samedi 2 mai 2015

Bonnes résolutions

- J'ai honte de te le dire comme ça mais, j'ai décidé de fumer !
Maguy resta interdite. Habituellement, la bonne résolution du Nouvel An, numéro « un » depuis des décennies et des décennies, sur la liste des souhaits qui ne seraient pas tenus, concernait justement l'arrêt de la cigarette. Et pas le contraire. Elle regarda Ted avec des yeux ronds.
- Ou alors de lire une trilogie, continua tranquillement Ted qui était ravi de son petit effet.
- Ouf, je préfère ça !
- Tu as des ouvrages à me recommander ?
- Je te conseille Millénium, Autre Monde ou alors la trilogie animalière de Pancol.
- Le truc avec les crocodiles et les tortues ?
- Oui, c'est bien ça. Et pour clore la trilogie, il est question d'écureuils. C'est léger, ça se lit facilement et puis le personnage de Joséphine est écrivain. Je ne t'en dis pas plus mais je pense que ça devrait te plaire.
- Je te suis. Et toi, bonne résolution pour cette nouvelle année ?
- Arrêter de fumer, répondit-elle en tirant sur sa taffe.
- Et une que tu pourras tenir ?
- Rattraper toutes les séries télévisées que j'ai manquées.
- Et ça fait combien tout ça ?
- Je me limiterai aux séries dont le titre commence par la lettre D.
Maguy enchaîna donc avec Dexter, Dawson, Dynastie, Desperate Housewives, Drop Dead Diva, Damages sans oublier le Docteur House. Il y avait de quoi s’occuper au minimum deux ans. Elle n’arrivera peut-être pas à regarder toutes ces séries et à réaliser son vœu, pensa Ted. Enfin vive la diffusion en continu sur Internet.
- Pour t’aider un petit peu dans ton souhait d'arrêter de fumer, pourrais-je te demander de me filer une clope ? Ce sera toujours une de moins pour toi, dit-il en riant.
Maguy lui donna très gentiment une cigarette qu'il s'empressa de mettre au fond de sa poche. La pause étant finie, ils retournèrent à leurs tâches respectives. Plus tard, Ted envoya un courriel à la bibliothèque pour demander qu'on lui réserve une trilogie parmi la liste qu'il avait notée, n'importe laquelle du moment que les trois ouvrages seraient disponibles. Il eut une réponse quasi immédiate l’invitant à prendre le premier tome de Pancol.
Après le boulot, il s’y rendit pour amorcer la promesse littéraire qu’il s’était faite pour l'année. De retour chez lui, il entra dans le livre avec délices, et comme il lui plaisait bien, il décida de l'emporter au travail le lendemain. Mine de rien, il s'était rapidement attaché aux personnages et attendait avec impatience la pause-déjeuner pour lire la suite. Maguy lui avait gardé une place à table et tout fier, il lui annonça qu'il avait commencé la lecture du livre.
- Et tu en es où ?
- Quand elle rend visite à sa soeur à la clinique.
- STOP ! s'écria Maguy. Ça, c'est dans le deuxième, c'est celui des « tortues » que tu es en train de lire.
- Mince, ils se sont plantés à la bibliothèque.
- Tu t'es arrêté à quelle page ?
- Cinquante
- Ouf, et donc tu sais pour l’identité de l'auteure du roman ?
- Ben oui.
- C'est pas trop grave.
- Je vais les rappeler et on va arranger ça.
- Et tu leur demandes bien les « crocodiles » ! Pas les « tortues » et encore moins les « écureuils ».
- D'accord les crocos !
Maguy se lança dans un numéro chanté de la fameuse comptine « Ah les crocro-cos, les crocro-cos, les crocodiles, sur les bords du Nil ont disparu, n'en parlons plus ! » devant un parterre de collègues médusés et un Ted hilare. Au moins elle était sûre qu’il ne pourrait pas se tromper avec un moyen mnémotechnique pareil. Après avoir appelé la bibliothèque, attendu le courriel de confirmation où le mot « crocodile » était bien présent dans le titre, Ted y retourna deux jours plus tard. L'équipe sur place commença à chercher, à chercher et à chercher encore le fameux ouvrage. Quelqu'un avait-il dévoré le livre ? Les crocodiles étaient-ils repartis dans la mangrove ? Rien à faire, le livre n'était pas là !
- Je ne comprends pas, l'ordinateur indique, allez savoir pourquoi, que votre réservation se trouve à « Bellefleur ». Elle ferme bientôt mais si vous partez tout de suite, ce sera jouable.
