J’ai
honte. Avoir honte cela vous prend au ventre au moment où vous vous y attendez
le moins. Tout d’un coup, le souvenir revient, vos boyaux s’emmêlent, font des
nœuds inextricables, un élancement douloureux vous transperce, vous faites la
grimace, et vous vous sentez mal pendant un bref instant avant d’essayer de
chasser de votre cœur ce sentiment envahissant et de reprendre le cours de vos
affaires. Puis cela revient, comme le refrain d’une chanson. J’aimerais bien
oublier. Peut-être devrais-je pratiquer une sorte d’exorcisme avec un chamane
ou un prêtre spécialisé ? S’il existait un produit déclencheur d’une purge
qui m’en débarrasserait définitivement, je l’achèterais, même une fortune. Les
images ne me quittent pas. Cette mauvaise action a imprimé à ma
mémoire une gêne éternelle, une culpabilité permanente, le sentiment
d'être irrémédiablement différente, à part, et d'être moins bonne que les
autres êtres humains.
Pourtant,
j’évite tout ce qui pourrait me rappeler cet épisode. Chaque jour, je fais un
détour en voiture pour contourner le lieu de mon forfait. Habitant Villepinte
et travaillant à La Plaine-Saint-Denis, je devrais emprunter cette bretelle qui
descend de l’A104 vers la A1 en offrant une vue magnifique sur Paris (de là on
voit le Sacré-Cœur, la Tour Eiffel, le quartier de la Défense comme sur une
large carte postale panoramique). A la place, je passe par les banlieues et
j’arrive par Aubervilliers. Le trajet est plus long et c’est une parade
maladroite. Car rien ne m’empêche d’y penser. Autre fuite possible : boire, se
droguer. Mais ma mère est alcoolique, je connais la violence physique et morale
que la boisson entraîne, je refuse de devenir comme elle. Quant à la drogue je
pense qu’elle produit les mêmes effets, donc pas question d‘y toucher. En fait,
je me drogue au travail, j’ai de la chance de pouvoir le faire, car tout cela
ne serait sans doute pas arrivé si, à l’époque, j’avais eu un job. D’ailleurs
parfois, mais c’est rare, je me dis que je me tourmente à cause d’un scrupule
excessif. Peut-être mon acte n’est-il pas aussi blâmable que je le pense ?
Donc
je bosse d’arrache-pied. Au chômage depuis la fin de mes études, un mois après
le drame, j’ai enfin décroché un entretien avec un employeur qui me plaisait.
Un Chinois qui a ouvert un magasin de prêt à porter dans le quartier de la
Plaine-Saint-Denis réservé au textile en gros. C’est cela qu’il me fallait.
Sortie du lycée où j’ai décroché un bac pro vente, je ne voulais pas être
vendeuse dans une boutique de fringues. J’y avais déjà fait plusieurs stages et
je savais mal supporter les clientes qui ne rangeaient jamais les vêtements et
passaient des heures à essayer la marchandise sans rien acheter. Mes copines jugeaient
cela normal, cela faisait partie du boulot, et elles méprisaient même parfois
la femme trop bien élevée qui remettait les habits sur les cintres. J’aurais pu
postuler dans d’autres types de commerce, mais ici, c’est la fringue qui marche
bien et quand on est une fille, on vous y envoie d’office. Sinon, c’est
caissière à l’hypermarché. Et là, non plus, cela ne me plaisait pas. J’essayais
de décrocher autre chose, mais les enseignes de jeux vidéos, de jouets ou de
meubles préféraient des employés avec de l’expérience. En plus, c’est vrai que
j’aime bien la mode. Alors ? Alors quand je suis tombée sur l’annonce du
Chinois, je n’ai pas hésité. J’ai rédigé une lettre de motivation canon. Avec
l’argent que j’avais récolté, j’ai acheté un beau tailleur, des escarpins, j’ai
affiché mon plus joli sourire et j’ai été prise. Au départ, il n’était pas trop
emballé par mon jeune âge, mais je l’ai assuré que j’étais très mûre et qu’il
ne serait pas déçu. En effet, il s’est félicité de mon arrivée. Je lui ai fait
grimper son chiffre d’affaires. Je suis là, toujours disponible de 8h du matin
à 20h du soir en cas de besoin. Je réponds au téléphone, j’accueille les
fournisseurs, je range la marchandise, je tiens des comptes. Je paye de ma
personne : parfois j’essaye les tenues devant la clientèle, souvent masculine
et alors ravie de se rincer l’œil. Je donne mon avis sur les tendances de la
mode dont je suis l’actualité grâce aux revues professionnelles auxquelles il
est abonné et que je dévore pour oublier.
Et
pourtant, je me sens toujours diminuée ou insuffisante en tant que personne.
J’ai subi une telle humiliation en prenant conscience de mon imperfection, que
dis-je de mon inhumanité, que le remord ne me lâche pas, c’est comme de la glu
ou une sangsue. J’ai même essayé de dénicher un tuto sur Internet sur le
thème : « Comment effacer la honte d’une mauvaise action ? »
J’ai trouvé des explications psychologisantes sur la culpabilité, quelques
idées pour y remédier, mais rien de probant sur le sujet. Ce qui revient le
plus souvent consiste à tenter de réparer, de se racheter grâce à une bonne
action, de se faire pardonner. Dans mon cas, c’est impossible. Ce serait
inutile d’essayer. Ils sont tous morts !
Il
y aurait la confession, mais je ne suis pas croyante, je n’ai pas envie d’aller
raconter à un prêtre ce que j’ai fait, il me donnera l’absolution mais je n’y
croirai pas. Je pourrais aussi aller voir un psy. Mais il faudrait le payer et
puis comme pour le prêtre, se confier à un inconnu ne me dit rien. Cependant,
l’idée de confession est restée dans un coin de ma tête. Je suis consciente de la noirceur de mon
crime. Et plus j’y réfléchis plus je pense qu’il ne faut pas le laisser caché.
C’est comme un secret de famille, il va me hanter toute mon existence et
peut-être même peser sur mon entourage. Alors j’ai eu une idée. Au lycée,
j’étais bonne en français, c’était la seule matière qui me plaisait. Les profs
m’ont toujours dit que je n’écrivais pas trop mal. Certains se sont même étonnés
de mon orientation. En réalité, dans ma famille, on n’est pas trop porté sur
les études. Quand mon père a été convoqué par ma professeure principale pour la
remise de mon bulletin, il avait oublié le nom de la personne avec qui il avait
rendez-vous et il ne savait même pas dans quelle classe j’étais ! Quant à
mon frère, ses enseignants lui disaient qu’il finirait à ramasser les ordures
s’il persistait à ne pas étudier, et c’est ce qu’il fait aujourd’hui ! Un
jour, ma prof de lettres m’a proposé de participer à un concours d’écriture.
Mais j’avais d’autres choses en tête, passer mon bac, gagner ma vie, m’échapper
de la tutelle de mon alcoolique de mère. Donc voilà, j’ai repris l’ancienne
idée : écrire mon histoire. Sous un pseudonyme. Cela sera moins avilissant
et j’aurais toujours, si l’occasion s’en présente, la possibilité de me
dévoiler et de me laisser juger par les autres. J’ai été regarder les annonces
de concours et le hasard (le destin ?) a fait que je suis tombée sur le
vôtre. Le thème était fait pour moi. Voici donc mon récit.
Cette
après midi là, le 25 juillet 2000, j’étais avec mon frère dans sa voiture. Il
m’avait attendue à la sortie du lycée après sa journée de travail ; nous
devions choisir un cadeau d’anniversaire pour mon père. Sur cette fameuse
bretelle de l’A104 qui rejoint l’A1, j’ai vu à travers le pare-brise, un avion en
vol traînant derrière lui un cône de flammes entouré d'épaisses fumées qui
traçaient un long panache noir dans le ciel d’un bleu limpide, sans un nuage.
Mon frère a ralenti, lui aussi pétrifié par cette vision. L’appareil était
toujours incliné vers le ciel, mais on voyait qu’il perdait de l’altitude et descendait
au ras des habitations. Quelques secondes plus tard, il a disparu derrière une
rangée d’arbres, on a entendu une énorme explosion, les vitres de la voiture
ont tremblé, une boule de feu a surgi, un panache noir de cendres, de gaz et de
poussière s’est élevé vers le soleil qui brillait intensément sans faiblir.
« Bon sang, fit mon frère. On va voir ! – Comment ça, on va
voir ? – J’ai vu où il est tombé, c’est pas loin de la pizzeria où j’ai
dîné l’autre jour, à côté de l’auto-pont. » Il prit la sortie de
l’autoroute qui menait à la nationale. « Et on va y faire quoi ?
C’est dangereux ! - Mais non, tu verras. » Il conduisait à
toute vitesse en silence, concentré sur son idée.
Il s’est garé sur la route qui longe
le terrain où on a vu, avec horreur, la carcasse brisée et fumante de l’avion.
Une sorte de mur de feu se développait sur un côté du bâtiment écrasé. Il
faisait une chaleur incroyable, on sentait une odeur de kérosène et de chair
brûlée, insoutenable. Mon cœur s’est soulevé ; j’ai failli vomir. Un
morceau de métal éjecté avait endommagé et créé une brèche dans la barrière
blanche qui entourait la parcelle au milieu de laquelle se dressait, juste
avant la catastrophe, un hôtel-restaurant dont le panneau signalétique était
resté intact. A ma grande stupéfaction mon frère a enfilé en deux secondes ses
vêtements de travail, la tenue des éboueurs et a profité de cette ouverture,
pour y pénétrer. Des fumerolles blanches s’échappaient des pièces de la carlingue
disloquée, des flammes léchaient les parois à moitié calcinés des étages qui
s’étaient effondrés. Une vision d’apocalypse : des débris de l'appareil
éparpillés dans le champ sur des centaines de mètres carrés, des morceaux de
corps humains étendus autour, des sièges passagers renversés avec des cadavres
dessus, des plaques d’acier tordues qui, encore brûlantes, consumaient l’herbe
en dessous, des turbines bosselés et un train d’atterrissage mutilé, des
valises éventrées, des cendres, une épave d’aile difforme, de la tôle
fracassée, des fils électriques arrachés, des couvertures et des vêtements
déchirés, des écrans et appareils de bord pulvérisés, des objets si défigurés
qu’il était impossible de deviner ce que c’était, une carcasse de baignoire
retournée qui avait sans doute été expulsée d’une chambre de l’hôtel... Il se
tourna vers moi et m’ordonna : «Suis-moi ! » Tétanisée, j’étais
incapable de faire un geste. Je bafouillai : « Il y a peut-être des
survivants… - Il n’y en pas, coupa-t-il durement. Comment veux-tu ? Ne
sois pas stupide ! Aide-moi, on a cinq minutes, le temps que les secours
arrivent. » Je le vis fouiller les décombres. Avec son solide
uniforme vert gazon, ses bottes en caoutchouc et ses gants épais qui le
protégeaient des saletés ramassées avec les détritus, il se sentait à l’abri,
il pensait qu’il ne craignait rien et qu’il pouvait fouiller les débris comme
des poubelles. Il se tenait éloigné des gros morceaux de l’avion qui risquaient
peut-être d’exploser. Il me tendit le sac plastique qu’il avait eu le soin de
prendre en sortant de la voiture – je me demande comment il a pu faire preuve
d’un tel sang-froid, d’une telle insensibilité face à cette tragédie. Ma vision
était embuée par les larmes, et j’étais incapable de dire si je pleurais à
cause du drame ou des produits envoyés dans l’atmosphère qui piquaient mes
yeux. Je mettais dans le sac ce qu’il me tendait sans avoir vraiment conscience
de ce dont il s’agissait. J’ai vaguement entrevu des bijoux, des téléphones
portables, des appareils photos, des montres… Puis, comme un robot, j’ai
moi-même ramassé un portefeuille avec une liasse de billets rangée à
l’intérieur, sur lequel j’avais failli marcher. Il rejetait beaucoup d’objets,
je suppose parce qu’ils étaient cassés. Il éparpillait les effets contenus dans
les valises éventrées pour trouver quelque chose de valeur ; il cherchait
surtout les petites, celles qui restaient dans la cabine et dans lesquelles les
gens rangent leurs affaires précieuses. Soudain, on entendit les sirènes au
loin qui hurlaient en se rapprochant. « On dégage ! » cria-t-il.
En courant, on a repris le même chemin. Tout s’est déroulé en moins de dix
minutes. Il a jeté le sac sur la banquette arrière, a démarré en trombe.
On est repassé chez lui pour qu’il
se change. Il a dit : « On n’a pas besoin d’aller acheter un cadeau,
j’en ai plein mon sac. » Et puis plus rien, il n’a jamais refait allusion
à notre pillage. Tout ce que je sais, c’est que quinze
jours plus tard, il m’a donné une enveloppe avec 600 euros à l’intérieur. Une
fortune ! Avec cet argent, j’ai acheté ma tenue pour passer mon entretien
d’embauche avec le Chinois. Et il m’en reste encore un peu.
Point final.
Est-ce que la participation à ce
concours me guérira de ma honte ? Le gagner serait-ce une injustice ?
Point
d’interrogation.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire