, se précipite vers la cuisine. Personne. Elle dégouline, elle grelotte. Un mot sur la table. Un papier griffonné qui lui indique l'adresse web d'un formulaire à remplir, à renvoyer. Même pas d'au revoir. Salop! Non c'est moi la salope. Dans le couloir, elle se regarde dans le miroir. Elle est du genre petite bombe, comme on disait dans la cité où elle a grandi. Il l'a sorti de là pour lui faire découvrir Paris. Elle a crû que ce serait possible. Fermer la porte à son passé de trainée. Il a réussi à la rendre heureuse trois années. C'est pas si mal. Certaines sont larguées au bout de trois semaines. Oui mais voilà, il a fallu que ça leur arrive à eux, et tout a flanché. Par sa faute...qu'a-t-elle osé faire...plus jamais ça, plus jamais... Elle dégueule dans le couloir, comme une vieille chienne fatiguée. Pas prête à changer. Elle se sert un Martini, l'accompagne de médocs. Elle sait qu'elle sortira, tout à l'heure.
Gilles s'était levé. Mécaniquement. Il s'était préparé pour le boulot. Tel un robot. Aucune pensée pour Sabrina. Aucune pensée du tout, du reste. Il n'agit plus vraiment. Il se laisse porter par les évènements. Il se hâte à tout faire. Il se débarbouille au lavabo de la cuisine. Il allume la radio. Question d'habitude. Il étouffe. Il est tant qu'il parte, trop de morts sur les ondes. Il claque la porte. Au fur et à mesure qu'il dévale les marches, son oppression se dilate. La rue l'accueille. Il respire enfin. La nuit touche à a fin. L'aurore force un peu les choses, elle entreprend une action en justice pour grignoter quelques secondes de lumière en plus. Comme d'habitude, Gilles soupire que ce sera son dernier levé auprès de Sabrina. Ça le motive. Il court se jeter dans la bouche de métro qui l'avale tout crû. Une dizaine de stations. Il ressurgit, mal digéré par les secousses de ce train souterrain qui lui donne de plus en plus la nausée. Y' a dix ans, ça l'aurait fait rire de penser qu'un jour quelques stations de métro le rendraient malade, lui qui fréquentait chaque année la foire du Trône. Quatre ans qu'il n'y a pas foutu les pieds. Il relance ses bécanes numériques. Il est seul dans ce grand appartement dédié au tout numérique. Entreprise qui se veut différente. Il croise l'homme de ménage. Échanges de regards. Rien de plus. Cinq écrans à surveiller, ça laisse pas le temps de beaucoup bavarder. Et puis des millions de bits d'informations à rentrer, à extraire. Ça use. Ça désespère. Ça absorbe. Ça liquéfie le cerveau. Qui ne prend pas de pause voit l'intérieur de son crâne changé en aquarium à méduses. Le radeau n'est plus très loin. Alors Gilles grille cigarettes sur cigarettes à chacun de ses arrêts pour éloigner ces corps voilés des océans, ces corps empoisonnés qui grignotent les méninges. Ces mégots il les écrase nerveusement sur une bordure devenue si  noire qu'on dirait un cancer en phase terminale. Bombardons la de rayons, il est encore temps. Après ça sera trop tard. Gilles passait sa matinée entre écrans aux courbes variantes, balcon des fumeurs, et machine à café infect. Ça ne cessait pas avec la fin de ses heures de boulot. Non, le midi, il jouait dans un café comme un gosse face à des écrans qui faisaient défiler des grands prix. Il poussait l'accélérateur à fond et tant pis les tonneaux, il s'en foutait. Il aimait cette montée d'adrénaline que lui procurait ces faux véhicules. Il engloutissait un sandwich. Il errait ici et là. Quand tombait la pluie sur Paris, il squattait des sex shop. L'un d'entre eux possédait une cave comme salle de cinéma qui diffusait des films pour adultes. Nuit et jour.  Nouvel écran , son dolby stéréo, sièges confortables, usés. Ça lui arrivait de s'endormir. Il était réveillé par les incidents érotiques émanant d'une chatte échappée de sa maison. Ça le faisait marrer de voir tous ces chats miauler, rugir comme des lions. Elle, en redemandait, des griffures et des décharges animales.
Il retrouvait les pavés, il marchait jusqu'à pas d'heure. Il finissait dans un troquet où il refaisait le monde avec des paumés puant l'alcool à dix mètres. Il se disait que ce serait sa dernière soirée comme ça. Qu'il allait lui parler, c'est exactement ça...  -  ce soir...mes amis...je parle à ma femme... je lui dis que j'en peux plus...ressers moi un cognac chef...que j'en peux plus de souffrir sa souffrance...qu'elle doit me libérer...qu'elle me doit des explications sur ses failles...que je veux encore la prendre...la soulever...mais qu'a-t-elle foutu y'a un an? Il déraillait encore un peu, finissait dans les chiottes du bar où des femmes infidèles commençaient à affluer. À leurs sourires, il préférait la fuite. Il rentrait dans la nuit infernale, les yeux explosés par ces écrans lumineux de partout.
Elle, dormait sur le canapé, ses vêtements démis et désordonnés, les cheveux en bataille, une télécommande serrée dans sa main comme un flingue de cow-boy. Elle s'était trainée de saloons en saloons, sirotant du blanc ici, du rouge la bas. Elle cherchait l'étalon rare qui lui ferait découvrir Paris à bride à battue. Malheureusement, elle ne récoltait que des ânes qu'elle faisait braire de plaisir. -  ce s'ra mon dernier et puis je fous le camp, j'en ai ma claque de tous ces pantins désarticulés des villes.
Ils finissaient par cuver leur douleur dans leur lit conjugal, côte à côte sans se voir, ni se toucher, ni s'apercevoir qu'ils tentaient d'échapper à leur histoire.
Sa porte était restée close depuis. Jamais ouverte. Jamais aérée. Il manquait encore une lettre en bois à clouer pour que son prénom fut entièrement lisible. Le z était difficile à trouver. Il faudrait pourtant s'y résoudre à l'ouvrir cette porte de malheur avait hurlé un soir Gilles après une bagarre au corps à corps avec Sabrina. Tout prenait une ampleur apocalyptique.
Pourtant le brin d'amour qui subsistait entre eux encore, allait les rassembler, à nouveau, pour le pire et pour le meilleur. Ce fut un après midi, Gilles somnolait au fond de la salle du cinéma. Il  fut réveillé par les couinements d'une grenouille perdue, tombée dans les tréfonds des marais glauques où des crapauds s'occupaient à la satisfaire sans manquer d'imagination. Lui Gilles, il allait quitter le lieu lorsqu'il reconnut l'infidèle grenouille. Sa femme. Sa femme à lui qui se donnait sans vergogne. Il l'emporta avec lui comme un sac à patates. Elle ne le reconnut pas, criait qu'on la laisse jouir en paix. Il la sortit au grand jour.
Il la ramena à la maison. Dans la rue le spectacle donnée par la libellule à moitié nue, consternait ou faisait rire. Il lui fit prendre une douche froide qui la réveilla. Il la frotta énergiquement avec une serviette d'hôtel, celui de leur voyage de noce. Il lui sécha les cheveux. Il la prit par la main, la conduisit devant la porte close. La clef était dans la serrure. Il en fit un tour. Elle hurla que non...qu'on avait pas le droit de violer cet endroit... Il en fit un deuxième tour. Elle voulut l'en empêcher mais ses coups de poing frappaient dans le vide... Plus de force...elle tomba à genoux...il la releva, la serra contre lui...  - Je t'aime Sabrina...je t'aime mon amour. Ils sombrèrent dans un baiser passionné. Il ouvrit la porte. Rien n'avait changé du décors. Mais le petit lit à barreaux restait obstinément vide. - Il faut tourner la page, mon amour...pour lui, pour nous, pour toi, je t'en pris...  - non, non, non, non...je ne veux pas...je veux retrouver mon bébé...mon bébé...on peut pas oublier...on peut pas mon chéri...Gilles, je t'aime, je te demande pardon... - moi aussi mon amour, moi aussi...c'est fini...tout est fini pour lui...pas pour nous. - non...c'est pas possible...si tu savais vraiment... - Sabrina, tu n'y es pour rien...ce rapt...c'est une ignominie...un jour Enzo nous reviendra  et on lui expliquera, hein mon bébé?  On lui dira qu'on l'aime.

Un an en arrière... -  Bon t'es sûr que c'est elle? - Tu m'prends pour un nase?.. toute la cité lui est passé d'ssus...elle faisait payer...et c'est moi qu'arrangeait les coups à elle comme à sa mère, sa putain de mère...overdose...tant pis pour la trainée...l'autre la jeune, là, elle m'doit au bas mots cent mille balles, tu piges? J'ai ruminé tout ça en taule...  -  et son gosse, après on en fait quoi?  -  tu poses trop de questions...vendu à prix d'or pour une famille chinoise...tout ça elle le sait déjà, tu piges? Toi tu joues le rôle de celui qui enlève le chérubin à sa gentille maman devant d'autres gentilles mamans...ensuite les pétards pour affoler tout ce beau monde. Tu vois j'suis pas mauvais, je lui laisserai cinquante mille balles au cas où son gentil mec la laisse tomber...

-  Tiens mon amour, je vais aller te chercher des framboises, tu les adores, on les mangera ensemble et on fera l'amour...je veux un autre enfant de toi...j'arrive...
Sabrina n'avait entendu de ces paroles que ...je veux un autre enfant de toi...elle se les répéta en boucle. Mais qu'avait-elle fait à Enzo? Comment une mère peut-elle vendre son enfant...elle avait agi par prudence pour éviter des ennuis à ce bon Gilles...elle avait agi par perversion, elle en aurait d'autres des enfants, elle s'en foutait...elle avait agi par peur de son passé, de son histoire au sein de sa cité...mère toxico à tout et n'importe quoi...filles à louer...elle aimait ça, sa soeur non, elle s'était barrée... - c'est la dernière fois qu'un mec me touche, maman...je me barre, tu ne me verras plus jamais... Il y a eu le prince charmant pour moi, j'étais devenue une Cendrillon...j'avais claqué la porte au passé...pas fermée à clef, hélas...nos erreurs...nos horreurs...nos vices nous rattrapent... Et voilà, mon bon samaritain qui me susurre ...je veux un autre enfant de toi... Je trouve la vue du dehors magnifique à cet instant où l'espace de la ville respire entre chien et loup...il comprendra...il me comprendra...il m'aime...que les toits sont beaux tout en zinc...j'y vois des traces rouges du soleil qui se couche, se cache quelque part... Sabrina rapproche le tabouret de la fenêtre...elle se déshabille...elle est sortie du ventre de sa mère nue le corps fripé et sali de traces de sang pour la première fois, elle veut mourir nue, le corps cassé, désarticulé, baigné dans une mare de sang rouge amer. Elle enjambe la bordure de la fenêtre quand Gilles ouvre la porte...elle ne se retournera pas... - Noooooooooooooooooooooooooon!
Trop tard, le corps de Sabrina git au milieu de la courette dans une mare de sang...pour la dernière fois...





[1]    Médicaments contre l'anxiété 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire