Et
si c’était la dernière fois… Si je ne devais plus jamais remonter à cheval… Si
j’avais définitivement perdu cet équilibre fragile et nécessaire à une bonne et
confortable tenue sur cet animal… J’avais commencé l’équitation vers l’âge de
six ans un peu par hasard, car à l’origine c’était ma sœur qui devait en faire,
et moi de la danse classique. Mon père et moi l’accompagnions souvent quand
elle prenait ses cours le samedi après-midi. Pendant ce temps, je me promenais d’un
box à l’autre, donnant à certains des occupants des pommes, à d’autres des
fanes de carottes. En tout cas, en leur distribuant à tous des câlins et des
mots doux. Un jour, l’un des moniteurs, Morgan, avait repéré ma tendresse toute
particulière pour Tempête, un magnifique étalon noir comme l’ébène. Je ne
l’atteignais même pas au garrot tellement il était haut. Il me dit avec un
ton amusé :
– « Cela te plairait de faire un
petit tour sur Tempête dans le manège en briques ? »
Croyant
qu’il plaisantait, je n’osais pas même lui répondre. J’avais la sensation de
devenir rouge comme une tomate. La peau de mon visage me brulait. C’est alors
qu’il m’attrapa à la taille, et m’installa sur la selle de Tempête -qui, fait
du hasard bien entendu, était sellé car il rentrait de balade-. Je me souviens
d’avoir pensé qu’il était préférable de ne pas regarder par terre, par crainte
du vertige. Morgan ajusta mes pieds dans les étriers et prit les rênes pour me
guider au manège qui était tout près. Je ne savais pas si je devais continuer ou
arrêter là l’expérience. Mais étant plutôt curieuse et intrépide, je décidais
de le laisser faire. Morgan m’amena au milieu du manège et me donna les rênes
en m’expliquant comment je devais les tenir. J’avais déjà entendu tout cela
quand ma sœur avait débuté. Mais je n’avais jamais mis en pratique ces
conseils. « Et bien allons-y ! me dis-je, si ma sœur le fait je
dois pouvoir le faire »… Le moniteur ressangla Tempête et me demanda
d’aller sur la piste en donnant un petit coup de talon sur les flancs de mon
magnifique destrier.
– « C’est bien, dit-il, continue au
pas ».
Et
il me fit faire plusieurs tours de manège en me donnant des indications pour
être mieux positionnée, pour faire marcher Tempête plus ou moins vite, etc… Je
commençais à me sentir tout à fait bien sur mon cheval. Intérieurement j’étais
aux anges : je montais, ça me plaisait, et je m’en sortais ! Puis
Morgan m’expliqua que j’allais passer au trot, et comment j’allais procéder. La
pression montait. Juste avant d’arriver à un angle du manège, il me cria :
–
« Pour marcher au trot, marchez au trot ! ».
Le
signal était donné. Je suivis donc ses conseils et changeais d’allure. Au
début, je ballotais un peu sur ma monture. C’est sûr qu’en plus, pour Tempête,
j’étais un véritable poids plume ! Je m’appliquais donc à faire tout ce
que me disait Morgan, afin de trouver mon équilibre. Au bout d’un moment, cela
alla mieux mais c’était quand même très fatigant et le moniteur me fit repasser
au pas.
–
« Félicite ton cheval » me demanda Morgan, « caresse-lui
l’encolure et parle-lui. »
Ce
que je fis immédiatement, trop heureuse de partager mon plaisir avec Tempête.
Je fis encore quelques tours au pas, goûtant ce moment nouveau et si agréable,
laissant mon corps se balancer au gré des mouvements de l’animal. Mais Morgan
avait décidé de ne pas en rester là : il commença à m’expliquer comment
passer au galop. Là, j’avais très peur mais le moniteur me fit remarquer que
cette allure était plus confortable que le trot et qu’il s’agissait simplement
d’adopter la bonne posture et de la garder, rênes bien tendues évidemment. Donc
avant un virage, il me fit passer au trot, puis avant le suivant me
lança :
–
« Pour aller au galop, allez au galop ! ».
