samedi 2 mai 2015

De Tempête à Icare

Et si c’était la dernière fois… Si je ne devais plus jamais remonter à cheval… Si j’avais définitivement perdu cet équilibre fragile et nécessaire à une bonne et confortable tenue sur cet animal… J’avais commencé l’équitation vers l’âge de six ans un peu par hasard, car à l’origine c’était ma sœur qui devait en faire, et moi de la danse classique. Mon père et moi l’accompagnions souvent quand elle prenait ses cours le samedi après-midi. Pendant ce temps, je me promenais d’un box à l’autre, donnant à certains des occupants des pommes, à d’autres des fanes de carottes. En tout cas, en leur distribuant à tous des câlins et des mots doux. Un jour, l’un des moniteurs, Morgan, avait repéré ma tendresse toute particulière pour Tempête, un magnifique étalon noir comme l’ébène. Je ne l’atteignais même pas au garrot tellement il était haut. Il me dit avec un ton amusé :
– « Cela te plairait de faire un petit tour sur Tempête dans le manège en briques ? »
Croyant qu’il plaisantait, je n’osais pas même lui répondre. J’avais la sensation de devenir rouge comme une tomate. La peau de mon visage me brulait. C’est alors qu’il m’attrapa à la taille, et m’installa sur la selle de Tempête -qui, fait du hasard bien entendu, était sellé car il rentrait de balade-. Je me souviens d’avoir pensé qu’il était préférable de ne pas regarder par terre, par crainte du vertige. Morgan ajusta mes pieds dans les étriers et prit les rênes pour me guider au manège qui était tout près. Je ne savais pas si je devais continuer ou arrêter là l’expérience. Mais étant plutôt curieuse et intrépide, je décidais de le laisser faire. Morgan m’amena au milieu du manège et me donna les rênes en m’expliquant comment je devais les tenir. J’avais déjà entendu tout cela quand ma sœur avait débuté. Mais je n’avais jamais mis en pratique ces conseils. « Et bien allons-y ! me dis-je, si ma sœur le fait je dois pouvoir le faire »… Le moniteur ressangla Tempête et me demanda d’aller sur la piste en donnant un petit coup de talon sur les flancs de mon magnifique destrier.
– « C’est bien, dit-il, continue au pas ».
Et il me fit faire plusieurs tours de manège en me donnant des indications pour être mieux positionnée, pour faire marcher Tempête plus ou moins vite, etc… Je commençais à me sentir tout à fait bien sur mon cheval. Intérieurement j’étais aux anges : je montais, ça me plaisait, et je m’en sortais ! Puis Morgan m’expliqua que j’allais passer au trot, et comment j’allais procéder. La pression montait. Juste avant d’arriver à un angle du manège, il me cria :
– « Pour marcher au trot, marchez au trot ! ».
Le signal était donné. Je suivis donc ses conseils et changeais d’allure. Au début, je ballotais un peu sur ma monture. C’est sûr qu’en plus, pour Tempête, j’étais un véritable poids plume ! Je m’appliquais donc à faire tout ce que me disait Morgan, afin de trouver mon équilibre. Au bout d’un moment, cela alla mieux mais c’était quand même très fatigant et le moniteur me fit repasser au pas.
– « Félicite ton cheval » me demanda Morgan, « caresse-lui l’encolure et parle-lui. »
Ce que je fis immédiatement, trop heureuse de partager mon plaisir avec Tempête. Je fis encore quelques tours au pas, goûtant ce moment nouveau et si agréable, laissant mon corps se balancer au gré des mouvements de l’animal. Mais Morgan avait décidé de ne pas en rester là : il commença à m’expliquer comment passer au galop. Là, j’avais très peur mais le moniteur me fit remarquer que cette allure était plus confortable que le trot et qu’il s’agissait simplement d’adopter la bonne posture et de la garder, rênes bien tendues évidemment. Donc avant un virage, il me fit passer au trot, puis avant le suivant me lança :
– « Pour aller au galop, allez au galop ! ».
Il avait raison ! J’avais l’impression de danser dans les airs sur le dos de Tempête ! C’était harmonieux, équilibré, naturel… et beaucoup moins haché et fatigant que le trot. Malheureusement tout a une fin, et Morgan me fit repasser au trot puis au pas successivement. Je félicitais abondamment mon cheval, pour qui je ressentais une gratitude sans limite pour cette première expérience.
– « Alors petite, me demanda Morgan, comment te sens-tu ? »
– « C’est trop génial ! Lui criai-je, essoufflée, « Tempête est vraiment trop génial ! »
Morgan était très heureux de ma réaction. Il me fit retourner au milieu du manège, et m’aida à descendre.
– « Tu t’es très bien débrouillée », me lança-t-il. Je rosis de plaisir.
Moins drôle, à l’extérieur, mon père me cherchait partout depuis un quart d’heure, la reprise de ma sœur étant terminée. Et jamais il n’aurait imaginé me trouver dans le manège en briques. Quand il nous vit sortir tous les trois de là, Morgan, Tempête et moi, il ne comprit pas tout d’abord. Il pensait que j’étais allée regarder le moniteur monter. Mais Morgan lui dit :
– « Elle a de grandes aptitudes à l’équitation votre fille ! »
– « Ma fille ? répliqua mon père, quelle fille ? Ne me dites pas que vous l’avez fait monter, en me désignant ! »
– « Mais si, poursuivit le moniteur, elle a même fait du galop ! »
– « Mais vous êtes irresponsable, cria mon père, ce peut être très dangereux, elle n’a aucune base ! Et même pas de bombe sur la tête ! »
– « A vous de voir, continua Morgan, maintenant elle en a… ». Puis il ramena tranquillement Tempête dans son box.
Mon père était d’une colère !
– « Je t’INTERDIS de monter à cheval sans mon autorisation, m’asséna-t-il.» Je me gardais bien de profiter du moment pour lui expliquer que l’on aurait peut-être pu revoir les choses à ce stade, ma sœur étant plus attirée par la musique.
Je restais ensuite de nombreuses années sans monter régulièrement, mais profitant quand même de la moindre occasion. Je me souviens notamment d’une fois : il faisait 30 degrés à l’ombre. Et ce n’était que le matin ! Pour moi qui ai du mal à supporter la chaleur, ça devenait intenable… Nous campions cet été-là dans le Lot, mes parents, ma sœur et moi.
- « Je vous propose une balade à cheval dans les falaises en haut du Causse, lance mon père, qui fourmille toujours d’idées. Je me suis renseigné hier, poursuit-il, il y a un centre équestre à un quart d’heure d’ici ; ils organisent des sorties assez sportives ! »
- « Je suis partante !, je m’exclame, sautant de joie sur moi-même. Et toi, ça te dit ? Je demande à ma sœur. »
- « Mouais, je serais bien restée bronzer, mais si vous y tenez… marmonne-t-elle. »
- « Je confirme alors pour trois personnes ?, questionne Papa, pour quinze heures ça vous convient ? »
Et nous voilà partis en jean et baskets. Il fait meilleur dans la voiture, on a mis la « clim » à fond. Nous arrivons au centre équestre à l’allure de ranch, complètement perdu en plein Causse. Le peu d’herbe qui reste est jauni partout, je me demande ce que les chevaux peuvent bien encore manger. Papa s’avance vers le responsable qui arbore un chapeau de cow-boy. :
- « Bonjour, nous avons réservé pour une balade à 15 heures », dit-il avec son sourire charmeur en tendant la main à «Lucky Luke» ».
Ce dernier nous regarde de travers, ma sœur et moi, surtout moi d’ailleurs :
- « Vous savez monter, demande-t-il sans même rendre à mon père son salut. Vous êtes « galop » combien ? »
Très drôle. Ni ma sœur ni moi n’avons jamais passé de galop ; ce n’est pas cette approche de l’équitation que nous avons adoptée. Les tours dans les manèges et les sauts d’obstacles, ce n’est pas tellement notre truc. Nous avons acquis les techniques nécessaires pour faire à peu près tout et n’importe quoi, du tout terrain somme toute… Comme nous ne sommes pas en mesure de lui apporter de réponse claire, il attribue donc à chacun d’entre nous un cheval pour vérifier en action nos capacités. Il regarde si nous savons respecter les règles de circulation dans le manège, nous fait faire quelques figures classiques et nous observe aux trois allures de base. Revenus au pas, nous flattons l’encolure de nos montures respectives et guettons le verdict de notre accompagnateur. Il semble satisfait et nous propose donc un parcours qui grimpe tout en haut des falaises du Causse.