- D'accord.
Ted partit sur-le-champ en quête de ce livre voyageur ; il connaissait de réputation cette bibliothèque spécialisée pour l’essentiel dans la littérature Jeunesse. À l’accueil l’attendaient une jeune brunette et une black, une blonde près de la retraite sans doute leur chef. Ted ne put s'empêcher de faire le parallèle, non pas avec « Drôles de Dames » mais avec Brenda, Lili et Babette de l'anime « Capitaine Caveeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeerne »
- Bonjour, vous êtes nouveau ? lui demanda Brenda.
- Oui et non. Je dépends de la bibliothèque « Europa » et un des livres que j'ai réservés n'est pas arrivé chez eux.
- On va voir ça. Je peux avoir votre carte ?
- Un jus d'orange et des biscuits vous feraient-ils plaisir en attendant la recherche, proposa Lili la jolie black.
- Quel gentil accueil, je reviendrai. Avec plaisir. Merci.
- Babette, je ne comprends pas. L'ordinateur m'indique que « Les yeux jaunes des crocodiles » est à « Europa » et pas chez nous. Il y a eu un transfert ce matin.
- Il est 17h30, dit Lili. Si vous voulez, je vais le prendre chez nos collègues du centre-ville.
- Merci mais il ne faut pas vous déranger.
- C'est vrai qu'aller au centre maintenant, tu es certaine de te retrouver dans les bouchons, souligna Babette. Attendez, je leur téléphone. Allô Ulrich, c’est Elisabeth. Écoute, je suis avec Monsieur Ted et ce matin, vous avez oublié de transférer un livre. Comment ça tu n'as pas le temps ? C’est quoi cette histoire de volets ?
- Monsieur Ted, permettez que je m'occupe d’autres personnes qui attendent leur tour, dit Brenda.
- Mais oui, pas de souci, je patiente.
- Ulrich, fermer les volets te prendra cinq minutes, alors s’il te plaît, tu regardes où se trouve ce livre et tu me l’apportes fissa. Le temps que tu me dises que tu n'avais pas le temps, tu l’aurais déjà trouvé. Ça fait cinq minutes que M. Ted attend. Allez hop sinon je vais me fâcher… Okay, laisse tomber, va t’occuper de tes fichus volets et passe-moi Jean-Marc.
- J’aurais mieux fait d'y aller, soupira Lili.
- Je vais faire un petit tour dans vos rayonnages en attendant, dit gentiment Ted.
- Il est charmant, il est patient, il est courtois. Moi j'aurais déjà gueulé, s’énervait Babette au téléphone qui avait expliqué l’objet de son appel.
 Ted lui montra un livre qu’il avait attrapé au hasard et qui était vraiment de circonstance.
- Et en plus, il ne manque pas d'humour. Il est en train de me montrer un livre avec un titre tout à fait approprié : «  Un homme parfait ». Bon Jean-Marc, tu vas voir dans la caissette ? Ça fait 20 minutes qu’il est là à patienter.
Ted esquissa un sourire - l'horloge indiquait 17h37 - et pendant ce temps-là, les adhérents continuaient à entrer et sortir avec des livres en main. Un jeune homme en tenue sportive fit son apparition et alla embrasser Brenda la brunette. C'était sans nul doute son petit copain. Elle lui fit signe qu'il pouvait lire tranquillement le journal « L’équipe ».
- Non, Jean-Marc, le titre exact, c’est avec des « crocodiles ». Je ne t'ai jamais parlé de chèvres et encore moins d'écureuils. Comment ça, il n'y a pas de livre ?
Ted en attendant faisait l'accueil, proposait jus d'orange et biscuits aux arrivants tandis que Brenda et Lili enregistraient les livres et les rangeaient dans les rayons.
- Moi aussi, je voudrais partir en week-end, fulminait Babette. Écoute, depuis trois quarts d'heure ce Monsieur Ted attend (l'horloge affichait 17h40), il ne part pas sans son livre. Ce Monsieur Ted est un gentleman. Oui, au nom de Monsieur Ted. La réservation est bien sous le nom de Monsieur Ted. T-E-D avec un T comme Ted !
Toutes les personnes présentes connaissaient maintenant son identité, il aurait été impossible de dire le contraire et ce n'est pas sans malice que celles qui partaient, saluaient leurs bibliothécaires habituelles « et » M. Ted. Certainement un nouveau !
- Non, Jean-Marc ! Les caissettes ne peuvent pas être vides puisque ce livre il ne l’a pas. Non M. Ted ne l'a pas, sinon je ne t'appellerais pas. Tu te débrouilles, tu me le trouves.