Il
avait raison ! J’avais l’impression de danser dans les airs sur le dos de
Tempête ! C’était harmonieux, équilibré, naturel… et beaucoup moins haché
et fatigant que le trot. Malheureusement tout a une fin, et Morgan me fit
repasser au trot puis au pas successivement. Je félicitais abondamment mon
cheval, pour qui je ressentais une gratitude sans limite pour cette première
expérience.
– « Alors petite, me demanda
Morgan, comment te sens-tu ? »
– « C’est trop génial ! Lui
criai-je, essoufflée, « Tempête est vraiment trop génial ! »
Morgan était très heureux de ma réaction.
Il me fit retourner au milieu du manège, et m’aida à descendre.
– « Tu t’es très bien débrouillée », me
lança-t-il. Je rosis de plaisir.
Moins drôle, à l’extérieur, mon père me
cherchait partout depuis un quart d’heure, la reprise de ma sœur étant terminée.
Et jamais il n’aurait imaginé me trouver dans le manège en briques. Quand il
nous vit sortir tous les trois de là, Morgan, Tempête et moi, il ne comprit pas
tout d’abord. Il pensait que j’étais allée regarder le moniteur monter. Mais
Morgan lui dit :
– « Elle a de grandes aptitudes à
l’équitation votre fille ! »
– « Ma fille ? répliqua mon
père, quelle fille ? Ne me dites pas que vous l’avez fait monter, en me
désignant ! »
– « Mais si, poursuivit le
moniteur, elle a même fait du galop ! »
– « Mais vous êtes irresponsable,
cria mon père, ce peut être très dangereux, elle n’a aucune base ! Et même
pas de bombe sur la tête ! »
– « A vous de voir, continua
Morgan, maintenant elle en a… ». Puis il ramena tranquillement Tempête
dans son box.
Mon père était d’une colère !
– « Je t’INTERDIS de monter à
cheval sans mon autorisation, m’asséna-t-il.» Je me gardais bien de profiter du
moment pour lui expliquer que l’on aurait peut-être pu revoir les choses à ce
stade, ma sœur étant plus attirée par la musique.
Je restais ensuite de nombreuses années
sans monter régulièrement, mais profitant quand même de la moindre occasion. Je
me souviens notamment d’une fois : il faisait 30 degrés à l’ombre. Et ce
n’était que le matin ! Pour moi qui ai du mal à supporter la chaleur, ça
devenait intenable… Nous campions cet été-là dans le Lot, mes parents, ma sœur et
moi.
- « Je vous propose une balade à
cheval dans les falaises en haut du Causse, lance mon père, qui fourmille
toujours d’idées. Je me suis renseigné hier, poursuit-il, il y a un centre
équestre à un quart d’heure d’ici ; ils organisent des sorties assez
sportives ! »
- « Je suis partante !, je
m’exclame, sautant de joie sur moi-même. Et toi, ça te dit ? Je demande à
ma sœur. »
- « Mouais, je serais bien restée
bronzer, mais si vous y tenez… marmonne-t-elle. »
- « Je confirme alors pour trois
personnes ?, questionne Papa, pour quinze heures ça vous convient ? »
Et nous voilà partis en jean et baskets.
Il fait meilleur dans la voiture, on a mis la « clim » à fond. Nous
arrivons au centre équestre à l’allure de ranch, complètement perdu en plein
Causse. Le peu d’herbe qui reste est jauni partout, je me demande ce que les
chevaux peuvent bien encore manger. Papa s’avance vers le responsable qui
arbore un chapeau de cow-boy. :
- « Bonjour, nous avons réservé
pour une balade à 15 heures », dit-il avec son sourire charmeur en tendant
la main à «Lucky Luke» ».
Ce dernier nous regarde de travers, ma
sœur et moi, surtout moi d’ailleurs :
- « Vous savez monter, demande-t-il
sans même rendre à mon père son salut. Vous êtes « galop »
combien ? »
Très drôle. Ni ma sœur ni moi n’avons
jamais passé de galop ; ce n’est pas cette approche de l’équitation que
nous avons adoptée. Les tours dans les manèges et les sauts d’obstacles, ce
n’est pas tellement notre truc. Nous avons acquis les techniques nécessaires
pour faire à peu près tout et n’importe quoi, du tout terrain somme toute… Comme
nous ne sommes pas en mesure de lui apporter de réponse claire, il attribue
donc à chacun d’entre nous un cheval pour vérifier en action nos capacités. Il
regarde si nous savons respecter les règles de circulation dans le manège, nous
fait faire quelques figures classiques et nous observe aux trois allures de
base. Revenus au pas, nous flattons l’encolure de nos montures respectives et
guettons le verdict de notre accompagnateur. Il semble satisfait et nous
propose donc un parcours qui grimpe tout en haut des falaises du Causse.