- « Il y a un très important dénivelé, explique-t-il, mais vous verrez, le point de vue là-haut est unique. »
Le temps de ressangler une dernière fois nos destriers et nous voilà partis à la file indienne, le cow-boy en tête, puis mon père, moi, et ma sœur en fin de cortège. Il fait encore plus chaud que le matin, mais nous sommes tellement heureux d’être à cheval, en pleine nature ; et puis, après un passage assez rapide dans l’herbe brûlée par le soleil, nous arrivons dans une zone plus boisée. Cette végétation nous procure déjà quand même un peu de fraîcheur. Nous allons au pas un certain temps puis brusquement la montée s’accentue fortement et nous passons rapidement au trot enlevé puis au galop. C’est étrange, le chemin que nous empruntons est parfois pavé, de la largeur d’une carriole, bordé d’arbres de plus en plus hauts. Nous ressentons en même temps l’ivresse de la vitesse, la puissance de nos montures et leurs efforts non retenus, ainsi qu’une brise de plus en plus appréciable. A mi-course, il nous propose un arrêt pour reposer les chevaux et nous explique que nous empruntons un ancien chemin de poste : c’est par là que passaient les calèches ou les cavaliers pour porter au plus vite les messages importants à leurs destinataires. En plus il y a un côté historique : c’est vraiment complet ! Nous repartons ensuite au galop jusqu’au sommet des falaises. La vue qui s’offre à nous est à couper le souffle : nous sommes montés très, très haut. En bas, tout nous semble minuscule : la rivière, quelques personnes, le ranch, les routes… Nous mettons pied à terre pour laisser nos montures reprendre leur souffle, et brouter quelques herbes -bien plus appétissantes que celles d’en bas tout de même-. Nous resterions bien là des heures, mais le cow-boy nous explique que nous avons fait beaucoup de chemin à l’aller et que le retour, forcément au pas, sera beaucoup plus long. Nous nous remettons donc en selle rapidement. La descente est effectivement très différente. Comme notre allure est moins rapide qu’à l’aller, nous pouvons profiter davantage du paysage, envoutant. Il reste çà et là quelques pavés sur le chemin, usés par le temps. La forêt n’est pas sombre mais plutôt dégagée au contraire, laissant filtrer de nombreux traits de lumière. On entend des animaux (des oiseaux surtout) que l’on ne voit pas. Par terre, de la mousse alterne avec des fougères. C’est tout ce que j’aime : du vert, la nature non souillée, une température agréable à l’ombre… Quelle bonne idée a eu mon père ! Après avoir marché longtemps, nous arrivons à nouveau dans la vallée ; il reste un peu de chemin à parcourir jusqu’au ranch. Lorsque le terrain est complètement plat et sans obstacles, nous remettons nos chevaux au trot puis au galop. Je suis déjà triste que cette balade touche à sa fin. J’espère que nous en ferons d’autres pendant notre séjour… Soudain, je ne vois plus mon père sur le dos de son cheval devant moi. Affolée, j’accélère mon allure pour tenter de rattraper sa monture. Peine perdue, celle-ci a l’air de savoir pertinemment où elle va et surtout elle est très pressée d’y aller. Je m’aperçois bientôt qu’elle se dirige en fait vers l’abreuvoir du ranch : c’est vrai que les chevaux n’ont rien eu à boire pendant toute cette promenade par temps très chaud. Mais ça ne me dit pas où mon père a bien pu passer ! Finalement lorsque la bête parvient à destination et s’arrête brusquement, je m’aperçois que mon père est passé sous son ventre ! Il se dégage le plus vite qu’il peut et se laisse tomber à terre, sous le cheval, en bougonnant.
- « Dès qu’il a aperçu le ranch au sortir de la forêt, il a fait un si violent écart que j’ai perdu l’équilibre, raconte-t-il en bougonnant. »
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire : dire que je le cherchais et qu’il était juste devant moi, sous le cheval ! Quelle aventure ce jour-là !
Puis, quand je fus étudiante à Paris, c’est-à-dire vers dix-huit ans, je m’inscrivis dans un club à Versailles. Pendant trois ans, j’y appris effectivement les bases de manière plus académique. Le dernier hiver malgré tout fut un peu rude. Je me souviens d’une fois où le sol était très dur car gelé, et qu’il fallait quand même faire sortir les chevaux pour les dégourdir. Ils étaient tout excités par le froid et arriva ce qui devait arriver depuis longtemps, ma monture m’envoya par terre ! Je ressentis sur le coup un choc violent au niveau des fesses et eus beaucoup de mal à me relever. En fait, je m’étais fêlé le coccyx. Pendant un bon mois, m’asseoir et me pencher furent des calvaires. J’avais un ami dans cette école qui avait une maison de campagne en banlieue parisienne, et qui montait le week-end dans un club à proximité. Un jour il m’invita à en profiter. Je lui expliquais l’histoire de la chute de l’hiver d’avant.
– « Et bien justement, il est temps de se remettre à cheval, me dit-il, tu ne vas pas renoncer quand même ! »
Il insista tellement que je me décidai à le suivre. Nous voilà partis pour une reprise dans son club. Au début, tout se passa bien. Puis le moniteur décida, après avoir testé nos compétences, de nous faire sauter. Au début, un petit obstacle. Dès le premier passage je fis un vol plané mémorable, alors qu’il n’y avait pas une réelle difficulté. Il m’ordonna de remonter à cheval immédiatement. Au deuxième passage, j’étais assez déséquilibrée mais je ne tombais pas. Finalement je pus terminer la reprise à peu près correctement. Et je remerciai intérieurement chaleureusement mon ami et le moniteur, sans lesquels je n’aurais pas recommencé à monter.
L’année dernière j’ai eu l’occasion de rencontrer une jeune fille qui avait son propre cheval, et qui m’a expliqué qu’elle le mettait en pension dans un endroit où il n’y avait que des chevaux de propriétaires.
– « D’ailleurs, me dit-elle, il y a un magnifique cheval de selle français à vendre en ce moment. Une véritable opportunité. Tu devrais aller voir Hélène, la propriétaire du site. »
Et elle me donne son numéro de téléphone. Sur un coup de folie, j’appelle, prends rendez-vous. Nous y allons avec mon compagnon. D’abord le domaine est magnifique, grand, propre, calme et dépaysant. Hélène nous accueille avec chaleur. Elle nous fait visiter l’endroit. Rien à voir avec ces clubs où on fait de « l’équitation industrielle ». Puis elle nous parle d’Icare, le cheval de selle français :
– « Je l’avais acheté pour mon compagnon, pour qu’il se mette à l’équitation, nous dit-elle, mais définitivement il n’a pas envie, ce n’est pas son truc. Je ne peux pas garder Icare comme ça, avec personne pour le monter. Il est complètement dressé. Vous voulez le voir ? »
– « Avec plaisir, lui répondis-je ».
Elle nous guide vers un champ dans lequel j’aperçois plusieurs chevaux au loin. Hélène les appelle. L’un d’eux arrive droit sur moi : je le sais, je le sens, c’est Icare ! Il est magnifique ! Majestueux ! Il me fait penser à Tempête tellement il est grand… Je lui fais un câlin qu’il semble apprécier.
– « Et bien dites donc il vous a adoptée, sourit Hélène ».
