J'ai honte. Il s'est
échappé de l'EPHAD, rue de la Tournée. Désespoir ? Délire
suicidaire ? Prémonition ? Il a du trouver l'eau du bief trop sale,
-la grande Boëlle, le cours secondaire de l'Orge, était trop peu profonde pour
s'y jeter-, ou trop loin pour lui, il a préféré le flux ferroviaire. Il s'est
installé dans la rame vide, et, tout de suite, il s'est effondré sur la
banquette. Il est sans doute mort entre Brueillet-Village et
Breuillet-Bruyères-le-Châtel, dans la dernière LARA. Mourir, comme ça, dans la
tiédeur solitaire du prénom de sa mère, mourir comme un retour à l'utérus,
mourir dans un TER, sous caténaire, pour une ultime mise à la terre... comme
s'il était au courant du futur et qu'il voulait, en partant, faire signe, faire
sens. Pathétique ? Il n'a guère attiré l'attention qu'à l'arrivée aux
Invalides, et encore, c'est le personnel de nettoyage qui a signalé le corps.
Une corvée de plus.
J'ai honte. Il
m'apportait un texte, encore un, écrit entre la journée de la femme et celle de
la francophonie. Depuis le rituel de Noël, j'avais différé deux fois ma visite
mensuelle, alors qu'il réclamait mon avis sur chacune de ses productions.
Quotidiennes, diurnes ou nocturnes. Comme une incontinence de l'esprit. J'étais si las de devoir supporter, à chaque
fois, ses délires paranoïaques de mythomane sénile et, bien sûr, sa lecture
entrecoupée par la toux, par les claquements du dentier, les raclements gras de
fond de gorge et, surtout, sa main maigre, tremblante, empoignant la mienne
comme s'il se doutait que je voulais fuir.
J'ai honte, il
méritait plus d'empathie. Je ne me suis jamais dit : « et si
c'était la dernière fois... », résigné que j'étais, en le quittant,
qu'il se battrait, une décennie au moins, pour qu'on l'édite encore, et qu'on
fête son centenaire.
J'ai honte. Je
l'avais depuis longtemps rangé dans les contraintes, dans les occupations
subies qui vous pourrissent un planning trop chargé. J'avais définitivement
conclu qu'il ne m'apportait plus rien de constructif, plus rien d'utile. Même
une promesse d'héritage ne justifiait pas que je sacrifie mon temps de vie pour
le partager avec celui de son délabrement.
J'ai honte. Pourtant,
j'y allais par respect pour ce qu'il fut, pour y cueillir l'accolade, pour ne
pas briser son dernier lien social, bref, pour tout un tas de bonnes mauvaises
raisons imposées par une éducation normale, normative, dont je me suis contenté
de transmettre les valeurs à mes enfants. Et eux ? Que feront-ils de moi, quand ce sera mon
tour ?
J'ai honte. Son corps
dans le confort de la destruction retardée, son esprit dans la tourmente d'un
monde qui change trop vite, qui n'a pas besoin de lui, qui le relègue à
quelques mètres cubes d'espace vital, cet assemblage-là ne pouvait que se
briser... Il était une entité particulière, originale, recluse, avec les doigts
qui s'agitent sans cesse sur un clavier pour convertir les dernières
sensations, intuitions, pour créer, créer encore un peu, tant qu'il reste
encore un peu d'énergie à transmettre, égocentrique, pour témoigner de ce qu'il
était. Sa peur de la mort, de l'oubli, de l'effacement : ça m'horripilait,
parce que j'étais convaincu que chaque humain vit où il veut, meurt où il doit,
et, surtout, ne compte pas plus qu'un grain de poussière dans une montagne de
granit qui finira en sable, au fond d'une fosse abyssale ou sous un tsunami.
J'ai honte : ça
se guérit peut-être en lisant ses dernières feuilles froissées dans son poing
serré dont il a fallu briser les phalanges, crispées comme les serres d'un aigle
foudroyé ? Je lis, c'est mon tour :
« Hémisphère
nord glacial, hémisphère sud surchauffé : effet Coriolis amplifié ?
Les protubérances solaires ? La rotation perturbée de notre Lune heurtée
par la comète de... ? Pour tout paranoïaque ou déçu de la zénitude
imposée par des dirigeants démagogues, irresponsables et manipulateurs, l'amalgame
de ces phénomènes exceptionnels laissait craindre que la planète serait tordue,
au niveau de l’Équateur, comme un fruit trop mûr dans les mains invisibles
d'une entité supérieure, furieuse de notre prolifération.
On a
pensé, tout l'hiver, que la neige incessante fondrait pour la kermesse
de Carnaval, puis pour la Chandeleur, puis .... Au printemps, avec une
épaisseur de plus de six mètres de hauteur en moyenne nationale, elle s'étalait
sur tout le territoire.
Les
éboueurs frottaient leurs grigris de travailleurs clandestins
régularisés pour que le soleil revienne. Les aides-soignantes ôtaient de leurs
étagères ces boules de verre kitsch qui emprisonnent les monuments célèbres du monde : aucune
main parkinsonienne ne voulait et ne pouvait plus secouer les flocons. Les
chaînes ont déprogrammé les rediffusions sur l'ours polaire ou le peuple inuit.
A chaque éclaircie, les piétons lançaient des bravos vers la trouée
lumineuse trop vite comblée. Les spécialistes tentaient de cibler les
coupables, les complices : volcans en éruption, fonte des glaciers andins et patagons,
pollueurs institutionnels, particuliers qui roulent, fument, surconsomment et
ne se sentent responsables de rien.
Car, dans
l'univers dématérialisé, on a continué à se fournir en bouillottes électriques.