- « Il y a un très important
dénivelé, explique-t-il, mais vous verrez, le point de vue là-haut est unique. »
Le temps de ressangler une dernière fois
nos destriers et nous voilà partis à la file indienne, le cow-boy en tête, puis
mon père, moi, et ma sœur en fin de cortège. Il fait encore plus chaud que le
matin, mais nous sommes tellement heureux d’être à cheval, en pleine
nature ; et puis, après un passage assez rapide dans l’herbe brûlée par le
soleil, nous arrivons dans une zone plus boisée. Cette végétation nous procure
déjà quand même un peu de fraîcheur. Nous allons au pas un certain temps puis
brusquement la montée s’accentue fortement et nous passons rapidement au trot
enlevé puis au galop. C’est étrange, le chemin que nous empruntons est parfois
pavé, de la largeur d’une carriole, bordé d’arbres de plus en plus hauts. Nous
ressentons en même temps l’ivresse de la vitesse, la puissance de nos montures
et leurs efforts non retenus, ainsi qu’une brise de plus en plus appréciable. A
mi-course, il nous propose un arrêt pour reposer les chevaux et nous explique
que nous empruntons un ancien chemin de poste : c’est par là que passaient
les calèches ou les cavaliers pour porter au plus vite les messages importants
à leurs destinataires. En plus il y a un côté historique : c’est vraiment
complet ! Nous repartons ensuite au galop jusqu’au sommet des falaises. La
vue qui s’offre à nous est à couper le souffle : nous sommes montés très, très
haut. En bas, tout nous semble minuscule : la rivière, quelques personnes,
le ranch, les routes… Nous mettons pied à terre pour laisser nos montures
reprendre leur souffle, et brouter quelques herbes -bien plus appétissantes que
celles d’en bas tout de même-. Nous resterions bien là des heures, mais le
cow-boy nous explique que nous avons fait beaucoup de chemin à l’aller et que
le retour, forcément au pas, sera beaucoup plus long. Nous nous remettons donc
en selle rapidement. La descente est effectivement très différente. Comme notre
allure est moins rapide qu’à l’aller, nous pouvons profiter davantage du
paysage, envoutant. Il reste çà et là quelques pavés sur le chemin, usés par le
temps. La forêt n’est pas sombre mais plutôt dégagée au contraire, laissant
filtrer de nombreux traits de lumière. On entend des animaux (des oiseaux
surtout) que l’on ne voit pas. Par terre, de la mousse alterne avec des fougères.
C’est tout ce que j’aime : du vert, la nature non souillée, une
température agréable à l’ombre… Quelle bonne idée a eu mon père ! Après
avoir marché longtemps, nous arrivons à nouveau dans la vallée ; il reste
un peu de chemin à parcourir jusqu’au ranch. Lorsque le terrain est
complètement plat et sans obstacles, nous remettons nos chevaux au trot puis au
galop. Je suis déjà triste que cette balade touche à sa fin. J’espère que nous
en ferons d’autres pendant notre séjour… Soudain, je ne vois plus mon père sur
le dos de son cheval devant moi. Affolée, j’accélère mon allure pour tenter de
rattraper sa monture. Peine perdue, celle-ci a l’air de savoir pertinemment où
elle va et surtout elle est très pressée d’y aller. Je m’aperçois bientôt
qu’elle se dirige en fait vers l’abreuvoir du ranch : c’est vrai que les
chevaux n’ont rien eu à boire pendant toute cette promenade par temps très
chaud. Mais ça ne me dit pas où mon père a bien pu passer ! Finalement
lorsque la bête parvient à destination et s’arrête brusquement, je m’aperçois
que mon père est passé sous son ventre ! Il se dégage le plus vite qu’il
peut et se laisse tomber à terre, sous le cheval, en bougonnant.
- « Dès qu’il a aperçu le ranch au
sortir de la forêt, il a fait un si violent écart que j’ai perdu l’équilibre,
raconte-t-il en bougonnant. »
Je ne peux m’empêcher d’éclater de
rire : dire que je le cherchais et qu’il était juste devant moi, sous le
cheval ! Quelle aventure ce jour-là !
Puis, quand je fus étudiante à Paris, c’est-à-dire
vers dix-huit ans, je m’inscrivis dans un club à Versailles. Pendant trois ans,
j’y appris effectivement les bases de manière plus académique. Le dernier hiver
malgré tout fut un peu rude. Je me souviens d’une fois où le sol était très dur
car gelé, et qu’il fallait quand même faire sortir les chevaux pour les
dégourdir. Ils étaient tout excités par le froid et arriva ce qui devait
arriver depuis longtemps, ma monture m’envoya par terre ! Je ressentis sur
le coup un choc violent au niveau des fesses et eus beaucoup de mal à me
relever. En fait, je m’étais fêlé le coccyx. Pendant un bon mois, m’asseoir et
me pencher furent des calvaires. J’avais un ami dans cette école qui avait une
maison de campagne en banlieue parisienne, et qui montait le week-end dans un
club à proximité. Un jour il m’invita à en profiter. Je lui expliquais
l’histoire de la chute de l’hiver d’avant.
– « Et bien justement, il est temps
de se remettre à cheval, me dit-il, tu ne vas pas renoncer quand
même ! »
Il insista tellement que je me décidai à
le suivre. Nous voilà partis pour une reprise dans son club. Au début, tout se
passa bien. Puis le moniteur décida, après avoir testé nos compétences, de nous
faire sauter. Au début, un petit obstacle. Dès le premier passage je fis un vol
plané mémorable, alors qu’il n’y avait pas une réelle difficulté. Il m’ordonna
de remonter à cheval immédiatement. Au deuxième passage, j’étais assez
déséquilibrée mais je ne tombais pas. Finalement je pus terminer la reprise à
peu près correctement. Et je remerciai intérieurement chaleureusement mon ami
et le moniteur, sans lesquels je n’aurais pas recommencé à monter.
L’année dernière j’ai eu l’occasion de
rencontrer une jeune fille qui avait son propre cheval, et qui m’a expliqué
qu’elle le mettait en pension dans un endroit où il n’y avait que des chevaux
de propriétaires.
– « D’ailleurs, me dit-elle, il y a
un magnifique cheval de selle français à vendre en ce moment. Une véritable
opportunité. Tu devrais aller voir Hélène, la propriétaire du site. »
Et elle me donne son numéro de
téléphone. Sur un coup de folie, j’appelle, prends rendez-vous. Nous y allons
avec mon compagnon. D’abord le domaine est magnifique, grand, propre, calme et
dépaysant. Hélène nous accueille avec chaleur. Elle nous fait visiter
l’endroit. Rien à voir avec ces clubs où on fait de « l’équitation
industrielle ». Puis elle nous parle d’Icare, le cheval de selle
français :
– « Je l’avais acheté pour mon
compagnon, pour qu’il se mette à l’équitation, nous dit-elle, mais
définitivement il n’a pas envie, ce n’est pas son truc. Je ne peux pas garder
Icare comme ça, avec personne pour le monter. Il est complètement dressé. Vous
voulez le voir ? »
– « Avec plaisir, lui
répondis-je ».
Elle nous guide vers un champ dans
lequel j’aperçois plusieurs chevaux au loin. Hélène les appelle. L’un d’eux
arrive droit sur moi : je le sais, je le sens, c’est Icare ! Il est
magnifique ! Majestueux ! Il me fait penser à Tempête tellement il
est grand… Je lui fais un câlin qu’il semble apprécier.
– « Et bien dites donc il vous a
adoptée, sourit Hélène ».