Je m’imagine sur le dos d’Icare, et j’explique à Hélène ce que je recherche :
– « En fait, ce que je voudrais, c’est faire ce que je faisais avant, partir en balade sur un cheval, sans contrainte. »
– « A partir du moment où il sera à vous et où j’aurais pu vérifier que vous avez les compétences pour, ce sera possible, répond-elle. »
– « Il faudrait que je me remette en selle, ajoutai-je, cela fait des années que je ne suis pas montée. »
– « Si Icare vous intéresse, venez l’essayer, propose Hélène. »
– « Je vais y réfléchir et je vous rappelle, lui dis-je. »
C’est toute excitée sur le chemin du retour que nous échangeons avec mon compagnon :
– « C’est une formidable opportunité, lance-t-il, et en plus, à ce prix-là c’est une véritable affaire. »
– « Il faudrait quand même connaître le montant des frais d’entretien, je le coupe, il n’y a pas que le prix d’achat. »
– « Il n’empêche, je serais toi, je n’hésiterais pas, insiste-t-il ».
C’est vrai que suis vraiment très emballée ! Je me vois déjà en balade, sur le dos d’Icare, en parfaite communion avec ma monture et la nature. Le lendemain, j’appelle Hélène et nous nous mettons d’accord sur un rendez-vous pour mon « essai » sur Icare. Le jour-dit, mon compagnon est en déplacement, je me rends donc seule à la propriété avec mes affaires d’équitation. Hélène m’accueille et me dit qu’elle a préparé Icare. Après m’être changée, Hélène m’amène au box d’Icare ; il a vraiment une stature très impressionnante.
– « Il va me falloir un tabouret, j’annonce à Hélène, il est très grand par rapport à mon petit mètre soixante et un…"
– « J’ai tout prévu dans le manège, me répond-elle. »
J’amène donc Icare dans le manège, je monte sur l’escabeau et ajuste mes étriers ainsi que mes rênes. En même temps c’est très intimidant de monter devant Hélène dont c’est le métier. Elle ne me donne aucune indication, me laisse piloter seule. Elle m’a quand même prévenue que le trot d’Icare n’était pas très confortable… Je mène donc ma monture sur la piste et commence à marcher au pas. En fait, je fais ce que je fais habituellement pour détendre mon cheval. Plusieurs tours au pas, à main droite puis à main gauche. Ensuite changement d’allure : du pas au trot. Je n’insiste pas sur le trot, car effectivement il est inconfortable. Mais quand même globalement, je suis très tendue ; la peur ne me quitte pas. En plus je me dis qu’Hélène doit le ressentir. Je tente malgré tout le galop à main droite, ma préférée. C’est mieux qu’au trot mais Icare va vite car il a des jambes très longues. Après je n'en peux plus, je n’ai aucune idée du temps que j’ai passé sur le cheval mais dans l’ensemble je ne suis pas fière de moi. Je m’arrête au milieu du manège et regarde en bas, comme pour mesurer la distance qui me sépare du sol. Enorme ! Je ne vais jamais arriver à descendre. Je prends mon orgueil à deux mains, me lance dans le vide, et atterris sur les fesses. Ma tête cogne le sol ; heureusement que j’ai une bombe… Je demande à Hélène de me montrer comment elle monte Icare car j’ai vraiment conscience de m’y être très mal prise. Elle saute sur son dos, avec une grande agilité -elle est un peu plus grande que moi, mais surtout elle fait du sport tous les jours-. Puis elle démarre au galop directement, d’un seul petit ordre avec le pied. La démonstration est évidente de facilité. Encore faut-il savoir ce que veut dire « dressé » pour un cheval. Je ramène Icare à son box et le desselle. Nous échangeons, Hélène et moi, en même temps. Je lui dis que j’ai l’impression de le « gâcher » en le montant. Elle m’assure qu’en travaillant, je pourrai retrouver mon équilibre, mais qu’il est hors de question pour elle de me laisser partir dans la nature à ce stade. Cela me semble complètement évident. Je ne suis pas certaine d’avoir l’énergie nécessaire pour faire tout ce travail. Je caresse Icare qui n’y est pour rien dans tout cela, qui m’a supportée sur son dos pendant cette reprise. Je suis dépitée, j’ai envie de pleurer mais je me retiens devant Hélène. Et si c’était la dernière fois… Et si je ne devais plus jamais remonter à cheval !