Il fallait détendre l'atmosphère et Ted proposa avec le sourire le marché suivant : s'il n'avait pas demain l'ouvrage désiré, Ulrich et Jean-Marc lui offriraient ainsi qu'à l'équipe ici présente une bonne bouteille.
- On signe, s’écrièrent Brenda et Lili.
Et Ted ajouta que tous les livres présents dans cette bibliothèque deviendraient sa propriété.
- OK Boss, répondit le fiancé de Brenda qui avait lâché « L’équipe ». Patron,
il est l'heure, on peut s’en aller ?
- Vous pouvez y aller les enfants, répondit Ted en jouant le jeu.
- Jean-Marc, toi, tu ne trouverais pas de sel, même dans la mer Morte. Laisse tomber. Pars en week-end, file un coup de main à Ulrich avec ces foutus volets et n'oublie pas de revenir avec une bouteille sinon ça va barder pour vos matricules.
Et elle raccrocha, énervée, tandis que Brenda et son sportif de petit ami quittaient la salle.
- J'ai pas dit mon dernier mot. J’appelle Catherine.
- Qui est Catherine ? demanda Ted
- C'est la chef d'Ulrich et Jean-Marc, répondit Lili.
- C'est très gentil à vous mais il s’agit seulement d’un livre ! Ce serait un transport d'organes, je comprendrais mais…
- Mais rien du tout ! Catherine, ma chérie, c’est Babette.
Et elle lui expliqua le problème tout en précisant que ça faisait 1h30 que M. Ted attendait. Elle mentait d'une petite demi-heure. 30 secondes après, Catherine annonçait que les caissettes étaient vides mais qu'elle avait trouvé le livre. Il avait tout simplement glissé parmi deux d’entre elles et était visible comme le nez au milieu de la figure. Dommage pour la bouteille et la propriété des livres, pensa Ted mais demain il irait à « Sa » bibliothèque où l'attendrait son premier volume.
- Tout est bien qui finit bien, dit Lili en avalant les derniers petits gâteaux qui restaient.
- Merci à vous d'avoir insisté.
- Mais ce n’est rien. Ce fut un grand plaisir mais pour plus de sécurité, voilà mon numéro de cellulaire. S’il y a le moindre souci, vous n'hésitez pas à téléphoner.
- On rêverait d'avoir des adhérents tels que vous. Ils en ont de la chance à « Europa ». Vous ne voulez pas demander votre transfert chez nous ?
- Non car j’ai la chance d'avoir maintenant deux bibliothèques. J'en profite pour prendre ce très bel ouvrage illustré sur le pouvoir des plantes et ce manga sur l'Alsace. J'ai eu tout le temps de fouiller dans vos rayons.
- Vraiment vous êtes gentil et très patient. Catherine m'a promis qu'il serait livré demain matin à « Europa » sinon elle enverra Ulrich et Jean-Marc à la recherche du diable en train de vendre des crêpes quelque part sur Terre.
- J'espère que le bouquin vaut le coup. Au plaisir Mesdames.
- À bientôt M. Ted.
- Ted, ça suffit amplement !
***
Le lendemain, - il avait passé une très, très, très mauvaise journée -  pratiquement à l’heure de la fermeture, Ted retrouva sa bibliothèque avec son équipe.
- On nous a prévenus pour hier. Quel pataquès. Enfin vous verrez, le livre est sympa.
- En plus, les autres réservations que vous avez faites, sont arrivées aussi sans problème. Mme ROESCH a réservé le dernier tome, celui des « écureuils ». Dès qu'elle l’aura terminé, je vous le mets de côté puisque vous avez déjà celui des « tortues ».
- Mme ROESCH ? demanda Ted.
- Oups, je n'aurais pas dû vous dire son nom.
- Disons que je n'ai rien entendu, dit-il en souriant.
Ted embarqua tous les livres et les mit au fond de son sac. Arrivé chez lui, il étala les ouvrages et … Encore un mauvais échange ! Il avait en sa possession l’exemplaire de Mme ROESCH, le dernier de la trilogie « Les écureuils sont tristes à Central Park ». Trop tard pour retourner là-bas, la bibliothèque était déjà fermée.

Il se laissa choir dans son canapé, exténué. « Mal barré » pour la bonne résolution de lire une trilogie cette année, se dit-il furieux. Mais faut s’faire une raison, n’est-ce pas… Merci Maguy »… et tira une lente et délectable bouffée de sa première cigarette.

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