samedi 2 mai 2015

Cousu de fil noir

J’ai honte…
Honte car je fus le témoin silencieux pendant tant d’années de situations qui en d’autres temps auraient conduit à la pendaison.
Je savais tout.
Je voyais tout.
J’entendais tout.
Et bien malgré moi, je ne pouvais rien faire. J’aurais aimé, pourtant.
Je ne rêvais que de hurler ma rage face à toutes ces horreurs dont j’étais le spectateur privilégié. Je voudrais tant qu’enfin tout cela cesse, j’aimerais pouvoir moi aussi fermer les yeux le soir et étendre sur ma mémoire un voile de nuit vierge de toute violence.
Mais je ne peux pas.
Les images, les cris, les pleurs… tout me hante et il n’y a de cesse à ma tourmente.
Aussi aujourd’hui est peut-être venu le jour de mon répit.
Au cours de ma vie, j’ai beaucoup voyagé et partagé l’existence de personnes extrêmement différentes ; des plus pauvres aux plus aisés, de bonnes gens comme d’individus très antipathiques, de très jeunes personnes et d’autres beaucoup moins… Mais le dénominateur commun à toutes ces histoires, c’est qu’il y a toujours eu un moment où je me suis senti emprisonné par mon immobilité, incapable de faire quoi que ce soit pour venir en aide à celui ou celle que frappait cruellement l’injustice ; je n’étais qu’une triste chose inutile.
A l’aube d’une nouvelle vie pour moi, je ressens le besoin irrémédiable de raconter ces histoires, juste une fois, une dernière et douloureuse fois, afin de pouvoir enfin faire table rase du passé.

Dans ma jeunesse, j’ai partagé le quotidien d’une famille charmante au cœur de laquelle grandissaient deux adorables bambins, Agathe et Simon. J’adorais jouer avec Simon, il avait une imagination sans borne et nous vivions ensemble des aventures palpitantes, un jour pirates en quête d’un fabuleux trésor, le lendemain mousquetaires défendant notre Roi tombé dans une embuscade. Nous étions liés par une complicité sans faille.
Avec Agathe, c’était autre chose. Elle était de deux ans plus jeune que Simon et était à la douceur ce que son frère était à l’impétuosité. Lorsque j’étais avec elle, je lui prodiguais toute l’affection qu’il m’était possible de donner. J’aurais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour la protéger.
Un jour, l’oncle des enfants est venu s’installer non loin de leur jolie maison. Il semblait gentil et prévenant, attentif aux enfants, principalement à Agathe. Le jour où Simon eut son accident de vélo, ses parents demandèrent à ce cher oncle s’il pouvait venir s’occuper d’Agathe le temps qu’ils reviennent tous les trois de l’hôpital. Ce serait l’affaire de deux ou trois heures, guère plus.

Guère plus…

Il n’a fallu en effet guère plus de temps à cet oncle si gentil pour tirer à mon Agathe d’insoutenables hurlements de douleur. Je l’entendais le supplier d’arrêter de lui faire mal.
Lui, je l’entendais grommeler comme le porc sauvage qu’il était, s’acharnant sur ma pauvre Agathe jusqu’au râle de délivrance. Elle sanglotait toujours lorsque je perçus le murmure de son bourreau, lui susurrant qu’il fallait à présent qu’elle se calme, qu’il savait que cela faisait mal mais qu’il l’avait fait pour son bien, et qu’il ne fallait surtout en parler à personne parce que si cela venait à se savoir, il pourrait arriver malheur à ses parents et à son frère. Ce serait donc leur petit secret à tous les deux. Sauf que moi aussi, je savais. J’étais là, tapi dans l’ombre, tétanisé par le souvenir des cris de cette petite fille si douce que j’aimais tendrement. Mais moi aussi, à l’époque, j’étais petit. Alors je comprenais qu’Agathe n’eut jamais soufflé mot de ce qui s’était passé durant ces trop longues heures… On mit son apathie sous le coup du choc émotionnel engendré par la peur rétroactive que lui avait causé l’accident de son frère et l’angoisse de ses parents à ce moment-là.
Mais en réalité, ce jour-là, mon Agathe perdit son éclat.

Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’Agathe et de sa famille car nous nous sommes perdus de vue au cours de l’été suivant cette soirée sordide, après leur retour de vacances. Ne plus partager la vie des enfants me fendit le cœur, mais je me suis assez rapidement fait de nouveaux amis.

J’ai intégré une classe unique où je me suis senti bien pendant plusieurs années. Après ma dernière année d’école, j’ai fait la connaissance de Marceau, à qui j’ai tout de suite plu. Nous sommes devenus les meilleurs amis au monde et il passait le plus clair de son temps avec moi. J’en éprouvais une grande fierté car Marceau était le fils unique d’une famille très riche et il avait par conséquent pléthore de jouets tous plus incroyables les uns que les autres pour lesquels il aurait pu me délaisser. Mais il préférait de loin ma compagnie à tous ces assemblages sans âme, tout novateurs qu’ils fussent. Nous passions des heures entières à nous amuser dans la somptueuse propriété de la famille de Marceau. Ce furent sans doute parmi les plus belles années qu’il m’ait été donné de vivre.
C’est par la mère de Marceau que le malheur arriva.
Au premier abord, c’était une femme extraordinaire. Cette beauté singulière faisait montre d’une remarquable sagacité, doublée d’un humour percutant. Toute personne qui croisait un jour son chemin était vouée à ne jamais l’oublier. Elle magnifiait par sa présence et son esprit chacune des manifestations auxquelles elle participait. Cette merveilleuse créature exerçait sur moi une fascination inconditionnelle.
C’est pourquoi je ne saisis pas dans l’immédiat ce qui se passait la première fois que je la vis en colère.
Ce n’était pourtant qu’un événement de bibus, une broutille en somme, rien qui ne méritât d’y accorder plus d’attention que nécessaire. Mais ce fait dérisoire fit s’abattre les feux de l’enfer sur ce foyer que je chérissais tant. Une rage noire  déforma en une poignée de secondes les traits d’ordinaire si délicats de la maman de Marceau. La frénésie qui l’habitait alors la défigurait, tant et si bien que j’eus peine à la reconnaître. Elle se mit soudain à invectiver ses gens de maison dont les regards cherchaient désespérément une échappatoire providentielle. Elle humilia ensuite son mari sous les prunelles ébahies de Marceau qui ne tarda pas lui non plus à faire les frais des ires de sa mère. Elle, si chaleureuse de coutume, s’adressa de manière glaciale à son fils et lui intima l’ordre de conserver sa chambre jusqu’à ce qu’elle en ait décidé autrement.
Je demeurais interdit devant la scène qui venait de se jouer sous mes yeux. Ce fut la première fois que j’eus conscience de ce qu’était la peur, et dans mon infortune, ce fut loin d’être la dernière.
Pendant encore quatre longues années, j’ai assisté impuissant aux fureurs répétées de cette femme à la dualité programmée, Jekyll en société et Hyde dans l’intimité. Tout ce temps, elle n’eut de cesse de blâmer, moquer, blesser ceux qui l’aimaient dès qu’un modique grain de sable entravait les rouages de son quotidien. Un soir, jugeant sans doute la mortification insuffisante, elle se mit à frapper violemment le père de Marceau avec un tisonnier. Craignant par la suite qu’elle ne s’en prenne un jour à leur fils, il fit le choix d’aller systématiquement au devant des coups, espérant secrètement que cela suffirait à éteindre son courroux.
 Je compris que sa cruauté avait atteint son paroxysme le soir où le père de Marceau ne les rejoignit pas pour le dîner.
Le bruit sourd d’un corps lourd chutant au sol suivi d’un silence étrangement pesant scella le point d’orgue de l’escalade dans l’horreur. Peu après, la mère de Marceau descendit lentement l’escalier, stoïque, et retrouva son fils pour le souper.

La cérémonie fut très émouvante.
Je fis de mon mieux pour soutenir Marceau dans cette rude épreuve. Pourtant, malgré tout l’amour que je pouvais lui porter, je ne parvenais à tarir ses larmes. Sa mère, elle, dissimulée sous un voile pour l’occasion, donnait le change comme à son habitude. On la plaignit, on compatit, on lui présenta des condoléances… mais on ne se priva pas, au détour d’un bosquet, de s’interroger tout de même sur les circonstances étranges de ce tragique accident.

Les jours s’égrenèrent avec une incroyable lenteur, et la mère de Marceau supportait de moins en moins que son fils préférât ma compagnie à la sienne. Sa dernière tocade fut de me séparer à jamais de mon ami en me privant du droit de cité dans sa propriété. C’est la mort dans l’âme que je quittai Marceau dont les suppliques enchantaient sa mère autant qu’elles me pourfendaient le cœur.

J’ai erré dans l’existence les trente années qui suivirent, poursuivant mon petit bonhomme de chemin, bourlinguant de-ci de-là, sans port d’attache. Je ne me préoccupais pas du reste du monde et celui-ci me le rendait bien. Je n’étais pas encore prêt à m’attacher de nouveau à quelqu’un, la blessure dans mon cœur étant loin d’avoir cicatrisé.

Et puis un beau jour, sans crier gare, il y eut Léonie.

On avait presque le même âge elle et moi et j’ai tout de suite eu envie de lui appartenir. Le temps était venu de m’ouvrir à nouveau à l’autre.
Nous nous sommes rencontrés sur une brocante. C’est elle qui m’a vu en premier. Lorsqu’elle m’a effleuré le bras, j’ai su que nous allions dérouler ensemble ce qui restait du fil de notre existence.
Nous avons vécu deux décennies d’un bonheur sans nuage, chaque nouvelle aurore ajoutant à la magie de la précédente. Nous étions devenus bien vieux, ma Léonie et moi, mais les liens qui nous unissaient étaient si forts que nous ne pouvions nous résoudre à vivre l’un sans l’autre. Ainsi, lorsque le poids des années devint trop lourd pour elle, je la suivis en maison de repos, là où d’autres pourraient mieux prendre soin d’elle que moi.
Au début, tout était à nouveau merveilleux, Léonie était choyée et j’étais heureux de la savoir sereine. Mais les mois passaient, et je la voyais décliner chaque jour un peu plus. Quand elle fut trop fatiguée pour se plaindre, les soignants lui portèrent de moins en moins d’attention. On oubliait de la nourrir, prétextant qu’elle dormait au moment des repas. On feignait de l’avoir changée, la laissant des heures durant macérer dans sa protection souillée. On n’ouvrait même plus ses persiennes, évoquant le fait que la lumière l’harassait davantage. J’enrageais de voir le mépris avec lequel on traitait ma Léonie, ce cadeau tardif que m’avait fait la vie, cet ange tombé du ciel qui m’avait réappris à aimer et à l’être en retour. Chaque fois que je croisais son regard, j’y lisais toute la tendresse qu’elle avait pour moi, mêlée à toute la détresse de savoir que je n’avais pas le pouvoir d’abréger ses souffrances. Je m’en voulais tellement d’être si incapable, inutile, misérable. Je ne pouvais que prier chaque jour pour que mon ange soit rappelé au ciel. Je fus finalement exaucé la veille de Noël.
Des sentiments contradictoires m’envahirent à la mort de Léonie ; j’étais soulagé que la douleur de vivre l’ait enfin quittée et dévasté que ma dernière amie m’ait laissé.

Aujourd’hui, j’ai quitté la maison de repos pour une nouvelle demeure, un endroit où je sais désormais que je n’aurai plus à endurer moult peines. Je vais finir mes jours seul, dans cette sorte de capule de verre qui me préservera à jamais de la noirceur du monde. Il paraît que l’on m’a choisi parce que je suis « l’un des spécimens les mieux conservés ».

Pour toutes les générations de gens qui défileront dans ce musée, je serai le témoignage tangible d’un temps révolu où ma seule présence suffisait à adoucir le quotidien. Vous, saurez, si d’aventure vous venez me voir, que cela n’a pas toujours été le cas.

Et de mon côté de la glace, je n’aurai que la triste et paradoxale consolation d’incarner cette douceur, alors que j’ai toujours si mal à l’intérieur. Je ne verrai et ne serai jamais rien d’autre qu’un vieil ours en peluche, dont la simple confection a fait de lui une sorte de héros alors qu’il n’en a jamais eu l’étoffe.


Si seulement je n’avais pas hérité que d’une âme…

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