Plusieurs wikis ont même alimenté le débat crucial : « se
camoufler sous la couette améliorera-t-il le taux de natalité qui
s'effondre ? » Les meilleurs ventes de jeu vidéo, elles,
concernèrent l'illustration de la sérendipité : tu cherches à te
réchauffer et, dans la moiteur des doudounes, au bout des mètres cubes de neige
pelletée pour garder circulantes les voiries, tu trouves meilleure hygiène de
vie ; tu cherches à manger dans les villes côtières plus tempérées, là où
les survivants se réfugient, et tu découvres que les algues, les insectes, dans
cet interminable hiver, ça peut faire légume et viande.
Bref,
ici, on s'est organisé. Là-bas aussi, d'ailleurs.
Mais
quand la banquise méditerranéenne s'est craquelée et que yachts, boutres, pneumatiques, paquebots de croisières et
pétroliers reconvertis sont apparus, armada de réfugiés climatiques, chassés
par la désertification entre les deux tropiques, elle est revenue, la peur
viscérale, aiguisée par trente ans de survie, trente années blanches. On a
retrouvé l'usage des batteries de missiles, dégagé des pistes goudronnées, des
autoroutes, réchauffé des réservoirs et, des heures durant, bombardé, coulé
toutes ces embarcations qui annonçaient le printemps.
Un
opposant au principe de précaution - « tue toujours ce qui menace
ta survie »- fit circuler ce tract subversif : « chaque
action se paie en énergie gaspillée. Quel est le coût de ce printemps si
longtemps attendu ? Nous avons éradiqué l'oiseau emblématique de cette
saison, ce monstre qui pond ses œufs dans le nid des autres, ce symbole qui
chantait dans les forêts. Les forêts que nos ancêtres se plaisaient à
traverser, en touchant, instinctivement, leurs porte-monnaies, au fond de leurs
poches, avec cette pensée gourmande : « c'est signe de
richesse ». Oui, c'en est fini des coucous et de la richesse de la
diversité. Y a-t-il encore de l'espoir ? » Quand on le débusqua,
on lui fit subir le châtiment de la marée noire : enchaîné, couvert de
goudron et de plumes synthétiques, on l'abandonna sur un iceberg, au large
d'une calanque de Cassis.
Il y en
eut d'autres, qui gravaient leurs slogans dans la glace ou criaient dans les
refuges souterrains que même les rats, entre eux, avaient plus de compassion.
Puis les hordes de camélidés, montés par les Barbares, déferlèrent dans les
banlieues des mégapoles azuréennes redevenues tempérées. C'est prouvé,
aujourd'hui comme jadis : la couleur du printemps n'est pas le vert mais
le rouge. Vivement l'été ? »
J'ai toujours
honte : il a traduit la montée de l'extrême-droite, la pollution, là, dans
ce village qui fut une vigne, qui eut des moulins et qui servait d'enclos aux
bestiaux, et qui était terre d'église et qui n'est plus qu'un… « Un
pacage de troupeaux humains qui migrent le matin dans la mégapole pour
l'équarrissage cérébral et refluent le soir en ruralité pour gérer, avec des
médicaments, leurs insomnies ou peupler de cauchemars leurs nuits, dont les
rêves sont phagocytés par les écrans : ça n'est pas la bonne manière pour
vivre ensemble, en harmonie avec les autres vivants, avec humilité et respect
du biotope... », c'était sa dernière description du bourg où nous
l'avions assigné à résidence, nous, ses descendants, dispersés le long des
tentacules de la pieuvre urbaine capitale.
Tout près de la
concession où l'attend, peut-être, maman, il y a un fils de déporté, un fils
qui devint député, maire, secrétaire d'état, ministre de la coopération et
l'arbitre d'un duel, un vrai, en 1967, entre deux hommes politiques. Personne
ne s'en souvient, bien que tout soit écrit sur sa pierre tombale : ça te
fera de la compagnie, papa, peut-être, s'il y a quelque chose après la mort, ce
que je ne crois pas. Tu ne m'as pas appris comme les choses sèches, coupées,
mortes, qu'il faut détruire pour que la vie triomphe, égratignent et
bouleversent, tu ne m'as pas enseigné le prix du printemps. Ou alors je ne t'ai
pas assez écouté, lu, compris.
Un moment de honte
est vite passé, normalement, dans notre époque si habile à distraire, à niveler
toutes les opinions, tous les sentiments, toutes les actions dans la purée
ludique de l'immédiateté, du plaisir facile et de la dérision des autres. Pourtant, là, dans ce cimetière où la neige a
converti toutes les tombes en moutons blancs, comme pour se moquer d'une
humanité qui resterait grégaire même après la mort, la honte me noue toujours
les tripes.
Les jeunes, chair de
notre chair, ne sont pas venus : il fait trop froid, ils n'ont pas le
temps, ils se souviennent à peine de lui, ils ont le droit de ne pas avoir de
devoirs de mémoire, nous les avons élevés comme ça.
Avec ma fratrie, nous
n'avons pas pu obtenir des pompes funèbres qu'on brûle d'autres fagots sur
l'emplacement prévu pour l'inhumation, alors nous jetons, sur les braises, des
pages, des centaines de pages, les siennes. Nous nous relayons pour en lire des
extraits à voix haute, nous n'avons pas de larmes, de peur qu'elles se glacent,
peut-être. Nous sommes tous grands-parents, nous savons qu'il est normal de
faire de la place au futur. Mais je ne suis pas certain que ça réchauffera la
terre profondément gelée. Je ne suis pas certain qu'il reste assez d'amour
entre nous, ni assez de souvenirs de toi pour sortir de l'hiver que tu nous as
prédit.
Dis coucou au
printemps, papa, et, s'il te plaît, laisse le revenir, merci.
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