samedi 2 mai 2015

Dernier voyage

Et si c’était la dernière fois que je les voyais?
Mon cœur se serra douloureusement à cette pensée, lorsque le train commença à s’ébranler puis à remonter le quai où je me tenais immobile. Incrédule, j’échangeai un dernier regard avec mes parents à travers la vitre. Ma mère leva vaguement  sa main. Les wagons défilèrent.
Mes parents étaient en route pour leur dernier voyage et je n’arrivais pas à y croire.
Ça ne devait pas se passer ainsi. Tout avait été organisé dans les moindres détails, et
pourtant ...ça ne devait pas se passer ainsi.
 
Le train partait à huit heures quinze précise, il arrivait à quai une dizaine de minutes avant, ce qui laissait largement le temps à mes parents de déposer le sac avec la bombe à bord. .
Sur le quai, il y avait foule: c’était les vacances de Pâques, et de nombreuses familles partaient en villégiature dans le Sud de la france. Ils  m’avaient emmené avec eux, moi, leur fille, leur unique enfant: une gamine de dix ans, jupe en jean et queue de cheval, grands yeux innocents.
 On était en 1972, dans une période de l’histoire française où de nombreux groupes anarchistes menaçaient de passer à l’action et adoptaient le terrorisme corme arme de prosélytisme. Mes parents faisaient partie d’un de ces groupes extrémistes, ils en étaient même l’âme, et aujourd’hui, ils avaient décidé de passer à l’acte.
Se rendaient-ils compte de ce qu’ils faisaient ? Avaient-ils une pensée pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui déambulaient autour de nous à pas pressés ? Je pense que oui, mais ils n’hésitèrent pas, pas plus qu’ils n’hésitèrent à m’abandonner le moment venu. Mes parents, ces monstres.
Nous devions, après la dépose de la bombe, prendre le train pour une petite ville de province,  pour nous mettre au vert, comme ils disaient, le temps que l’enquête et les coups de filet qui s’ensuivraient certainement dans leur milieu se tassent. Ma mère avait préparé notre valise, donné les clefs de notre appartement à la concierge. Après un court trajet en métro, nous avions mangé un croissant et bu un chocolat  au Train Bleu, et nous étions là, à attendre le train de huit heures quinze destination Marseille.
 
Le train arriva enfin à quai dans une odeur piquante de vieux goudron et de gazole. C’était un train à compartiments, à sièges en moleskine orange et fenêtres à guillotine.  Nous le longeâmes jusqu’à la voiture douze, mes parents avaient pris la précaution d’acheter des billets. Mon père me demanda d’attendre un moment sagement sur le quai, la valise à mes pieds. Ma mère et lui prirent le sac en vieux cuir fauve et grimpèrent dans la voiture, à la recherche de leur compartiment. Des gens montèrent derrière eux, certains avec des malles peu maniables, des enfants avec de petits paniers en osier.
Et là les choses se sont mises à aller de travers : un tas de malles en fer empilées les unes sur les autres bouchaient le passage dans le couloir. Une dame en vieux manteau de fourrure un peu mitée, plantée devant , s’excusait :
 -”Mon petit trésor s’est échappé, mon mari est parti à sa poursuite : regardez, ce sont eux sur le quai.”
De fait, une créature à longs poils trottinait rapidement hors de notre vue, pourchassée par un petit monsieur en costume sombre qui appelait inutilement :
 -”Trésor, Trésor, reviens voir maman!”
Quelques personnes dans la file sympathisèrent. Mon père tenta de déplacer les malles, la première bascula sur ses pieds, et je pus entendre son cri de douleur par la fenêtre descendue. Un échange d’invectives s’ensuivit. Mes parents étaient coincés entre la dame et ses malles, et les personnes pressées derrière eux. Les minutes s’écoulaient, je vis ma mère jeter un coup d’oeil à sa montre, soudain nerveuse. Ils décidèrent d’entrer dans le compartiment situé juste à leur côté, dont ils firent coulisser la porte vitrée. Ils furent aussitôt suivis par un couple et un garçon en culottes courtes, un ballon jaune au bout d’une ficelle à la main. Mes parents se consultèrent du regard : déposer avec précaution le sac  sur le rack à bagages au-dessus de leurs têtes et descendre. Il ne leur restait que quelques minutes.
Là-dessus, le contrôleur entra dans le compartiment.  Attiré par la commotion dans le couloir, il avait fait évacuer les malles pour rétablir la circulation. Il demanda à voir les billets, poinçonna celui de mes parents et leur signala qu’ils n’étaient pas dans le bon compartiment. Mes parents acquiescèrent et sortirent en hâte, mais le monsieur du couple les héla :
-” Vous oubliez vos bagages!”
Sur le quai, je passais d’un pied sur l’autre en assistant à toute la scène.
Le sac à la main, ils se dirigèrent rapidement dans le couloir enfin désencombré vers la  porte de sortie, afin de descendre sur le quai., je suppose. La sonnerie de fermeture des portes retentit. A ce moment, l’homme au petit chien dans les bras sauta à bord, les bousculant en leur barrant le passage. Les portes se refermèrent dans un chuintement. Trop tard.
Le train prit rapidement de la vitesse, emportant mes parents. La dernière chose que je vis fut le ballon jaune du petit garçon.
La bombe avait été réglée pour exploser à neuf heures trente, lorsque le train entrerait en gare d’Orléans. Il n’y avait pas d’arrêts précédents. Elle était de fabrication artisanale, bien sûr, avec un détonateur qui faisait tic tac, comme dans les films, et avait été conçue afin de faire le plus de dégâts possible et avec un peu de chance faire dérailler le train en ville. Pas moyen de la désactiver non plus, sans les outils et les précautions nécessaires.
Ils auraient pu tirer la sonnette d’alarme, aller trouver le conducteur. Ils auraient pu jeter le sac par la fenêtre ouverte en pleine campagne. Ils auraient pu sauver leur vie, celle du petit garçon au ballon jaune, celle de sa famille, celle du couple avec le chien poilu. Ils auraient  pu sauver la mienne, abandonnée seule sur le quai de la gare de Lyon.
Mais non. J’attendis jusqu’au soir, sur un banc, des pigeons à mes pieds. Vers midi, des rumeurs se répandirent, causant une certaine effervescence parmi les voyageurs: un train aurait déraillé, des centaines de morts. Ou bien une collision. Un incendie, un aiguillage défectueux.
L’armée se déplaça vers seize heures et commença  à contrôler les papiers d’identité des voyageurs et l’accès aux trains. Un message fut diffusé par haut-parleurs demandant à tous les passagers une vigilance constante. Une bombe avait explosé à bord d’un train ce matin, celui-ci avait quitté les rails, des wagons s’étaient encastrés les uns dans les autres. Des dizaines de mort. L’attentat n’était  pas revendiqué pour l’instant.
Mes parents avaient prévu de le faire par un coup de téléphone anonyme depuis Montargis, bien en sécurité dans leur planque.
 
Je ne les revis jamais.
Parfois, je pense à eux: ont-ils songé à moi, une fois leur décision prise, à ce que serait ma vie d’orpheline, à charge de cet état qu’ils combattaient justement avec vigueur? Se sont-ils installés dans leur bon compartiment cette fois, le sac sous leurs sièges, serrés dans les bras l’un de l’autre, car ils s’aimaient, mes parents ?
Au cours de ce dernier voyage, leur dernière heure de vie, ont-ils parlé de moi ou bien sont-ils restés sans un mot à contempler le paysage qui défilait par la fenêtre tel le film de leur vie ? Des banlieues, des champs en jachère, des deux-chevaux sur les routes?
Je ne le saurais jamais non plus.

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