« J'ai honte pour vous ».
« À votre place, j'aurais honte
d'être revenu, après ce que vous avez oser faire ».
« Décidément, il manque pas de
toupet celui-là, de montrer sa face ici ! ».
« Ces gens-là... on aurait dû
les pendre à leur retour ».
Pierre avait pris l'habitude de ne
plus répondre à ces paroles, de ne plus s'indigner, de ne plus répliquer. Il ne
les écoutait même plus. Il aurait voulu ne plus les entendre mais elles étaient
toujours prononcées assez fort, quand il se promenait dans le village, quand il
passait dans la rue, quand il travaillait à l'usine. Depuis son retour, les
regards méprisants et les messes basses étaient quotidiens. Il était un fantôme
que tout le monde évitait soigneusement, mais dévisageait rageusement.
Plus d'une fois il avait voulu
partir de ce lieu qui l'avait vu naître, pour rejoindre une ville où il serait
devenu inconnu, ignoré, ou apprécié peut-être. Il ne supportait plus cette vie
de chien, sans reconnaissance mais pleine de calomnies qu'il ne méritait pas.
Plus d'une fois il avait voulu tout plaquer, impuissant et fou face à l'opinion
de la masse.
Chaque fois, Simone l'avait
dissuadé. « Si tu pars, disait-elle, tu leur donnes raison. C'est comme
reconnaître tes tords. Tu es innocent, la vérité finiras par éclater. Continue
d'y croire. Les archives des Allemands vont refaire surface un jour et on verra
bien que tu n'étais pas la taupe ». Et chaque jour, elle allait
courageusement faire son marché, affrontant les quolibets des femmes bien pensantes.
À vingt-neuf ans, avec quelques uns
de ses amis d'enfance, il s'était engagé dans la Résistance. Dans leur région,
les maquisards étaient nombreux et les sabotages allaient bon train. Les
Allemands étaient sur les dents et n'hésitaient pas à prendre des otages pour
obtenir des dénonciations ou à arrêter au hasard pour obtenir des
renseignements.
Un matin à l'aube, Pierre, Jean,
Gilbert, André et quelques autres furent cueillis au réveil. Personne ne sut
qui les avait trahi, ni comment les Allemands les avaient trouvés. Ils furent
trimballés de camps en camps, dans des wagons à bestiaux, pendant des jours.
Enfin, ils échouèrent à Auschwitz.
Pierre ne comprit jamais comment il
avait réussi à survivre, lui qui n'était ni plus fort, ni plus costaud que
d'autres, ni plus malin non plus. Pourtant il survécut. Tandis que les autres,
petit à petit, avaient été terrassés par le froid, la gangrène ou le désespoir.
Il survécut aux tâches titanesques, à la faim, à la mort.
Comme les autres, il avait pensé au
moment où il rentrerait. S'il rentrait. Ce moment où il reverrait Simone, ses
parents, sa maison, son village. Il était au moins sûr qu'ils étaient plus en
sécurité là-bas, qu'ils s'en sortaient bien.
Après la capitulation de
l'Allemagne, il avait quitté le camp de l'horreur. De Jean, Gilbert, André et
de tous les autres hommes du village, il était le dernier. Il était affaibli,
ne pesait plus qu'une quarantaine de kilos mais la perspective de revoir
Simone, ses parents, sa maison et son village lui avait redonné de l'énergie.
Cette liberté et la fin de cette guerre qu'ils avaient tant attendues dans ce
camps étaient enfin arrivées. Il n'y avait plus que lui pour voir ce jour
heureux.
Après des jours de voyage, des
heures de trains, d'attente et de marche à pied, il était arrivé un soir à la
gare de son village. Personne ne l'y attendait. Il aurait dû s'en douter, après
tout, le service postal n'avait pas dû être totalement remis en place et sa
lettre n'était sans doute pas encore arrivée. Il avait pris sa valise à la main
et s'était mis en marche. Ses parents avaient une petite maison au centre du
village, une petite maison en pierre, avec une avancée en bois pour les soirées
d'été, une petite maison dont l'emplacement laissait maintenant place à un trou
béant.
