J’ai honte…
Honte car je fus le témoin
silencieux pendant tant d’années de situations qui en d’autres temps auraient
conduit à la pendaison.
Je savais tout.
Je voyais tout.
J’entendais
tout.
Et bien malgré moi, je ne pouvais
rien faire. J’aurais aimé, pourtant.
Je ne rêvais que de hurler ma rage
face à toutes ces horreurs dont j’étais le spectateur privilégié. Je voudrais
tant qu’enfin tout cela cesse, j’aimerais pouvoir moi aussi fermer les yeux le
soir et étendre sur ma mémoire un voile de nuit vierge de toute violence.
Mais je ne peux pas.
Les images, les cris, les pleurs…
tout me hante et il n’y a de cesse à ma tourmente.
Aussi aujourd’hui est peut-être
venu le jour de mon répit.
Au cours de ma
vie, j’ai beaucoup voyagé et partagé l’existence de personnes extrêmement
différentes ; des plus pauvres aux plus aisés, de bonnes gens comme
d’individus très antipathiques, de très jeunes personnes et d’autres beaucoup
moins… Mais le dénominateur commun à toutes ces histoires, c’est qu’il y a toujours
eu un moment où je me suis senti emprisonné par mon immobilité, incapable de
faire quoi que ce soit pour venir en aide à celui ou celle que frappait
cruellement l’injustice ; je n’étais qu’une triste chose inutile.
A l’aube d’une
nouvelle vie pour moi, je ressens le besoin irrémédiable de raconter ces
histoires, juste une fois, une dernière et douloureuse fois, afin de pouvoir
enfin faire table rase du passé.
Dans ma
jeunesse, j’ai partagé le quotidien d’une famille charmante au cœur de laquelle
grandissaient deux adorables bambins, Agathe et Simon. J’adorais jouer avec
Simon, il avait une imagination sans borne et nous vivions ensemble des
aventures palpitantes, un jour pirates en quête d’un fabuleux trésor, le
lendemain mousquetaires défendant notre Roi tombé dans une embuscade. Nous
étions liés par une complicité sans faille.
Avec Agathe, c’était autre chose.
Elle était de deux ans plus jeune que Simon et était à la douceur ce que son
frère était à l’impétuosité. Lorsque j’étais avec elle, je lui prodiguais toute
l’affection qu’il m’était possible de donner. J’aurais fait tout ce qui était
en mon pouvoir pour la protéger.
Un jour, l’oncle
des enfants est venu s’installer non loin de leur jolie maison. Il semblait
gentil et prévenant, attentif aux enfants, principalement à Agathe. Le jour où
Simon eut son accident de vélo, ses parents demandèrent à ce cher oncle s’il
pouvait venir s’occuper d’Agathe le temps qu’ils reviennent tous les trois de
l’hôpital. Ce serait l’affaire de deux ou trois heures, guère plus.
Guère plus…
Il n’a fallu en effet guère plus de
temps à cet oncle si gentil pour tirer à mon Agathe d’insoutenables hurlements
de douleur. Je l’entendais le supplier d’arrêter de lui faire mal.
Lui, je l’entendais grommeler comme
le porc sauvage qu’il était, s’acharnant sur ma pauvre Agathe jusqu’au râle de
délivrance. Elle sanglotait toujours lorsque je perçus le murmure de son
bourreau, lui susurrant qu’il fallait à présent qu’elle se calme, qu’il savait
que cela faisait mal mais qu’il l’avait fait pour son bien, et qu’il ne fallait
surtout en parler à personne parce que si cela venait à se savoir, il pourrait
arriver malheur à ses parents et à son frère. Ce serait donc leur petit secret
à tous les deux. Sauf que moi aussi, je savais. J’étais là, tapi dans l’ombre, tétanisé
par le souvenir des cris de cette petite fille si douce que j’aimais
tendrement. Mais moi aussi, à l’époque, j’étais petit. Alors je comprenais
qu’Agathe n’eut jamais soufflé mot de ce qui s’était passé durant ces trop longues
heures… On mit son apathie sous le coup du choc émotionnel engendré par la peur
rétroactive que lui avait causé l’accident de son frère et l’angoisse de ses
parents à ce moment-là.
Mais en réalité, ce jour-là, mon
Agathe perdit son éclat.
