samedi 2 mai 2015

Pas sage

Et si c’était la dernière fois … si c’était vraiment la dernière fois comme ils se l’étaient promis.
Il descendait l’escalator sa valise à la main. Le regard vague et absent, il était perdu dans ses récents souvenirs. La descente d’avion, l’interminable marche dans des couloirs sans fin, sa valise déposée sur un tapis roulant encadrée de nombreuses consœurs, son pied écrasé par un homme pressé souhaitant coute que coute attraper son bagage avant que ce dernier ne lui échappe pour un nouveau tour. Soudain, il l’aperçut, en bas, petit point égaré au milieu d’une foule figée dans l’attente d’une apparition imminente. Son visage s’illumina, un furtif sourire étira ses lèvres. Mais aussitôt apparu aussitôt disparu. Son visage se referma. Et si c’était la dernière fois se répéta-t-il. Il fut saisi d’un malaise. Brièvement étourdi, sa main attrapa violement la rampe qui avançait au même rythme que l’escalier. Il se ressaisi agrippé à ce grand serpent qui rampait à ses côtés, son cœur battait la chamade. Il prit une grande inspiration et se calma. Il ne l’avait pas quitté du regard. De là où il se trouvait, elle semblait ne pas avoir changé malgré le temps écoulé.
Elle était arrivée en avance. Elle le savait. Pour autant, elle n’avait pas ralenti son pas pressé. Elle avait slalomé entre les inconnus qui occupaient l’espace et semblaient errer sans véritable but. Après avoir évité quelques collisions, elle s’était plantée haletante devant les écrans d’information. Elle avait parcourue la liste dans un sens puis dans l’autre, avant de figer son attention sur une ligne de l’écran ; l’avion était à l’heure, et le numéro de la porte d’arrivée déjà annoncé. Un reflet l’avait gêné, mais elle n’y avait pas prêté attention. Sans un regard pour ses voisins, elle reprit, d’un pas alerte, son chemin vers la porte désignée par l’écran. Elle était heureuse. Ces longs cheveux dansaient de part et d’autre de son visage. Un large sourire illuminait sa frimousse encore juvénile. Ce qu’elle espérait depuis si longtemps allait enfin arriver. Et si c’était comme la dernière fois se demanda-t-elle. Elle arriva au bas de l’escalator. Debout, au milieu des autres elle patienta. Encore une demi-heure et elle pourrait le serrer dans ses bras. Libéré, son esprit l’éloignait de l’instant présent. Les souvenirs remontaient lentement des tréfonds où elle les avait enfouis. Ses larges mains … sa peau mate … ses douces caresses … son fin visage … ses lèvres charnues … ses langoureux baisers, dansaient devant ses yeux humides. Perdue dans ses pensées, son regard glissait lentement sur les personnes qui l’entouraient. Elle ne semblait pas vraiment les voir. Deux fines larmes se mirent à courir le long de ses joues avant de se fracasser sur les dalles du hall. Elle était définitivement seule entourée de vieux souvenirs.
Le temps s’était suspendu. Sur l’escalier mécanique, il n’avait parcouru que la moitié de son trajet. Il la fixait toujours, ébloui par la pâleur de son visage que son rouge à lèvre accentuait. Elle portait une robe légère, la même que celle qu’elle avait lors de leur première rencontre. Ce constat le ravit. Il était heureux.  Elle n’avait pas encore levé la tête vers lui comme si elle refusait de regarder dans sa direction. Avait-elle peur ? Appréhendait-elle son retour ? Ces pensées le troublèrent. Le doute l’envahit. Il fut saisi par l’envie de lâcher sa valise et de remonter l’escalator en courant. Mais, il n’en fit rien. Il parcourut lentement le hall du regard comme s’il cherchait une personne censée l’attendre. Ils étaient là, au moins trois placés à chaque extrémité du hall. Il en ressentit un choc mais resta de marbre. Il était entrainé et savait contenir ses émotions. Il détourna son attention de la jeune femme, après lui avoir jeté un dernier coup d’œil. Et si c’était la dernière fois pensa-t-il. Lorsque son pied toucha enfin le sol, il reprit sa marche d’un pas ferme, celle d’un homme assuré qui sait où il va. Mais ce n’était pas vraiment son cas. Chaque nouveau pas l’éloignait d’elle et le faisait souffrir. Mais pouvait-il en être autrement. La cause pour laquelle ils s’étaient engagés, les dépassait tous deux. D’un revers de main, il essuya discrètement la sueur qui perlait au-dessus de sa lèvre supérieure. Dans son dos, un brouhaha se fit entendre. Un homme adossé au chambranle de la porte de sortie, se mit à courir à travers la foule. Il se dirigeait vers lui mais à la dernière minute, l’homme l’évita pour continuer sa course vers l’escalator. Un cri, un « je t’aime » hurlé à son intention, une vive douleur encore et encore. Sans se retourner, il franchit la porte du hall. Une fois dehors, il héla un taxi et disparut.
Furtivement elle avait vu leurs reflets sur  l’écran d’information, mais n’y avait pas prêté attention. Ce n’est qu’une fois dans le hall, alors que son esprit vagabondait parmi ses vieux souvenirs et que les premiers passagers descendaient l’escalator qu’elle avait pris conscience de leurs présences. Un individu stoïque au pied de l’escalier mécanique, costume gris, mains jointes sur le bas ventre, regardait descendre les passagers sans émotion. Un autre, même costume, même attitude, était adossé sur le mur lui faisant face. A sa droite, un troisième homme, au regard insistant, contrôlait discrètement la sortie. Il n’était pas nécessaire de poursuivre son observation pour comprendre qu’ils étaient nombreux dans le hall. La présence d’autant d’agents n’était pas le fruit du hasard. Et à y regarder de plus près, il était évident qu’ils l’épiaient. Deux larmes se fracassèrent sur les dalles de marbres. Trahis … pas aujourd’hui … ce devait être la derrière fois, pensa-t-elle. Ressurgit la vision de leurs discussions, allongés côte à côte, chassant la peur par de longues étreintes. Dès leur première rencontre, ils avaient enfreint la première règle de sécurité ; ne pas établir de lien avec un contact. Mais leurs sentiments partagés avaient balayé toute prudence. Ce risque accepté mais abstrait, avait maintenant un visage, un terrifiant visage, incompatible avec le mot avenir. Ne pas céder à la peur, ne pas flancher, se ressaisir. Ils pouvaient encore leur échapper. Il ne fallait pas qu’elle lève les yeux vers l’escalator. Si elle croisait son regard, elle craquerait et ils le remarqueraient. Avec un peu de chance, il comprendrait. Est-ce suffisant un peu de chance ? Elle fixa son regard sur les mains et les valises des passagers qui arrivaient au pied de l’escalier mécanique. Elle attendit. Elle avait mal au crane mais il fallait tenir encore et encore. D’autres larmes heurtèrent le sol. Puis elle reconnut l’anneau qu’il portait à la main gauche ; la valise aussi.  Il passa devant elle sans modifier sa trajectoire. Elle ne lui porta aucun regard. Seule sa main douce retenait son attention, cette main qui avait tant de fois glissée sur sa peau, sur ses seins. Un corps bougea, celui de l’homme posté au bas de l’escalier. Ramener brutalement à la réalité, elle comprit qu’elle devait agir. Ils doutaient. Alors, elle leva la tête vers l’un des derniers passagers encore sur l’escalator. Attendit qu’il atteigne le sol, se dirigea vers lui, l’embrassa sur la joue en lui glissant milles excuses dans le creux de l’oreille, saisie la valise qu’il portait en bandoulière.  Brutalement, un colosse s’abattit sur elle. La chute, son corps plaqué sur le sol sous le poids de l’homme, ses bras tirés dans le dos, le clic des menottes. Un échange de regard avec l’inconnu qu’elle avait désigné avec un baiser, lui aussi était immobilisé contre le dallage, ahuri. Un cri de douleur, lorsqu’on l’avait relevée sans ménagement. Un « je t’aime » hurlé vers le plafond, pour lui. Un  choc violent sur sa mâchoire, puis plus rien. Le vide, le noir.
Après avoir changé plusieurs fois de taxi pour vérifier qu’il n’était pas suivi, il atterrit dans la chambre d’un hôtel miteux. Recroquevillé sur le lit, dos au mur, les bras entrelaçant ses genoux, il pleurait. Son regard était fixé sur la valise posée au pied du lit. Toute cette souffrance pour ça. Dans le monde actuel, dominé par le numérique et le contrôle étatique des bienpensants, le contenu de cette valise n’avait pas de prix. Que valent, en comparaison, une vie, un amour ? Mais quand il s’agit de soi et de ceux que l’on aime, est-ce que ces comparaisons sont encore acceptables ? Il cessa de gémir, se redressa puis se dirigea vers la valise. Il l’ouvrit. Elle était la seule personne à connaitre le prochain contact. Que faire de tout cela. Il plongea la main dans la valise, tâta son contenu. Il en sortit un livre choisi au hasard parmi la trentaine qui s’y trouvait. Un livre fait d’encre et de papier, de sueur. Rares étaient ceux qui possédaient encore de tels objets. Les tablettes avaient tout balayé. Il s’assit sur le bord du lit puis lut à haute voix le titre inscrit sur la couverture : « Les fleurs du mal ». Il tourna ensuite quelques pages et débuta sa lecture. Le temps suspendu, il tourna les pages les unes après les autres. Oublier, tout oublier. Et si c’était la dernière fois …. qu’un homme tournait des pages … On frappa à la porte.

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