Pierre n'avait jamais imaginé qu'il
arrivât quelque chose à ses parents pendant son absence, encore moins qu'un
obus touchât la maison. Il n'avait pas pensé que la guerre continuait ici et
que les combats faisaient des victimes. Il avait pensé naïvement que rien ne
pouvait être pire que le camp, que la guerre s'était éloignée pour ses proches.
Que tout était mieux dehors.
Désemparé, il avait tenté de trouver
refuge chez un ami d'enfance, François, un des rares à n'avoir pas été arrêté
avec eux. Ce dernier ne l'avait pas reconnu tout de suite puis avait semblé
hésiter à lui ouvrir la porte. Son accueil avait été glacial. Il lui avait
expliqué rapidement que ses parents étaient décédés le jour où l'obus était
tombé, que Simone était repartie vivre chez ses parents, dans le village
voisin, en attendant son retour, qu'il pouvait l'héberger pour la nuit mais
qu'il devrait partir vite le lendemain matin pour ne pas déranger sa femme et
ses enfants.
Le lendemain, Pierre était reparti
de chez son hôte sans même l'apercevoir. Il avait senti qu'il n'était pas le
bienvenu et se demandait ce qu'avait vécu le village pendant son absence, pour
que son propre ami le traite comme un étranger. L'hostilité dont avait fait
preuve à son égard François se retrouvait dans l'attitude que les autres
villageois lui manifestaient quand il se présentait à eux.
Simone fut la seule à ne pas se
détourner de lui. Elle l'avait attendue tout ce temps, tout en aidant le maquis
qui s'était reformé quelques villages plus loin. « Les gens pensent que tu
es le traître, Pierre, lui avait-elle expliqué. Tu es le seul qui est revenu.
Ils sont persuadés qu'en contrepartie des renseignements que tu leur as
fournis, les Boches t'ont fait un traitement de faveur et c'est pour ça que tu
serais vivant aujourd'hui. Pour eux, tu es un collabo. Tu ne peux pas avoir
vécu des choses aussi horribles qu'on le dit dans ce camp, sinon tu ne serais
jamais ressorti vivant. C'est ça qu'ils disent ici. Ils le pensent presque
tous. »
Pierre tenta de mille façon de
prouver son innocence et parla de ce qu'il avait vécu dans le camp. Comment
tous les camarades étaient tombés, les conditions dans lesquelles ils avaient
tenté de survivre. Personne ne voulut l'écouter, personne ne voulut entendre
les détails. D'après certains, il devait déjà s'estimer heureux qu'on ne le
pende pas après ce qu'il avait fait, alors qu'il se taise. Tout le village
était contre lui, ou ceux qui le croyaient innocent se fondaient dans la masse
pour être tranquilles. Ils avaient besoin d'un coupable. Il était vivant,
c'était bien assez comme preuve de sa culpabilité.
Pierre tenta de reconstruire sa vie,
d'aller de l'avant. Il fut embauché dans la nouvelle usine de textile. Aucun de
ses collègues ne lui adressait la parole s'il n'y avait pas d'obligation
professionnelle. Personne ne se proposa pour l'aider à reconstruire la maison
de ses parents. Il passait ses journées en solitaire, regrettant d'avoir réussi
à rentrer, de n'être pas resté avec les autres.
Simone fut la béquille qui l'empêcha
de flancher quand la douleur et la solitude le frappaient. Elle consacrait son
temps à chercher comment innocenter son mari, harcelait les autorités pour
avoir accès aux archives allemandes. La vérité allait éclater un jour, ce
n'était qu'une question de temps, il fallait être patient : la vérité se
sait toujours. Elle cachait à son mari ses moments de désespoirs et de doutes,
ne lui présentait qu'une figure forte et optimiste. Elle remerciait le hasard
qui n'avait pas permis qu'elle ait un enfant, un être innocent et fragile qui
aurait aussi subi la méchanceté de
l'être humain.
Les années passaient, le couple
restait soudé contre l'animosité de la communauté. Mais la vie quotidienne
devenait de plus en plus dure. Simone marchait ainsi jusqu'au village de ses
parents pour faire les courses, les commerçants n'acceptant plus de la servir.
Pierre avait de plus en plus de mal
à supporter la solitude et l'ostracisme dont il était victime. Un soir, fatigué
et à bout de nerfs, il cogna un voisin qui l'avait traité de collabo. Aussitôt
cinq autres hommes lui tombèrent dessus, heureux d'avoir enfin un prétexte pour
le passer à tabac. Simone le garda au lit pendant deux semaines.
À son retour à l'usine, les regards
pesaient lourd sur son dos. Il se sentit épuisé, vidé de toute volonté de se
battre encore et encore. Un matin, Simone le retrouva sans vie, pendant à une
poutre en chêne du salon.
Un jour, François vint voir la veuve
de son ancien ami. Il semblait perturbé et contrit.
« Ne me ferme pas la porte au
nez, Simone. Je sais que ton mari était innocent. J'ai trouvé la preuve. Je
viens de la découvrir. Laisse-moi t'expliquer. Laisse-moi entrer et allons nous
asseoir, s'il te plaît. Écoute-moi, s'il te plaît.
Tu te rappelles, déjà avant la
guerre, je faisais partie de mouvements communistes. Oui ça a un lien avec
Pierre, laisse-moi développer je t'en prie. Du coup, très vite après le début
de la guerre, j'ai filé des petits coups de main à droite à gauche pour les
prémisses de la résistance. Rien de bien méchant, ni de très risqué. Passer une
lettre par-ci par-là, dégonfler les vélos des Boches... Un jour, un soldat m'a
quand même arrêté. Il n'avait pas réellement de raison, il voulait surtout
affirmer son autorité et celle de son gouvernement. Montrer qui décidait à
présent. Évidemment je n'avais rien à leur dire, rien d'intéressant. Mais je
leur ai tenu tête avec insolence et ironie. J'étais jeune et bête, comme on
dit. Je ne me rendais pas compte de la réalité du danger que j'encourais alors.
Ils ont fini par me lâcher, déçus.
Et le coq que j'étais a pu parader plein de fierté. J'étais sorti vivant, et
sans trop d'égratignures, de chez les boches.
Enfin, je me suis quand même fait discret quelques temps pour ne pas compromettre
mes camarades, avant de m'engager totalement quelques mois plus tard. C'est moi
qui ais incité Pierre, Gilbert, Jean et André à nous joindre. Je savais qu'on
pouvait leur faire confiance, qu'ils étaient prêts à tout pour le pays.
Trois ans après l'incident, le même
boche que celui qui m'avait arrêté m'a croisé de nouveau. Il n'avait vraiment
pas apprécié mon air effronté, s'était souvenu de mon visage et m'avait
reconnu, malgré la moustache que je portais à présent. Il m'a pisté pendant des
semaines, le temps de tout découvrir sur notre maquis, d'apprendre quelles
étaient nos habitudes, nos planques, nos caches et qui étaient nos hommes.
Tu te demandes comment je sais tout.
J'ai lu tout cela dans les archives de la Gestapo auxquelles j'ai pu accéder
grâce à un ami. J'ai vu les rapports signés de cet Ernst Hartmann.
La matin où il les ont arrêtés
j'étais auprès de Jeanine, elle venait de mettre au monde notre premier fils,
Henri. J'ai échappé à la rafle par hasard. J'ai été l'instrument de la trahison
mais je m'en suis sorti, Simone. Je ne sais pas pourquoi j'y ai échappé même
après... Ils sont morts à cause de moi, je suis le traître. Et Pierre était
innocent. »
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