Et s’il y avait d’autres dernières fois ? Par exemple si je ne devais plus jamais faire du ski ? J’avais commencé cette activité un peu tard, j’avais quatorze ans. J’étais allée dans les Pyrénées avec mes copines du moment ; elles, elles savaient toutes skier. Alors pour ne pas les ralentir, je descendais les pistes bleues tout schuss, en criant pour alerter les personnes devant moi : « Attention ! » En général je finissais la piste sur les fesses, mais ça m’était égal, je trouvais cela très rigolo… Je n’ai jamais pris de cours, et avec le temps je passais partout sauf quand il y avait trop de bosses et que le sol était gelé. Avec mes parents nous faisions du caravaneige. Et comme ils étaient enseignants tous les deux, nous allions skier deux, voire trois fois dans l’année. Parfois, surtout au début, mon père venait avec moi. Lui  non plus n’avait pas pris de cours mais, en tant que professeur de sport, il avait des réflexes et beaucoup de bon sens. Une fois où j’étais bloquée sur un mur, il m’avait aidée à descendre en bloquant mes skis avec les siens (moi assise sur la piste). Puis il s’était partagé entre ma mère et moi, car tous les deux s’étaient mis au ski de fond. On se mettait d’accord sur un horaire de retour à la voiture, et globalement ils me faisaient confiance.
Ensuite, étudiante, profitant des appartements des copains-copines dans les Alpes, j’ai continué à entretenir ce plaisir. Puis, quand j’ai fondé une famille, nous avions décidé de mettre nos enfants sur les skis le plus tôt possible, et nous partions une à deux fois par an à Avoriaz, en mettant les petits à l’école de ski. Ainsi mon aîné a pu acquérir et conserver un bon niveau. Ma fille s’en sortait bien aussi jusqu’à ce qu’elle se fasse faucher par un adolescent qui sortait d’un chemin hors-piste, et qu’elle termine le séjour allongée dans l’appartement. Mon petit dernier passe partout lui aussi, et même s’il a eu moins l’occasion que les autres de skier, il se débrouille très bien.
Un jour que nous étions à Courchevel il y a quelques années maintenant, j’étais arrêtée en plein milieu d’une piste rouge pour reprendre mon souffle. Un groupe s’est approché et une jeune fille en repartant a accroché mon ski. J’ai commencé à dévaler la piste sur le dos, puis à perdre skis, bâtons… J’avais de la neige partout sur le visage et je descendais toujours et toujours, sans maîtriser ma course. Quand je me suis enfin arrêtée, mon fils aîné est arrivé tout de suite à mes côtés pour voir si j’allais bien. je n’avais rien de cassé, pas de mal en apparence. Mais quand il s’est agi de repartir, ça a été autre chose. J’avais une peur terrible, j’avais l’impression d’avoir toujours quelqu’un derrière moi qui allait me rentrer dedans… Je n’avançais plus, le moindre crissement de neige me terrorisait.
C’est ainsi qu’a commencé la fin de mes périodes ski. Toute ma confiance en moi s’était évanouie. J’ai réessayé, un hiver, un autre hiver, mais rien à faire. Peut-être aurais-je dû recommencer depuis le début : en chasse-neige sur des pistes vertes. La dernière fois, c’était à la fin d’un séjour, car nous continuions quand à aller à la montagne pour les enfants, il faisait beau, le neige était belle, les gens avaient l’air de bien s’amuser. J’ai voulu tenter ma chance, j’avais à nouveau envie. La piste bleue était un vrai boulevard sans bosses. Je l’ai descendue avec plaisir. Super ! Mais ensuite mon compagnon a voulu que j’en fasse une plus difficile et là ça s’est mal passé à nouveau ; j’ai fini la descente sur la moto des neiges du moniteur qui fermait la piste… Alors referai-je un jour du ski ?

Il y a certainement encore d’autres activités que j’ai abandonnées, comme le vélo par exemple, mais le ski et l’équitation sont les plus douloureuses car elles représentent pour moi des moments d’échanges avec des gens que j’aime, outre le plaisir intrinsèque qu’elles m’ont procuré. Alors dois-je accepter ces pertes en en restant là, ou persévérer, ou trouver d’autres moyens ? Dans les deux cas, cela signifierait certainement reprendre tout à zéro : pourquoi pas ? Je n’ai jamais que cinquante-trois ans…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire