samedi 2 mai 2015

Le Ciel

        -Et si c’était la dernière fois que je tente cette expérience. J’aimerais tellement y croire. En tout cas, le bleu du ciel me manque. J’espère qu’il fera beau quand on sortira de cette boîte.
-Courage ! Ce sera bientôt fini, lui répondit-il.
-Qu’est-ce que tu en sais ?
-J’ai acheté une montre juste avant de partir. Et si j’ai bien compté les tours, on ne va pas tarder à arriver.
-Tant mieux car j’en ai franchement marre de cette lumière artificielle.

          Yanfei et Zhulin avaient fait connaissance au cours de leur voyage. Peu à peu, presque inconsciemment, ils s’étaient mis à l’écart, au sein de l’étroit espace vital qui était le leur depuis trois jours, depuis qu’ils avaient embarqué clandestinement dans ce semi-remorque à la sortie de l’aéroport de Moscou.
Toutefois, ils partageaient avec leurs compatriotes d’aventure la même aspiration à émigrer de leur Chine natale. Comme eux, ils espéraient faire fortune ailleurs, ou du moins prétendaient à cette réussite sociale qu’ils pourraient ensuite exhiber aux yeux des autres.

-Ne te fait pas trop d’illusions pour ton ciel bleu. Il paraît qu’en Angleterre il est bien souvent gris, intervint Bingwang.

Ce dernier, sans trop sans cacher, s’était rapproché d’eux. Doyen de la petite communauté et s’était octroyé, à ce titre, le droit d’épier sans discrétion la moindre conversation privée. Il est vrai que la promiscuité était de mise à chaque instant, et toute relation intimiste pouvait paraître suspecte, du moins incongrue.

          -Même s’il pleut, je serai contente de sortir de là-dedans, se défendit-elle d’un ton sec.
          Bingwang, vexé de l’effronterie dont il fut victime publiquement, ajouta aussitôt en se retournant :
          -Peut-être… mais dès qu’on sera livrés dans la nature, il faudra bien se trouver un toit.

          L’allusion de Bingwang n’avait pas échappé à un jeune homme assis en tailleur.
          -T’as des connaissances là-bas ? demanda-t-il à Bingwang qui jubilait de se voir poser la question.
          -Oui, bien sûr. Je ne serai pas parti sans être certain d’être hébergé et d’avoir un travail qui m’attend.

          Il avait volontairement et suffisamment haussé la voix pour se faire entendre de tous malgré le bruit strident des essieux qui les accompagnait depuis le début de leur périple. Il semblait avoir réussi son effet car il fut rapidement assailli de questions pour son plus grand plaisir.

          D’aucuns lui demandaient un travail, d’autres une place de « lit » dans un dortoir, et on se disputa bientôt pour obtenir la primauté de ses faveurs. Il était devenu l’espoir de ses compatriotes. Cela flattait son orgueil, il était à l’apogée de sa gloire. 

-Comment pouvez-vous prétendre débarquer comme ça dans un pays si vous n’y connaissez personne, ironisa Bingwang.
          -Si. Maintenant on te connaît ! dit Yanfei, d’un air narquois.
          -Bon on verra, continua-t-il. Mais, il faudra que j’insiste. Mes amis ne sont pas riches. Et puis il vous faudra savoir être reconnaissance vis-à-vis de moi pour l’effort que j’aurais fait pour vous…

          Bingwang guettait les réactions.

-Tu prends combien ? s’enquit Zhulin sous le regard réprobateur de Yanfei.
-Oh ! Je n’ai pas l’intention de vous demander une gratitude éternelle. Nos routes se sépareront et vous devrez être libres d’aller où bon vous semblera, fit-il sentencieux. Et moi aussi d’ailleurs ! Je ne percevrai pas de taux fixe sur chaque salaire à venir. Je ne demanderai en fait que la première paie…
-En intégralité ?
-Cela paraît normal. fit Bingwang.
-Il faut bien s’aider, ajouta une jeune femme.
-Mais vous ne voyez pas qu’il va nous taxer de l’argent ! s’emporta Yanfei.
-Et bien, t’as qu’à refuser et aller retrouver ton ciel gris ! reprit encore un jeune homme.

Bingwang savourait sa victoire. Il avait acquis leur confiance et cela pouvait devenir juteux pour lui.

Un silence s’instaura au sein de l’assemblée vulnérable. La route devint caillouteuse et le camion s’enfonçait allègrement dans de nombreux nids de poules.

-On doit être en Pologne ! fit Yanfei.
-Pourquoi ça ? questionna une congénère.
-Parce que les routes y sont, paraît-il, aussi mauvaises que chez nous. On sentira qu’on est proche d’arriver lorsque la route sera lisse.
-Il ne faudrait pas se faire arrêter maintenant.
-Ils ne sont plus communistes ici, tu sais.
-Peu importe. Ici, ou plus loin, il ne vaudrait mieux pas se faire arrêter du tout.
-Il paraît qu’ils fouillent tout en arrivant à la frontière allemande.
-Ouais ! J’ai entendu dire qu’ils mettaient le feu pour voir s’il y avait des gens qui sortaient.
-C’est des foutaises, tout ça ! Et vous allez nous porter malheur avec vos histoires. J’ai envie de voir mon ciel bleu, moi ! Et même s’il est parfois gris, ajouta encore Yanfei.

Il est vrai que chacun s’était déjà endetté mais c’était la règle du jeu. Ils l’avaient tous acceptée, mais Yanfei abhorrait qu’on rajoute des sommes non préalablement prévues, qu’on profite de la situation.

Le camion ralentit subitement et finit même par freiner.

-On s’est déjà arrêté pour la pause du chauffeur ce matin…
-Il a l’air d’avoir été surpris pour piler comme ça.
-C’est vrai, je ne comprends pas.
-Ca doit être un contrôle de la police de la route !

Zhulin examina sa montre. Il semblait réfléchir devant le cadran.

-Tu t’es fait avoir ? Ta montre nous aurait-elle menti ? le taquina Yanfei devant sa mine déconfite, alors qu’elle était bien la seule à profiter de l’événement.

Une jeune femme la regarda hébétée.
Bingwang, quant à lui, en était réduit à tendre l’oreille.
Le camion s’arrêta finalement avec une violente secousse qui les fit tous chanceler. Ils guettèrent le bruit de la portière de la cabine dont la triple fermeture leur aurait signifié danger imminent. Rien, aucun son. Le conducteur ne paraissait pas disposé à descendre.

-On est peut-être arrivé dans une ville avec de la circulation ? intervint l’un d’entre eux.
-Tais-toi !
-Je suis curieuse de voir le temps qu’il fait ! N’est-ce pas ? fit Yanfei en s’adressant à Bingwang, avec un brin de malice totalement déplacé.
Celui-ci était blême. Il dévisagea avec colère cette impertinente.
Zhulin, de son côté, restait figé au-dessus de sa montre. Il savait qu’ils ne pouvaient en aucun cas être déjà parvenus à destination.

Personne n’osait répondre à Yanfei. Cette malheureuse avait perdu la raison.

-Mais, ne vous inquiétez donc pas comme ça ! ajouta-t-elle. Le chauffeur s’est rappelé qu’il valait mieux faire le plein avant de franchir la frontière. Il a vu une station et maintenant il attend son tour. Qu’est-ce que vous pouvez être craintifs alors !

Elle pouvait avoir raison. Force fut à Bingwang de reconnaître cette évidence. Le camion avança un peu et le conducteur descendit tout à fait normalement. On l’entendit faire le tour de la semi-remorque et soulever le capuchon du réservoir. Ils décelèrent même le bruit de la pompe en fonction.
A la fin de la manœuvre, le véhicule reprit la route. Chacun s’apaisait lentement, replié en médiation. Yanfei se dit qu’il était finalement assez valorisant d’avoir raison publiquement. Elle en venait à comprendre le jeu de Bingwang.

-Alors, tu as vérifié ? Elle marche bien ta montre ? dit-elle à Zhulin.
-Ouais. On devrait en avoir encore jusqu’à demain.
-Quelle joie !
-T’es pas heureuse d’être à mes côtés, ironisa Zhulin qui s’était à présent totalement détendu.
-On serait mieux rien que tous les deux, lui susurra-t-elle en se collant à lui.

Il en rougit, ce qui n’échappa pas à Yanfei malgré l’éclairage qui tronquait les couleurs.

Des kilomètres furent avalés. Des heures passèrent.

Yanfei était originaire d’un village situé à cinquante kilomètres de Fuzhou, la ville dont Zhulin était originaire. Pourtant elle avait des mœurs bien plus citadines que lui.
Elle était aussi plus décontractée bien qu’elle endossait l’espoir unique de ses parents, de ses oncles et de ses tantes. Ses neveux étaient trop jeunes encore pour s’expatrier. Elle était la seule à pouvoir réaliser ce à quoi ses aïeuls avaient toujours rêvé : gagner la fortune à l’étranger. Elle n’avait jamais vraiment été séduite par les balivernes de ces hommes en Toyota qui avaient fait le tour des villages de leur contrée pour exhiber quelques photos jaunies de compatriotes posant maladroitement une main qui se voulait conquérante sur des voitures rutilantes négligemment stationnées devant Big-Ben ou au pied de la Tour de Londres.
Yanfei ne croyait pas à l’argent si facilement gagné. Elle avait su discerner parmi les récits de quelques revenants, la part de réalité dissimulée au milieu de la hâblerie de bon aloi. A les entendre, ils étaient tous devenus patrons, opulents et jouissaient d’une bonne assise sociale. « Pourquoi être revenu ? » leur demandait-elle alors. « Parce qu’il est bon de rentrer chez soi avec de l’argent et de montrer qu’on n’est pas resté passif quand on est jeune et qu’on a les moyens de partir ! », se voyait-elle à peu près systématiquement répondre.
Pourtant, son statut l’obligea à prendre ce risque d’émigrer, il y allait de son honneur. Il fallait au moins tenter sa chance quand on le pouvait.


-On pourrait rester en contact à Londres ? On chercherait du boulot à deux… se hasarda Zhulin.
-Pourquoi pas… Mais, on sera peut-être gardé à part tant que nos familles n’auront pas versé le solde.
 -On n’a se donner un rendez-vous pour plus tard.
-Si tu veux. Place centrale de Londres dans deux semaines.
-D’accord pour un lundi. Mais, place centrale, tu crois que ça existe ?
-Sûrement. Mais disons plutôt devant la Mairie. Il doit forcément y en avoir une.

Cette fois, le chauffeur ralentit lentement.
Le changement de régime réveilla les occupants Le camion s’arrêta finalement, le moteur tournant. Il avança ensuite au pas et par à coups comme s’il progressait lentement dans une file de véhicules.
Ils éteignirent toute lumière et restèrent plongés dans l’obscurité la plus totale.
-On doit être à la frontière de l’Allemagne. Adieu l’ancien monde, murmura Zhulin.
Bingwang lui intima par gestes de se taire.
Yanfei, pour une fois, l’approuva. Elle était cette fois attentive.
Le camion s’immobilisa totalement.
L’attente leur parut interminable.
Soudain, ils entendirent des martèlements de pas lourds qui s’activaient autour de leur cachette. Les douaniers devaient s’intéresser à la pseudo-cargaison du transporteur. Si cette étape était franchie, ils auraient quasiment gagné, les frontières ultérieures n’étant désormais que fictives, comme leur avaient garanti les passeurs qui s’étaient gardés d’évoquer la traversée de la manche.
Le chauffeur descendit. On entendit le crissement du haillon que l’on abaissait.
Ils se blottirent comme par réflexe, bien qu’encore invisibles derrière une façade de chargement. Déjà, un mince faisceau de clarté s’insinua jusqu’à eux. Il s’agissait d’être absolument silencieux, des voix d’hommes leur parvenaient distinctement. Ensuite, plus aucun son. La porte était encore ouverte. Le souffle des clandestins s’était presque éteint.
Une femme revint, elle parlait apparemment seule. Puis, brusquement, ils comprirent qu’elle s’adressait en fait à un chien dont ils ne tardèrent pas à percevoir le halètement. Les quelques cartons qui les dissimulaient encore furent rapidement jetés à bas.
Ils furent entraînés dehors, un à un. Lorsque Yanfei dut s’extirper à son tour du fin fond de la semi-remorque, elle fut avec douleur aveuglée par l’éclat étincelant qui régnait à l’extérieur. Pour elle, le beau temps était certes au rendez-vous, mais un peu trop tôt. Son vœu que le ciel soit bleu avait été exhaussé, mais elle aurait préféré attendre qu’il devienne, plus loin, grisâtre ou même pluvieux.
Pourtant, à défaut d’avoir achevé son voyage à bon port, elle se résolut à lever les yeux vers le ciel pour profiter de l’azur resplendissant qui malgré tout s’offrait éperdument et sans compassion. Elle avait joué ; elle avait perdu. Tout restait à recommencer une prochaine fois peut-être… elle en avait déjà l’espoir.

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