- J'ai honte de te le dire comme ça mais, j'ai décidé de fumer !
Maguy resta interdite. Habituellement, la bonne résolution du Nouvel An,
numéro « un » depuis des décennies et des décennies, sur la liste des
souhaits qui ne seraient pas tenus, concernait justement l'arrêt de la
cigarette. Et pas le contraire. Elle regarda Ted avec des yeux ronds.
- Ou alors de lire une trilogie, continua tranquillement Ted qui était
ravi de son petit effet.
- Ouf, je préfère ça !
- Tu as des ouvrages à me recommander ?
- Je te conseille Millénium, Autre Monde ou alors la trilogie
animalière de Pancol.
- Le truc avec les crocodiles et les tortues ?
- Oui, c'est bien ça. Et pour clore la trilogie, il est question
d'écureuils. C'est léger, ça se lit facilement et puis le personnage de
Joséphine est écrivain. Je ne t'en dis pas plus mais je pense que ça devrait te
plaire.
- Je te suis. Et toi, bonne résolution pour cette nouvelle année ?
- Arrêter de fumer, répondit-elle en tirant sur sa taffe.
- Et une que tu pourras tenir ?
- Rattraper toutes les séries télévisées que j'ai manquées.
- Et ça fait combien tout ça ?
- Je me limiterai aux séries dont le titre commence par la lettre D.
Maguy enchaîna donc avec Dexter,
Dawson, Dynastie, Desperate Housewives, Drop Dead Diva, Damages
sans oublier le Docteur House. Il y
avait de quoi s’occuper au minimum deux ans. Elle n’arrivera peut-être pas à
regarder toutes ces séries et à réaliser son vœu, pensa Ted. Enfin vive la
diffusion en continu sur Internet.
- Pour t’aider un petit peu dans ton souhait d'arrêter de fumer,
pourrais-je te demander de me filer une clope ? Ce sera toujours une de
moins pour toi, dit-il en riant.
Maguy lui donna très gentiment une cigarette qu'il s'empressa de mettre
au fond de sa poche. La pause étant finie, ils retournèrent à leurs tâches
respectives. Plus tard, Ted envoya un courriel à la bibliothèque pour demander
qu'on lui réserve une trilogie parmi la liste qu'il avait notée, n'importe
laquelle du moment que les trois ouvrages seraient disponibles. Il eut une
réponse quasi immédiate l’invitant à prendre le premier tome de Pancol.
Après le boulot, il s’y rendit pour amorcer la promesse littéraire qu’il
s’était faite pour l'année. De retour chez lui, il entra dans le livre avec
délices, et comme il lui plaisait bien, il décida de l'emporter au travail le
lendemain. Mine de rien, il s'était rapidement attaché aux personnages et
attendait avec impatience la pause-déjeuner pour lire la suite. Maguy lui avait
gardé une place à table et tout fier, il lui annonça qu'il avait commencé la
lecture du livre.
- Et tu en es où ?
- Quand elle rend visite à sa soeur à la clinique.
- STOP ! s'écria Maguy. Ça, c'est dans le deuxième, c'est celui des
« tortues » que tu es en train de lire.
- Mince, ils se sont plantés à la bibliothèque.
- Tu t'es arrêté à quelle page ?
- Cinquante
- Ouf, et donc tu sais pour l’identité de l'auteure du roman ?
- Ben oui.
- C'est pas trop grave.
- Je vais les rappeler et on va arranger ça.
- Et tu leur demandes bien les « crocodiles » ! Pas les
« tortues » et encore moins les « écureuils ».
- D'accord les crocos !
Maguy se lança dans un numéro chanté de la fameuse comptine « Ah les crocro-cos, les crocro-cos, les
crocodiles, sur les bords du Nil ont disparu, n'en parlons plus ! »
devant un parterre de collègues médusés et un Ted hilare. Au moins elle était
sûre qu’il ne pourrait pas se tromper avec un moyen mnémotechnique pareil.
Après avoir appelé la bibliothèque, attendu le courriel de confirmation où le
mot « crocodile » était bien présent dans le titre, Ted y retourna
deux jours plus tard. L'équipe sur place commença à chercher, à chercher et à
chercher encore le fameux ouvrage. Quelqu'un avait-il dévoré le livre ?
Les crocodiles étaient-ils repartis dans la mangrove ? Rien à faire, le
livre n'était pas là !
- Je ne comprends pas, l'ordinateur indique, allez savoir pourquoi, que
votre réservation se trouve à « Bellefleur ». Elle ferme bientôt mais
si vous partez tout de suite, ce sera jouable.
- D'accord.
Ted partit sur-le-champ en quête de ce livre voyageur ; il
connaissait de réputation cette bibliothèque spécialisée pour l’essentiel dans
la littérature Jeunesse. À l’accueil l’attendaient une jeune brunette et une
black, une blonde près de la retraite sans doute leur chef. Ted ne put
s'empêcher de faire le parallèle, non pas avec « Drôles de Dames »
mais avec Brenda, Lili et Babette de l'anime « Capitaine
Caveeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeerne »
- Bonjour, vous êtes nouveau ? lui demanda Brenda.
- Oui et non. Je dépends de la bibliothèque « Europa » et un
des livres que j'ai réservés n'est pas arrivé chez eux.
- On va voir ça. Je peux avoir votre carte ?
- Un jus d'orange et des biscuits vous feraient-ils plaisir en attendant
la recherche, proposa Lili la jolie black.
- Quel gentil accueil, je reviendrai. Avec plaisir. Merci.
- Babette, je ne comprends pas. L'ordinateur m'indique que « Les yeux jaunes des crocodiles »
est à « Europa » et pas chez nous. Il y a eu un transfert ce matin.
- Il est 17h30, dit Lili. Si vous voulez, je vais le prendre chez nos
collègues du centre-ville.
- Merci mais il ne faut pas vous déranger.
- C'est vrai qu'aller au centre maintenant, tu es certaine de te
retrouver dans les bouchons, souligna Babette. Attendez, je leur téléphone.
Allô Ulrich, c’est Elisabeth. Écoute, je suis avec Monsieur Ted et ce matin,
vous avez oublié de transférer un livre. Comment ça tu n'as pas le temps ?
C’est quoi cette histoire de volets ?
- Monsieur Ted, permettez que je m'occupe d’autres personnes qui
attendent leur tour, dit Brenda.
- Mais oui, pas de souci, je patiente.
- Ulrich, fermer les volets te prendra cinq minutes, alors s’il te plaît,
tu regardes où se trouve ce livre et tu me l’apportes fissa. Le temps que tu me
dises que tu n'avais pas le temps, tu l’aurais déjà trouvé. Ça fait cinq
minutes que M. Ted attend. Allez hop sinon je vais me fâcher… Okay, laisse
tomber, va t’occuper de tes fichus volets et passe-moi Jean-Marc.
- J’aurais mieux fait d'y aller, soupira Lili.
- Je vais faire un petit tour dans vos rayonnages en attendant, dit
gentiment Ted.
- Il est charmant, il est patient, il est courtois. Moi j'aurais déjà
gueulé, s’énervait Babette au téléphone qui avait expliqué l’objet de son
appel.
Ted lui montra un livre qu’il avait
attrapé au hasard et qui était vraiment de circonstance.
- Et en plus, il ne manque pas d'humour. Il est en train de me montrer un
livre avec un titre tout à fait approprié : « Un homme parfait ». Bon Jean-Marc, tu vas voir dans la
caissette ? Ça fait 20 minutes qu’il est là à patienter.
Ted esquissa un sourire - l'horloge indiquait 17h37 - et pendant ce
temps-là, les adhérents continuaient à entrer et sortir avec des livres en
main. Un jeune homme en tenue sportive fit son apparition et alla embrasser
Brenda la brunette. C'était sans nul doute son petit copain. Elle lui fit signe
qu'il pouvait lire tranquillement le journal « L’équipe ».
- Non, Jean-Marc, le titre exact, c’est avec des
« crocodiles ». Je ne t'ai jamais parlé de chèvres et encore moins
d'écureuils. Comment ça, il n'y a pas de livre ?
Ted en attendant faisait l'accueil, proposait jus d'orange et biscuits
aux arrivants tandis que Brenda et Lili enregistraient les livres et les
rangeaient dans les rayons.
- Moi aussi, je voudrais partir en week-end, fulminait Babette. Écoute,
depuis trois quarts d'heure ce Monsieur Ted attend (l'horloge affichait 17h40),
il ne part pas sans son livre. Ce Monsieur Ted est un gentleman. Oui, au nom de
Monsieur Ted. La réservation est bien sous le nom de Monsieur Ted. T-E-D avec
un T comme Ted !
Toutes les personnes présentes connaissaient maintenant son identité, il
aurait été impossible de dire le contraire et ce n'est pas sans malice que
celles qui partaient, saluaient leurs bibliothécaires habituelles
« et » M. Ted. Certainement un nouveau !
- Non, Jean-Marc ! Les caissettes ne peuvent pas être vides puisque
ce livre il ne l’a pas. Non M. Ted ne l'a pas, sinon je ne t'appellerais pas.
Tu te débrouilles, tu me le trouves.
Il fallait détendre l'atmosphère et Ted proposa avec le sourire le marché
suivant : s'il n'avait pas demain l'ouvrage désiré, Ulrich et Jean-Marc lui
offriraient ainsi qu'à l'équipe ici présente une bonne bouteille.
- On signe, s’écrièrent Brenda et Lili.
Et Ted ajouta que tous les livres présents dans cette bibliothèque
deviendraient sa propriété.
- OK Boss, répondit le fiancé de Brenda qui avait lâché « L’équipe ». Patron,
il est l'heure,
on peut s’en aller ?
- Vous pouvez y aller les enfants, répondit Ted en jouant le jeu.
- Jean-Marc, toi, tu ne trouverais pas de sel, même dans la mer Morte.
Laisse tomber. Pars en week-end, file un coup de main à Ulrich avec ces foutus
volets et n'oublie pas de revenir avec une bouteille sinon ça va barder pour
vos matricules.
Et elle raccrocha, énervée, tandis que Brenda et son sportif de petit ami
quittaient la salle.
- J'ai pas dit mon dernier mot. J’appelle Catherine.
- Qui est Catherine ? demanda Ted
- C'est la chef d'Ulrich et Jean-Marc, répondit Lili.
- C'est très gentil à vous mais il s’agit seulement d’un livre ! Ce
serait un transport d'organes, je comprendrais mais…
- Mais rien du tout ! Catherine, ma chérie, c’est Babette.
Et elle lui expliqua le problème tout en précisant que ça faisait 1h30
que M. Ted attendait. Elle mentait d'une petite demi-heure. 30 secondes après,
Catherine annonçait que les caissettes étaient vides mais qu'elle avait trouvé
le livre. Il avait tout simplement glissé parmi deux d’entre elles et était
visible comme le nez au milieu de la figure. Dommage pour la bouteille et la
propriété des livres, pensa Ted mais demain il irait à « Sa »
bibliothèque où l'attendrait son premier volume.
- Tout est bien qui finit bien, dit Lili en avalant les derniers petits
gâteaux qui restaient.
- Merci à vous d'avoir insisté.
- Mais ce n’est rien. Ce fut un grand plaisir mais pour plus de sécurité,
voilà mon numéro de cellulaire. S’il y a le moindre souci, vous n'hésitez pas à
téléphoner.
- On rêverait d'avoir des adhérents tels que vous. Ils en ont de la
chance à « Europa ». Vous ne voulez pas demander votre transfert chez
nous ?
- Non car j’ai la chance d'avoir maintenant deux bibliothèques. J'en
profite pour prendre ce très bel ouvrage illustré sur le pouvoir des plantes et
ce manga sur l'Alsace. J'ai eu tout le temps de fouiller dans vos rayons.
- Vraiment vous êtes gentil et très patient. Catherine m'a promis qu'il
serait livré demain matin à « Europa » sinon elle enverra Ulrich et
Jean-Marc à la recherche du diable en train de vendre des crêpes quelque part
sur Terre.
- J'espère que le bouquin vaut le coup. Au plaisir Mesdames.
- À bientôt M. Ted.
- Ted, ça suffit amplement !
***
Le lendemain, - il avait passé une très, très, très mauvaise journée
- pratiquement à l’heure de la
fermeture, Ted retrouva sa bibliothèque avec son équipe.
- On nous a prévenus pour hier. Quel pataquès. Enfin vous verrez, le
livre est sympa.
- En plus, les autres réservations que vous avez faites, sont arrivées
aussi sans problème. Mme ROESCH a réservé le dernier tome, celui des
« écureuils ». Dès qu'elle l’aura terminé, je vous le mets de côté
puisque vous avez déjà celui des « tortues ».
- Mme ROESCH ? demanda Ted.
- Oups, je n'aurais pas dû vous dire son nom.
- Disons que je n'ai rien entendu, dit-il en souriant.
Ted embarqua tous les livres et les mit au fond de son sac. Arrivé chez
lui, il étala les ouvrages et … Encore un mauvais échange ! Il avait en sa
possession l’exemplaire de Mme ROESCH, le dernier de la trilogie « Les écureuils sont tristes à Central
Park ». Trop tard pour retourner là-bas, la bibliothèque était déjà
fermée.
Il se laissa choir dans son canapé, exténué. « Mal barré » pour
la bonne résolution de lire une trilogie cette année, se dit-il furieux. Mais
faut s’faire une raison, n’est-ce pas… Merci Maguy »… et tira une lente et
délectable bouffée de sa première cigarette.
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