Je ne sais pas
ce qu’il est advenu d’Agathe et de sa famille car nous nous sommes perdus de
vue au cours de l’été suivant cette soirée sordide, après leur retour de
vacances. Ne plus partager la vie des enfants me fendit le cœur, mais je me
suis assez rapidement fait de nouveaux amis.
J’ai intégré une
classe unique où je me suis senti bien pendant plusieurs années. Après ma
dernière année d’école, j’ai fait la connaissance de Marceau, à qui j’ai tout
de suite plu. Nous sommes devenus les meilleurs amis au monde et il passait le
plus clair de son temps avec moi. J’en éprouvais une grande fierté car Marceau
était le fils unique d’une famille très riche et il avait par conséquent
pléthore de jouets tous plus incroyables les uns que les autres pour lesquels
il aurait pu me délaisser. Mais il préférait de loin ma compagnie à tous ces
assemblages sans âme, tout novateurs qu’ils fussent. Nous passions des heures
entières à nous amuser dans la somptueuse propriété de la famille de Marceau.
Ce furent sans doute parmi les plus belles années qu’il m’ait été donné de
vivre.
C’est par la
mère de Marceau que le malheur arriva.
Au premier
abord, c’était une femme extraordinaire. Cette beauté singulière faisait montre
d’une remarquable sagacité, doublée d’un humour percutant. Toute personne qui
croisait un jour son chemin était vouée à ne jamais l’oublier. Elle magnifiait
par sa présence et son esprit chacune des manifestations auxquelles elle
participait. Cette merveilleuse créature exerçait sur moi une fascination
inconditionnelle.
C’est pourquoi je ne saisis pas
dans l’immédiat ce qui se passait la première fois que je la vis en colère.
Ce n’était pourtant qu’un événement
de bibus, une broutille en somme, rien qui ne méritât d’y accorder plus
d’attention que nécessaire. Mais ce fait dérisoire fit s’abattre les feux de
l’enfer sur ce foyer que je chérissais tant. Une rage noire déforma en une poignée de secondes les traits
d’ordinaire si délicats de la maman de Marceau. La frénésie qui l’habitait
alors la défigurait, tant et si bien que j’eus peine à la reconnaître. Elle se
mit soudain à invectiver ses gens de maison dont les regards cherchaient
désespérément une échappatoire providentielle. Elle humilia ensuite son mari
sous les prunelles ébahies de Marceau qui ne tarda pas lui non plus à faire les
frais des ires de sa mère. Elle, si chaleureuse de coutume, s’adressa de
manière glaciale à son fils et lui intima l’ordre de conserver sa chambre
jusqu’à ce qu’elle en ait décidé autrement.
Je demeurais interdit devant la
scène qui venait de se jouer sous mes yeux. Ce fut la première fois que j’eus
conscience de ce qu’était la peur, et dans mon infortune, ce fut loin d’être la
dernière.
Pendant encore
quatre longues années, j’ai assisté impuissant aux fureurs répétées de cette
femme à la dualité programmée, Jekyll en société et Hyde dans l’intimité. Tout
ce temps, elle n’eut de cesse de blâmer, moquer, blesser ceux qui l’aimaient
dès qu’un modique grain de sable entravait les rouages de son quotidien. Un
soir, jugeant sans doute la mortification insuffisante, elle se mit à frapper
violemment le père de Marceau avec un tisonnier. Craignant par la suite qu’elle
ne s’en prenne un jour à leur fils, il fit le choix d’aller systématiquement au
devant des coups, espérant secrètement que cela suffirait à éteindre son
courroux.
Je compris que sa cruauté avait atteint son
paroxysme le soir où le père de Marceau ne les rejoignit pas pour le dîner.
Le bruit sourd
d’un corps lourd chutant au sol suivi d’un silence étrangement pesant scella le
point d’orgue de l’escalade dans l’horreur. Peu après, la mère de Marceau
descendit lentement l’escalier, stoïque, et retrouva son fils pour le souper.
La cérémonie fut très émouvante.
Je fis de mon mieux pour soutenir
Marceau dans cette rude épreuve. Pourtant, malgré tout l’amour que je pouvais
lui porter, je ne parvenais à tarir ses larmes. Sa mère, elle, dissimulée sous
un voile pour l’occasion, donnait le change comme à son habitude. On la
plaignit, on compatit, on lui présenta des condoléances… mais on ne se priva
pas, au détour d’un bosquet, de s’interroger tout de même sur les circonstances
étranges de ce tragique accident.
Les jours
s’égrenèrent avec une incroyable lenteur, et la mère de Marceau supportait de
moins en moins que son fils préférât ma compagnie à la sienne. Sa dernière
tocade fut de me séparer à jamais de mon ami en me privant du droit de cité
dans sa propriété. C’est la mort dans l’âme que je quittai Marceau dont les
suppliques enchantaient sa mère autant qu’elles me pourfendaient le cœur.
J’ai erré dans
l’existence les trente années qui suivirent, poursuivant mon petit bonhomme de
chemin, bourlinguant de-ci de-là, sans port d’attache. Je ne me préoccupais pas
du reste du monde et celui-ci me le rendait bien. Je n’étais pas encore prêt à
m’attacher de nouveau à quelqu’un, la blessure dans mon cœur étant loin d’avoir
cicatrisé.
Et puis un beau
jour, sans crier gare, il y eut Léonie.
On avait presque
le même âge elle et moi et j’ai tout de suite eu envie de lui appartenir. Le
temps était venu de m’ouvrir à nouveau à l’autre.
Nous nous sommes
rencontrés sur une brocante. C’est elle qui m’a vu en premier. Lorsqu’elle m’a
effleuré le bras, j’ai su que nous allions dérouler ensemble ce qui restait du
fil de notre existence.
Nous avons vécu deux décennies d’un
bonheur sans nuage, chaque nouvelle aurore ajoutant à la magie de la
précédente. Nous étions devenus bien vieux, ma Léonie et moi, mais les liens
qui nous unissaient étaient si forts que nous ne pouvions nous résoudre à vivre
l’un sans l’autre. Ainsi, lorsque le poids des années devint trop lourd pour
elle, je la suivis en maison de repos, là où d’autres pourraient mieux prendre
soin d’elle que moi.
Au début, tout
était à nouveau merveilleux, Léonie était choyée et j’étais heureux de la savoir
sereine. Mais les mois passaient, et je la voyais décliner chaque jour un peu
plus. Quand elle fut trop fatiguée pour se plaindre, les soignants lui
portèrent de moins en moins d’attention. On oubliait de la nourrir, prétextant
qu’elle dormait au moment des repas. On feignait de l’avoir changée, la
laissant des heures durant macérer dans sa protection souillée. On n’ouvrait
même plus ses persiennes, évoquant le fait que la lumière l’harassait
davantage. J’enrageais de voir le mépris avec lequel on traitait ma Léonie, ce
cadeau tardif que m’avait fait la vie, cet ange tombé du ciel qui m’avait
réappris à aimer et à l’être en retour. Chaque fois que je croisais son regard,
j’y lisais toute la tendresse qu’elle avait pour moi, mêlée à toute la détresse
de savoir que je n’avais pas le pouvoir d’abréger ses souffrances. Je m’en
voulais tellement d’être si incapable, inutile, misérable. Je ne pouvais que
prier chaque jour pour que mon ange soit rappelé au ciel. Je fus finalement
exaucé la veille de Noël.
Des sentiments
contradictoires m’envahirent à la mort de Léonie ; j’étais soulagé que la
douleur de vivre l’ait enfin quittée et dévasté que ma dernière amie m’ait
laissé.
Aujourd’hui,
j’ai quitté la maison de repos pour une nouvelle demeure, un endroit où je sais
désormais que je n’aurai plus à endurer moult peines. Je vais finir mes jours
seul, dans cette sorte de capule de verre qui me préservera à jamais de la
noirceur du monde. Il paraît que l’on m’a choisi parce que je suis « l’un
des spécimens les mieux conservés ».
Pour toutes les
générations de gens qui défileront dans ce musée, je serai le témoignage
tangible d’un temps révolu où ma seule présence suffisait à adoucir le quotidien.
Vous, saurez, si d’aventure vous venez me voir, que cela n’a pas toujours été
le cas.
Et de mon côté
de la glace, je n’aurai que la triste et paradoxale consolation d’incarner cette
douceur, alors que j’ai toujours si mal à l’intérieur. Je ne verrai et ne serai
jamais rien d’autre qu’un vieil ours en peluche, dont la simple confection a
fait de lui une sorte de héros alors qu’il n’en a jamais eu l’étoffe.
Si seulement je
n’avais pas hérité que d’une âme…
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