Je m’imagine sur le dos d’Icare, et
j’explique à Hélène ce que je recherche :
– « En fait, ce que je voudrais,
c’est faire ce que je faisais avant, partir en balade sur un cheval, sans
contrainte. »
– « A partir du moment où il sera à
vous et où j’aurais pu vérifier que vous avez les compétences pour, ce sera
possible, répond-elle. »
– « Il faudrait que je me remette
en selle, ajoutai-je, cela fait des années que je ne suis pas montée. »
– « Si Icare vous intéresse, venez
l’essayer, propose Hélène. »
– « Je vais y réfléchir et je vous
rappelle, lui dis-je. »
C’est toute excitée sur le chemin du
retour que nous échangeons avec mon compagnon :
– « C’est une formidable opportunité,
lance-t-il, et en plus, à ce prix-là c’est une véritable affaire. »
– « Il faudrait quand même
connaître le montant des frais d’entretien, je le coupe, il n’y a pas que le
prix d’achat. »
– « Il n’empêche, je serais toi, je
n’hésiterais pas, insiste-t-il ».
C’est vrai que suis vraiment très
emballée ! Je me vois déjà en balade, sur le dos d’Icare, en parfaite
communion avec ma monture et la nature. Le lendemain, j’appelle Hélène et nous nous
mettons d’accord sur un rendez-vous pour mon « essai » sur Icare. Le
jour-dit, mon compagnon est en déplacement, je me rends donc seule à la
propriété avec mes affaires d’équitation. Hélène m’accueille et me dit qu’elle
a préparé Icare. Après m’être changée, Hélène m’amène au box d’Icare ; il
a vraiment une stature très impressionnante.
– « Il va me falloir un tabouret,
j’annonce à Hélène, il est très grand par rapport à mon petit mètre soixante et
un…"
– « J’ai tout prévu dans le manège,
me répond-elle. »
J’amène donc Icare dans le manège, je
monte sur l’escabeau et ajuste mes étriers ainsi que mes rênes. En même temps
c’est très intimidant de monter devant Hélène dont c’est le métier. Elle ne me
donne aucune indication, me laisse piloter seule. Elle m’a quand même prévenue
que le trot d’Icare n’était pas très confortable… Je mène donc ma monture sur
la piste et commence à marcher au pas. En fait, je fais ce que je fais
habituellement pour détendre mon cheval. Plusieurs tours au pas, à main droite
puis à main gauche. Ensuite changement d’allure : du pas au trot. Je
n’insiste pas sur le trot, car effectivement il est inconfortable. Mais quand
même globalement, je suis très tendue ; la peur ne me quitte pas. En plus
je me dis qu’Hélène doit le ressentir. Je tente malgré tout le galop à main
droite, ma préférée. C’est mieux qu’au trot mais Icare va vite car il a des
jambes très longues. Après je n'en peux plus, je n’ai aucune idée du temps que
j’ai passé sur le cheval mais dans l’ensemble je ne suis pas fière de moi. Je
m’arrête au milieu du manège et regarde en bas, comme pour mesurer la distance
qui me sépare du sol. Enorme ! Je ne vais jamais arriver à descendre. Je
prends mon orgueil à deux mains, me lance dans le vide, et atterris sur les
fesses. Ma tête cogne le sol ; heureusement que j’ai une bombe… Je demande
à Hélène de me montrer comment elle monte Icare car j’ai vraiment conscience de
m’y être très mal prise. Elle saute sur son dos, avec une grande agilité -elle
est un peu plus grande que moi, mais surtout elle fait du sport tous les jours-.
Puis elle démarre au galop directement, d’un seul petit ordre avec le pied. La
démonstration est évidente de facilité. Encore faut-il savoir ce que veut dire
« dressé » pour un cheval. Je ramène Icare à son box et le desselle.
Nous échangeons, Hélène et moi, en même temps. Je lui dis que j’ai l’impression
de le « gâcher » en le montant. Elle m’assure qu’en travaillant, je
pourrai retrouver mon équilibre, mais qu’il est hors de question pour elle de
me laisser partir dans la nature à ce stade. Cela me semble complètement
évident. Je ne suis pas certaine d’avoir l’énergie nécessaire pour faire tout
ce travail. Je caresse Icare qui n’y est pour rien dans tout cela, qui m’a
supportée sur son dos pendant cette reprise. Je suis dépitée, j’ai envie de
pleurer mais je me retiens devant Hélène. Et si c’était la dernière fois… Et si
je ne devais plus jamais remonter à cheval !
