Et si c’était la dernière fois
que je mettais les pieds dans cette salle ? Et si c’était la dernière fois
que je leur parlais ? Ça me manquerait un peu, tout de même. Bien qu’on ne
puisse pas dire qu’ils soient irréprochables.
Ils me haïssent, ils me
craignent, ils me dédaignent et ils m’ignorent. Ils me renvoient, me mettent
des mots, des heures de colle et puis c’est tout. Ils ne voient pas que je
n’attends que de l’espoir, ils ne voient pas que chez moi c’est un malheur
continu. Ils sont aveugles, ils ne voient pas que je veux faire des efforts
mais que je n’y parviens pas. Pour eux, c’est moi. Le Cancre.
Je l’avoue, j’ai passé des heures
à inventer des blagues pour les agacer. Je le reconnais, je n’ai jamais
travaillé. Je me repens : oui, jamais je n’ai écrit ma leçon. Mais si à
chaque fois que l’on fait des erreurs on ne peut pas se faire pardonner, si on
ne peut même plus s’excuser ici-bas, je ne sais plus ce que je fais là.
Alors je les regarde, un par un,
d’un air un peu piteux mais pas trop quand même -ils doivent comprendre que
malgré tout, je ne les porte pas dans mon cœur. Je me rends compte que tout ça
va me manquer s’ils me renvoient à jamais. Que même mon professeur de français
et ses renvois continuels, que même mon détestable professeur d’anglais, que
cet envahissant professeur d’Arts Plastiques, tous, ils vont me manquer. En fin
de compte, je pourrais faire des efforts, s’ils me pardonnaient. Alors je
bredouille :
-Je m’excuse.
Le CPE me toise sévèrement -c’est
qu’il commence à me faire peur !- et me lance méchamment :
-On ne s’excuse pas soi-même.
Je le regarde bêtement. Je n’ai
pas compris, mais ce n’est pas grave. Je laisse passer et, pensant bien faire,
je m’exclame :
-Je ne m’excuse pas
moi-même !
Ils ont un rire moqueur et me
regardent, les yeux plissés, un sourire mesquin aux lèvres. Je ne sais plus
trop où me mettre.
-Euh… Pardonnez-moi, je souffle.
Mais ça ne leur va pas non plus.
Le Principal hausse les sourcils et semble se demander si je suis bête ou si je
le fais exprès. Bip ! Mauvaise réponse. Je veux juste bien faire,
moi !
-Ce
n’est pas trop le moment, Thomas.
J’ai l’impression que les murs
s’écroulent lentement autour de moi. Que les mots prononcés par le Principal
arrivent doucement, très doucement à mes oreilles pour, après, m’heurter de
plein fouet. Si ce n’est plus l’heure des regrets, et bien je devrais y aller.
Mais je reste figé.
-Bon, et bien… Je suppose que
nous allons décider de la punition de Thomas.
La voix doucereuse d’un de mes
professeurs -je ne les regarde pas, je ne sais pas lequel d’entre eux parle- me
semble soudain lointaine, très lointaine. J’attends, pétrifié, que la sentence
arrive mais, étrangement, elle ne vient pas. Je m’apprête à entendre la voix
grave et lente du Principal, disant que je serais renvoyé définitivement, mais
ce n’est pas elle que j’entends. A la place, vient une voix un peu cristalline,
douce et enfantine.
-Je propose que nous discutions
un peu avant d’annoncer la sentence.
J’ouvre de grands yeux en reconnaissant
la voix. C’est une petite fille de ma classe, qui a un prénom un peu bizarre.
Hestia, ou quelque chose comme ça. On m’a dit que c’était un nom grec de
déesse, mais de quoi ? Le mystère règne.
Je ne comprends pas ce qu’elle
fait là alors qu’elle devrait être en cours, et apparemment, je ne suis pas le
seul à me poser des questions.
-Devant un tribunal, la loi
autorise l’accusé à avoir un avocat.
Un silence un peu pesant suit
cette déclaration loufoque.
-Et…? demande le CPE, visiblement
surpris.
-Et je suis l’avocate de
Thomas !
Ça y est, je suis totalement
désemparé. Je m’apprête à lui dire de déguerpir, parce que je n’ai pas besoin
de son aide, mais curieusement, aucun son ne sort de mes lèvres. Je ne savais
pas qu’on pouvait devenir paralysé à cette vitesse. C’est fou, le corps humain.
Je sens que la présence d’Hestia inquiète les professeurs mais moi elle
m’apaise. Je suis tout de suite plus calme et moins nerveux.
-Commençons.
-Je t’en prie ! dit le prof
de maths. On est tous suspendus à tes paroles, ma chère.
Je vois bien que c’est ironique
et un fond méchant. Hestia prend un air peiné, ça lui fait mal. Mes poings se
contractent et je pince les lèvres. Qu’ils me haïssent, qu’ils
m’injurient ! Mais elle, elle n’y est pour rien. Pourtant, c’est avec
assurance qu’elle entame son discours.
-Et bien voilà. Je pars du fait
que je n’ignore pas que Thomas est en tort.
Elle veut m’enfoncer, ou
quoi ? Je lui lance un regard paniqué et elle me sourit.
-Thomas, il nous a causé beaucoup
de soucis cette année. Il nous a énervé, embarrassé, il a été pénible. Il nous
a gâché des heures de cours. Thomas, moi, je ne l’aime pas. Il n’y a aucune
amitié qui circule entre nous, et je crains que ce soit à jamais le cas. Oui,
Thomas, c’est un garçon insolent. C’est un élève qui ne fait rien. C’est un
« cas lourd », comme vous dîtes. Et peut-être même un cancre. Mais
Thomas, c’est aussi un garçon qui manque d’affection. C’est aussi un élève qui
a des problèmes. Et c’est quelqu’un qui a besoin d’espoir pour tout miser
dessus.
Hestia marque une pause. Je
baisse la tête.
-Alors vous pourriez lui mettre
des mots, des heures de colle, vous pourriez le renvoyer. Mais à quoi cela nous
avance, à part à une vengeance personnelle ? Cela ne l’a pas fait avancer.
Le renvoyer n’arrangera rien. Et vous mentez si vous dîtes que vous pensez
arranger les choses en faisant ça.
Ce n’était plus des mots qui coulaient
de la bouche d’Hestia, c’était de la magie. J’avais les larmes aux yeux, car
elle avait raison. Et je pris le relai, voyant qu’elle me le tendait.
-C’est vrai. J’ai des problèmes.
Ma mère n’est jamais là, mon père me déteste. Je n’ai personne en qui faire
confiance, chez moi. Je n’aime pas l’école. Vous non plus, je ne vous aime pas.
Mais essentiellement car je sais que c’est réciproque. Bref. Vos punitions, je
m’en fous. Je préfère rien faire et avoir des heures de colle plutôt que de
bosser. Moi, bosser ? Vous voulez rire ? C’est une question de
principe, ouais !
Un regard appuyé d’Hestia vint
croiser mes yeux.
-Mais c’est elle qui a raison. Je
ne serais pas plus heureux si on me renvoie. Ça finira à l’internat, et adieu
ma belle liberté.
-C’est bon, on a compris, dit mon
professeur de français en me lançant un regard torve.
-Mais vous, bien sûr, ça vous
arrange, pas vrai ? j’hurle. Hein ? Vous débarrasser des cancres, ça
ne vous pose pas de problèmes ! Vous « nettoyez » le collège,
c’est ça ? Pour finir avec vos petits intellos ? Vous allez vous ennuyer, bon sang ! Et
vous dîtes être « enseignants » ? Mais enseignants de
quoi ? Du fait que les cancres, on arrive toujours à les virer ?
-STOP ! me coupe le CPE.
Thomas, tu te calmes, ou bien tu sors !
-Et bien je sors !
Je suis hors de moi. Je ramasse
mes affaires et sors en claquant la porte. Je m’en veux aussitôt. Ce n’est pas
la meilleure façon de remercier Hestia.
Je colle mon oreille contre la
porte de la salle des réunions. Et j’entends toute la discussion.
-Il s’est emporté, c’est tout,
dit la voix clame, douce et apaisante d’Hestia.
-Emporté ? tonne le prof
d’anglais. Je ne vois même pas pourquoi tu le défends.
-Je le défends parce que tout le
monde a une chance, et que malgré tout Thomas est quelqu'un de bien. C’est
dommage que vous refusiez d’entendre raison.
Elle va trop loin, c’est clair
comme de l’eau de roche. Je sens presque le regard furieux du professeur de
SVT.
-Hestia, reprend le Principal
d’une voix qui se veut calme et polie. Pourquoi n’irais tu pas en
récréation ?
-Parce qu’il n’est pas l’heure de
la récréation. Ça sonne dans vingt-cinq minutes.
-Je t’autorise à aller dans la
cour de récréation maintenant.
C’est plus qu’une autorisation,
c’est un ordre. Hestia semble l’avoir compris. Je l’entends soupirer. Elle sort
à son tour de la salle. Elle me voit.
Elle s’approche d’un pas chancelant
et je vois qu’elle a les larmes aux yeux.
-J’espère que ça va marcher, me
glisse-t-elle d’une toute petite voix.
-Oui, c’est sûr ! Tu es trop
forte, merci.
Je manque m’étouffer -ça doit
être la première fois que je dis ça- et je lui souris. Elle semble un peu
rassurée et fronce tout de même les sourcils, inquiète.
-Ça va aller.
Ma voix se veut rassurante mais
je suis persuadé qu’elle ne l’est pas, finalement. Hestia hoche la tête et va
en récréation.
Je reste dans le couloir.
J’attends. Les minutes passent, le temps s’allonge. J’ai horreur du temps. Je
regarde par la fenêtre. Hestia est toute seule dans la cour. Elle marche.
Malgré la fenêtre, j’entends les feuilles mortes qui craquent à chacun de ses
pas. La pluie commence à tomber. Elle tape contre la vitre de la fenêtre. Cela
fait une douce et triste musique. Hestia est toujours dehors, elle tourne en
rond depuis tout à l’heure, mais ça n’a pas l’air de la déranger. J’ai envie de
lui dire de rentrer, parce qu’elle va être toute mouillée, mais elle a l’air
mieux dehors que dedans. Moi aussi, je préférerais être dehors. Je serais plus
libre. Là, je suis un peu comme un oiseau en cage. Les gens, à l’intérieur de
la salle, veulent sûrement me couper les ailes.
La cloche sonne. Le brouhaha emplit
le collège. Et je reste dedans. Hestia se tient à l’écart des autres élèves.
Elle me fait peur, elle est toute pâle. Elle est recroquevillée dans un coin de
la cour, et la pluie tombe toujours sur sa tête. Ses cheveux sont trempés, et
des gouttes perlent sur ses joues. Du coup, j’ai l’impression qu’elle pleure et
ça ne me rassure pas.
La récréation se termine. Je suis
toujours dans ma cage. Franchement, les oiseaux, c’est fait pour voler, pas
pour rester enfermé. Mais il n’y a que cette petite fille, Hestia, qui s’en est
rendu compte. C’est bête.
Les élèves rentrent en cours.
Hestia est toujours dehors. Un surveillant la voit, lui dit de rentrer, mais
elle secoue vigoureusement la tête. Je comprends quelque chose comme
« j’attends qu’ils se décident ». Le surveillant hausse les épaules
et s’en va. La pluie cesse enfin de tomber. Le soleil revient peu à peu, mais
je me rends compte que, derrière ma fenêtre, il perd beaucoup en luminosité.
Puis la porte de la salle des réunions s’ouvre. Enfin ! Je fais un signe
de main à Hestia, elle lève doucement la tête et son visage s’illumine un peu.
Elle a peur, c’est certain. Peur pour moi. C’est gentil, et ça me donne un peu
de baume au cœur.
Le Principal me toise
dédaigneusement. Il commence à parler, mais je ne comprends rien. Il utilise
des mots savants, si bien que j’aurais bien aimé avoir un dictionnaire à côté
de moi. Mon souhait s’exauce : Hestia (dictionnaire sur pattes) arrive en
courant. Le CPE la voit et son visage se colore de rouge. Il est en colère. Je
ne l’écoute qu’à moitié, parce que je dois me concentrer sur ce que me dit le
Principal, mais je me rends bien compte qu’il la gronde. Ce n’est pas parce que
je suis fin observateur, c’est juste car j’entends la voix et le ton qu’il
emploie.
Hestia part. Il l’accompagne. Je
crois qu’il l’emmène en cours, et j’entends Hestia crier -pour une fois !-
« dîtes-moi ! ». Je ne comprends pas trop et je me concentre de
nouveau sur les mots bizarres du Principal. Il continue à déblatérer que je ne
suis qu’un incapable, que je ne sers à rien -mon amour propre en prend un coup
et je me mets à le détester- puis il dit un mot que je comprends. Sa voix ne
s’éteint pas mais je ne l’écoute plus. Le mot que j’ai compris, il est tout
simple. Il fait quatre lettres. Viré. Ce mot, c’est « viré ». Je suis
exclu définitivement du collège. Et moi qui avais pensé qu’ils accepteraient de
me redonner de l’espoir ! Mon moral tombe à zéro.
Je me tais, et hoche poliment la
tête comme si j’approuvais les paroles du Principal. J’ai envie d’en finir, et
vite. Il finit par se taire et puis je me tourne vers mes professeurs. Je me
sens trahi. Même eux ? J’avais été beaucoup trop naïf.
Les belles paroles d’une petite
fille ne suffisent donc pas ? Sont-ils si insensibles à ma douleur ? Seraient-ils
des monstres ? On me dit de partir, les cours sont terminés ou en tout cas
j’ai le droit de sortir du collège. Demain sera mon dernier jour. Et si je
regrettais ?
Je rentre chez moi. Mon père me
regarde d’un œil mauvais en buvant une bouteille de rhum.
-Viré ? Bien. Digne fils toi
être de père.
Il n’est même plus capable
d’aligner deux mots correctement.
Je me prends le plus gros savon
de ma vie quand je vais chez ma mère -mes parents sont divorcés. Elle ne pense
pas que je suis digne d’être son fils, contrairement à d’autres. Elle me crie
qu’après-demain, c’est « direction l’internat ». Au moins, je
pourrais dire au revoir à Hestia. C’est la seule qui m’a soutenue jusqu’au
bout. Je me dis qu’au collège, les autres « cancres » ont de la chance
d’avoir cette petite fille avec eux. Peut-être qu’un jour, elle pourra les
sauver puis les aider à travailler.
Le lendemain, au collège, c’est
le défilé des sourires narquois. Les élèves comme les professeurs. Ils sont
bien contents de se débarrasser de moi. Ça me rend malade de leur accorder
satisfaction, et surtout de devoir partir alors que j’avais une alliée. Le plus
dur reste à venir : regarder Hestia en face. Et si c’était la dernière
fois que je la voyais ?
Justement, la voilà. Elle me
regarde d’un air interrogateur. Je lâche d’un ton sec -pour en finir plus vite,
parce que ça me fait mal de le dire- :
-Viré. J’suis viré. C’est mort.
C’est mort pour mon avenir, ma
liberté. Le professeur d’histoire nous dit d’entrer dans sa salle. Je détourne le
regard, mais pas à temps : j’aperçois malgré tout les larmes d’Hestia. On
dirait des petites perles qui coulent sur ses joues roses de poupée, et moi
aussi j’ai envie de pleurer. C’est dur, la vie.
Puis le professeur d’histoire
parle, parle et parle. Il écrit au tableau des lignes et des lignes en rouge,
en vert et en bleu. Et moi ça me fait mal à la tête, toutes ces questions qu’il
me pose, tous ces pièges, tous ces mots, toutes ces phrases… Je suis perdu.
Alors je me lève, je me dirige d’un pas digne au tableau. Le professeur,
interloqué, ne dit rien. Je prends le chiffon et j’efface le tableau. Tout. Les
définitions, les cours, les phrases, les points, les virgules, les mots,
tout !
Je prends un marqueur et dessine
un énorme bonhomme qui sourit sur le tableau. Aucune personne ne pipe mot, sauf
Hestia qui éclate de rire. Et moi, tout fier, je lui souris. Et si c’était la
dernière fois que… Oh, et puis non ! Ça ne sera plus la dernière
fois !
Et je sais que ce n’est pas ces
profs qui vont m’arrêter, ni le Principal, ni le CPE. Je sais que j’arriverais
à trouver le bonheur. Alors je fonce dans le bureau du Principal et je dis
d’une voix aussi calme que possible :
-Vous n’allez pas me renvoyer.
-Pardon ?
-Vous n’allez pas me renvoyer,
j’articule distinctement.
-Ah oui ? Et pourquoi ?
-Parce que ça voudrait dire que
vous êtes un bourreau du bonheur. Vous voulez me mettre en cage ? Les
oiseaux, ils ne peuvent pas s’envoler s’ils sont en cage, alors vous allez me
laisser !
Il ne comprend pas, mais je
continue :
-Je vous cède tout ! Je vais
même travailler ! Mais si je
dois partir, c’est « direction l’internat » et pour moi c’est prendre
un bus vers le terminus, direct !
Ma tirade n’est pas aussi
brillante que celle d’Hestia, elle est même vraiment nulle. Mais dans ma voix,
j’ai réussi à mettre mon espoir, ma tristesse, et tous mes sentiments. Le
Principal ne dit rien. Puis il acquiesce lentement, très lentement. Et moi
j’hurle de joie.
Deux jours plus tard. Hestia
sourit. Je lui souris. Elle m’a sauvé. Une hirondelle passe dans le ciel. Et
j’entends Hestia murmurer :
« Elle nous annonce des
jours meilleurs… »
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