Et s’il y avait d’autres dernières
fois ? Par exemple si je ne devais plus jamais faire du ski ? J’avais
commencé cette activité un peu tard, j’avais quatorze ans. J’étais allée dans
les Pyrénées avec mes copines du moment ; elles, elles savaient toutes
skier. Alors pour ne pas les ralentir, je descendais les pistes bleues tout
schuss, en criant pour alerter les personnes devant moi :
« Attention ! » En général je finissais la piste sur les fesses,
mais ça m’était égal, je trouvais cela très rigolo… Je n’ai jamais pris de
cours, et avec le temps je passais partout sauf quand il y avait trop de bosses
et que le sol était gelé. Avec mes parents nous faisions du caravaneige. Et
comme ils étaient enseignants tous les deux, nous allions skier deux, voire
trois fois dans l’année. Parfois, surtout au début, mon père venait avec moi.
Lui non plus n’avait pas pris de cours
mais, en tant que professeur de sport, il avait des réflexes et beaucoup de bon
sens. Une fois où j’étais bloquée sur un mur, il m’avait aidée à descendre en
bloquant mes skis avec les siens (moi assise sur la piste). Puis il s’était
partagé entre ma mère et moi, car tous les deux s’étaient mis au ski de fond.
On se mettait d’accord sur un horaire de retour à la voiture, et globalement
ils me faisaient confiance.
Ensuite, étudiante, profitant des
appartements des copains-copines dans les Alpes, j’ai continué à entretenir ce
plaisir. Puis, quand j’ai fondé une famille, nous avions décidé de mettre nos
enfants sur les skis le plus tôt possible, et nous partions une à deux fois par
an à Avoriaz, en mettant les petits à l’école de ski. Ainsi mon aîné a pu
acquérir et conserver un bon niveau. Ma fille s’en sortait bien aussi jusqu’à
ce qu’elle se fasse faucher par un adolescent qui sortait d’un chemin
hors-piste, et qu’elle termine le séjour allongée dans l’appartement. Mon petit
dernier passe partout lui aussi, et même s’il a eu moins l’occasion que les
autres de skier, il se débrouille très bien.
Un jour que nous étions à Courchevel il
y a quelques années maintenant, j’étais arrêtée en plein milieu d’une piste
rouge pour reprendre mon souffle. Un groupe s’est approché et une jeune fille
en repartant a accroché mon ski. J’ai commencé à dévaler la piste sur le dos, puis
à perdre skis, bâtons… J’avais de la neige partout sur le visage et je
descendais toujours et toujours, sans maîtriser ma course.
Quand je me suis enfin arrêtée, mon fils aîné est arrivé tout de suite à mes
côtés pour voir si j’allais bien. je n’avais rien de cassé, pas de mal en
apparence. Mais quand il s’est agi de repartir, ça a été autre chose. J’avais
une peur terrible, j’avais l’impression d’avoir toujours quelqu’un derrière moi
qui allait me rentrer dedans… Je n’avançais plus, le moindre crissement de
neige me terrorisait.
C’est ainsi qu’a commencé la fin de mes
périodes ski. Toute ma confiance en moi s’était évanouie. J’ai réessayé, un
hiver, un autre hiver, mais rien à faire. Peut-être aurais-je dû recommencer
depuis le début : en chasse-neige sur des pistes vertes. La dernière fois,
c’était à la fin d’un séjour, car nous continuions quand à aller à la montagne
pour les enfants, il faisait beau, le neige était belle, les gens avaient l’air
de bien s’amuser. J’ai voulu tenter ma chance, j’avais à nouveau envie. La
piste bleue était un vrai boulevard sans bosses. Je l’ai descendue avec
plaisir. Super ! Mais ensuite mon compagnon a voulu que j’en fasse une
plus difficile et là ça s’est mal passé à nouveau ; j’ai fini la descente
sur la moto des neiges du moniteur qui fermait la piste… Alors referai-je un
jour du ski ?
Il y a certainement
encore d’autres activités que j’ai abandonnées, comme le vélo par exemple, mais
le ski et l’équitation sont les plus douloureuses car elles représentent pour
moi des moments d’échanges avec des gens que j’aime, outre le plaisir
intrinsèque qu’elles m’ont procuré. Alors dois-je accepter ces pertes en en
restant là, ou persévérer, ou trouver d’autres moyens ? Dans les deux cas,
cela signifierait certainement reprendre tout à zéro : pourquoi pas ?
Je n’ai jamais que cinquante-trois ans…
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