J'ai honte de tant de vilenies qu'il me
faudrait des centaines de confiteor pour expier mes fautes. Je ne vais pas à
confesse, j'ai interrompu une psychanalyse. C'est vous dire combien lourd est
mon fardeau de péchés! J'ai une névrose bien construite, distillée depuis
l'enfance. La propension à la culpabilité est une affaire de dosage. Certains
ont un gros surmoi. D'autres ont juste ce qu'il faut pour être bien dans leur
peau et vivre en bonne intelligence avec soi et autrui.
J'ai si honte que je me lève le matin
abattue, la tête basse que j'ai peine à relever pour aller encore affronter une
journée. J'ai réussi à ne pas encore me suicider! Bien sûr, je plaisante!
J'ai honte
de...! Vous attendez la confession truculente d'un méfait? Vous aimeriez des
aveux croustillants? La révélation d’obscénités? Et bien non! Je suis loin d'être une honteuse
d'exception. Je ne suis pas non plus une célébrité qui confie dans un
best-seller des faits criminels, un père collabo, une fille anorexique, un
passé libertin....
J'ai honte! On dit aussi de nos jours:
"J'ai La honte!".
Je préfère vous raconter comment j'ai eu la
Honte, ce poison de l'existence, mon joug d'impuissance. Honte de mes
faiblesses, de mes rondeurs, de mes genoux cagneux, de mes ignorances, d'un
bonnet d'âne, de mes craintes, de ma timidité, de ma lâcheté, du
qu’en-dira-t-on... Honte, honte, honte... Sentiment pesant que je traîne comme
un boulet au bout d'une chaîne de bagnard.
La honte, Je l'ai eue! C'était avant que je
ne tombe... que les secours...
C'était un jour que je criais si fort ma
rage.
Nous sommes un vendredi soir. La semaine a
été exténuante. L'entreprise croule sous la paperasse. Le secrétariat est
débordé. Il faut faire vite, toujours très vite, ça ne peut pas attendre demain
puisque la société ferme une semaine en ce mois d'août et qu'il faut tout
boucler avant ces vacances. Le patron me fait réécrire dix fois les mêmes
lettres, il n'est jamais satisfait. Mais scrupuleuse, timorée et béni oui oui,
le regard rivé sur la pointe de mes escarpins, je recommence sans faillir à la
tâche. Les deux cloches que sont mes collègues sont les meilleures amies du
monde et me tiennent à l'écart quand elles ne rient pas sous cape. Je suis la
godiche du bureau, certes pas la vitrine féminine qu'aurait souhaitée la boîte.
Et pourtant la plus ancienne, déjà cinq ans que j'y travaille et que je rends
de bons et loyaux services sans jamais trouver à redire ou réclamer quoique ce
soit. Honte à moi! Mon petit salaire est d'ailleurs probablement à la mesure de
ma modestie et de l'absence de mes revendications.
Je rentre dans mon petit chez moi en
ruminant ma petite honte, le moral petit dans les chaussettes. Je rumine. Honte
de mes appréhensions, honte de me faire plaquée tous les quatre matins, honte
d'un sentimentalisme excessif, honte de me faire marcher sur les pieds, honte
d'être mal fagotée ...
Je n'ai que mes yeux pour pleurer. Et la
semaine insipide qui s'annonce ne me redonne pas la frite.
Je regarderai la
télé en grignotant des cacahuètes.
La honte me démange de l'intérieur. Je me mets
à crier ma honte, à la hurler. Assez, assez, assez!!! CA SUFFIT!!!
C'est alors que je ressens une drôle de
chose. Une boule se forme au creux de mon estomac, se glisse dans ma trachée et
envahit ma bouche. Cette masse gélatineuse est si volumineuse qu'elle m'éclate
les joues comme un ballon de baudruche et s'extirpe par l'orifice de ma bouche,
ouverte à en craquer, pour s'écraser à mes pieds. Vite, je pose ma chaussure
sur la Honte que j'ai expulsée à grands renforts de hargne pour l'empêcher de
s'échapper et de reprendre possession de moi. L'Alien se libère. Je manque de
prise sur cette chose souple, visqueuse et informe. Prête à combattre jusqu'à
la mort, je me jette par terre et l'empoigne de toutes mes forces. Peine
perdue, elle me glisse entre les doigts et brandit une tête de serpent
menaçante avide de reprendre son logis en mon for intérieur.
Je me saisis
alors d'un torchon qui a eu la bonne idée d'avoir échappé à son crochet pour
choir, je l'abats sur la chose qui s'est recroquevillée. Là, je la tiens! Je
tape dessus de toute ma rage pour l’étourdir. Je suis David contre Goliath.
Elle lâche prise. J'en profite pour l’emballer dans le tissu, noue les coins du
baluchon avant qu'elle ne se ressaisisse. Elle ressemble à une boule molle de
pâte à pain en attente du levain. Je lui assène encore quelques coups de pied
pour lui briser toute résistance.
J'attrape une
valise solide comme un coffre-fort, la jette dedans et m'empresse haletante
d'en refermer le couvercle. Épuisée mais victorieuse, je m'assois dessus pour
reprendre quelques forces. Elle gigote à l'intérieur, crie à l'aide, supplie
mais comme je ne bouge pas, tout mon poids assurant la fermeture, elle se met à
me menacer: "Pauvre idiote, tu ne peux pas vivre sans moi! Nous sommes
faites l'une pour l'autre comme les doigts de la main. Libère-moi, je ne te
ferai pas de mal!" Je n'en crois rien. Elle tente de m'attendrir. Il est
vrai qu'elle fait tellement partie de ma vie que je ne saurais peut-être pas
penser autrement. Le doute s'insinue dans mon esprit. Je réfléchis. je
réfléchis trop, elle le sait. La Honte me manipule encore et encore! Je suis Clarice
Starling, jeune stagiaire du FBI face au redoutable psychopathe cannibale Hannibal Lecter dans "Le Silence des agneaux". Entre nous s'est établi un lien de fascination et de répulsion.
L’affrontement psychologique est éprouvant. Je tiens bon, me bouche les
oreilles pour ne pas l'entendre. Je ne dois pas fléchir.
Comme je ne lui
réponds pas, elle m'injurie, me traite de tous les noms d'oiseaux. Elle remue
tant et si bien que la valise, mue par une bourrasque, me projette à l'autre
bout de la pièce.
Alors là, c'en est trop! Ma colère reprend le
dessus et avant que le bagage n'ait eu le temps de me fracasser la tête, je me
saisis de la grosse ficelle dans le tiroir du buffet et plaquée sur lui, je
l'enlace et je l'enlace jusqu'à en finir la pelote. La Honte se débat à
l'intérieur. Le genou sur la valise, tant bien que mal, je parviens à maîtriser la tornade qu'elle est devenue et à
la traîner jusque dans le placard à balai. Je cale dessus les vingt volumes de
la Grande Encyclopédie Larousse. Elle hoquette à chaque pose, soubresaute un
peu moins à chaque volume entassé et finit par céder. J'ai réussi à la
maîtriser. Enfin! Mais la sachant rusée, je ferme le placard et pousse une
armoire contre les battants. Ça y est! Je l'ai eue! Ma respiration s'apaise.
Je me sens bizarre tout à coup. Les craintes
de ne pas savoir penser seule s'emparent de moi un instant mais j'en refuse
l'intrusion. C'est encore la Honte dans la valise qui bougonne et me harcèle.
J'entends sa petite voix étouffée implorante. N'ai-je pas des remords de
l'avoir ainsi maltraitée? Mais si seulement elle avait été plus discrète, juste
une copine bienveillante dans la sphère de ma conscience! Même séquestrée,
cette saleté est encore capable de me manipuler! J'attrape alors un rouleau de
gros scotch et en applique le ruban sur tous les interstices du placard jusqu'à
l'étanchéifier totalement pour ne plus l'entendre.
Épuisée mais
victorieuse, je me love au creux de mon lit, une sensation de légèreté à
l'estomac comme soulagée d'un grand poids et je m'endors jusqu'au petit matin.
Je m'éveille l'esprit clair comme l'eau de
source, neuf comme un nouveau-né, pur comme la rosée du matin, frais comme une
rose. La Honte doit dormir encore, je colle mon oreille contre la porte du
placard, je n'entends pas une mouche voler.
Je décide de partir au bord de la mer. Je
réserve une chambre confortable à Cap Ferret. Je n'appelle surtout pas ma mère
qui va me demander comment nous allons, ma Honte et moi. Je m'apprête gaie
comme un pinson, chantonne sous la douche. Je cherche ma valise. Ma valise? Bien sûr - que je suis bête ! - j'y ai enfermé la Honte! Je fourre quelques
affaires d'été dans un sac de sport et peu de temps après je m’engouffre dans
les embouteillages direction l'Océan. A moi, la liberté de vivre ma vie sans
Honte! J'ai fermé la porte de l'appartement à double tour et prévenu la
concierge de ne laisser entrer personne sous aucun prétexte. Juste avant de
partir, j'ai entendu un grognement poussif
de la Honte au travers de la cloison du placard. Je lui ai crié de continuer
à dormir, elle n'aura que ça à faire de toute façon. J'ai perçu un cri
sépulcral. Elle était vraiment très en colère! Je lui réglerai son compte à mon
retour. Je ne vais pas la laisser dans ce placard à vie. Et elle est si rusée
qu'elle serait bien capable de s'en sortir un jour ou l'autre!
Je roule dans ma Twingo, la musique à fond. Je
dépasse et klaxonne les traînards et quand il me font de gros yeux outrés et
menaçants, je leur fais un doigt d'honneur et je leur crie: "Vous n'avez
pas honte?"
Je gare ma voiture dans le parking réservé de
l'hôtel et entame un séjour paresseux à la terrasse du restaurant. J'ai enfilé
un maillot de bain et un tee-shirt avec l'inscription "Je suis
Charlie" et je me régale d'un moules-frites et d'un demi sans fausse
honte.
Je m'allonge sur
la plage, non sans mal car elle est bondée de monde en ce beau samedi d'été,
nous sommes serrés comme des sardines. J'enlève mon soutif et exhibe mes seins
ronds et blancs. J'entame la lecture de "Cinquante Nuances de Grey"
dont on parle tant, par curiosité et concupiscence aussi ma foi. Mes proches
voisins louchent sur la couverture. Grand bien leur fasse! Je me mêle aux
nageurs de temps en temps pour me rafraîchir et houspille les gêneurs qui me
bousculent car ils se croient tout permis. Honte à eux!
Je fais une longue promenade sur le rivage,
le soleil m'inonde de plaisir. Quand deux zigotos me lorgnent, je les regarde
droit dans les yeux et leur demande s'ils veulent ma photo. Honte à eux!
Puis j'enfile mon tee shirt, je flâne le long
des multiples boutiques du bord de mer, essaie toutes les lunettes. Je me la
joue à la Marylin Monroe devant les miroirs. Je multiplie les essayages
inutiles et affriolants et jette finalement mon dévolu sur une petite robe
courte et fleurie.
Je rentre à l'hôtel, m'octroie vingt minutes
de hammam avant de plonger dans la piscine. Je m'étale sur une chaise longue en
jouissant du bienfait de vivre sans la Honte. Heureuse de ma toute nouvelle
assurance. La vie est si simple et si
douce tout à coup!
Dans ma chambre, Je me glisse sous la douche
et abuse délicieusement de l'eau chaude. J'ai la peau douce et déjà hâlée.
J'enfile ma jolie robe. Je me maquille avec soin mais pas outrageusement. Juste
ce qu'il faut pour un regard velouté envoûtant et une bouche sensuelle et
gourmande. Je lisse mes longs cheveux noirs. Je me parfume de "La vie est
belle", cadeau de maman pour mon anniversaire, dont j'usais avec
parcimonie pour ne pas me faire remarquer. Je me sens très en beauté. Je me
mire admirative. Je ressemble à Nabila en plus petite. Je suis plutôt pas mal
en fait!
Je m'installe à la terrasse du restaurant
pour jouir du coucher de soleil et commande un kir puis un deuxième. Je
consulte le menu et opte pour un grand plateau de fruits de mer. Honte aux
petites économies mesquines!
Ces instants sans pudeur sont exquis. Le
temps est venu d'aller guincher. Je pénètre dans une boîte de nuit et me mêle
aux danseurs. Je me déhanche sur un air de samba, mon corps se libère. J'ai le
rythme dans la peau. J'incarne une nouvelle Madonna. J'improvise une
chorégraphie, imitée aussitôt par des jeunes enthousiastes. Je ne tarde pas à
me faire aborder bien sûr. Ils s'appellent Jean-Charles et Pierre. Ça sent la
drague à bout de nez. Mais je ne suis ni pute ni soumise.
Je cherche l'adonis qui pourrait me convenir.
Je repère un beau mec grand, brun et aux yeux clairs. Il est magnifique! Je
m'approche de lui en chaloupant pour le voir de plus près. Très vite il mêle
ses pas aux miens, l'ambiance festive communautaire autorisant les
rapprochements. Il s’appelle John et est anglais. Il est très sympathique. Il
baragouine un français charmant. Nous faisons vite plus ample connaissance et
passons la nuit ensemble à rire, flirter et danser comme des fous. Dans ma
chambre ensuite, nous expérimentons les nuances de Grey, le côté trash mis de côté, sans "contrat" ni
"soumise". "Il s'avance lentement vers moi. Sûr de lui, sexy, le
regard de braise. Mon c?ur se met à battre plus fort. Mon sang bouillonne, le
désir monte comme une boule humide et chaude dans mon ventre..."
Nous passons ainsi nos journées à nous aimer,
bâfrer et être heureux. Je le quitte en fin de semaine, mes vacances se
terminent. Nous nous reverrons peut-être. Nous n'avons pas signé de contrat
d'engagement. Nous avons échangé nos numéros de portable.
Je rentre chez moi. Prudemment j'ouvre la
porte, aux aguets. Une odeur nauséabonde me submerge. La Honte croupit et
dégage une puanteur malgré le placard calfeutré. Elle est vraiment mal en point
après une semaine d'enfermement et de chaleur. Je m'empresse d'aérer la pièce.
Je crois l'entendre gémir faiblement. Elle rumine sans doute sa ranc?ur. Un
vieux couple ainsi brisé, n'ai-je pas honte? Je ne cède pas. Je n'ai même pas
pitié. J'ai décidé de ce que je ferai de la Honte. Demain soir après le
travail, j'irai la jeter dans la Garonne.
Je repars au bureau le lendemain matin.
Fraîche, bronzée et rayonnante. J'ai revêtu une robe blanche courte et cintrée
qui met en valeur mes jolies formes et mon teint hâlé. J'ai chaussé des talons
hauts que j'ai achetés sur un coup de c?ur mais que je n'ai jamais osé mettre.
Le regard détaché, je lance un vague "Salut les filles!" Je sais que
mes collègues sont surprises de mon allure
mais je les toise du haut de mon indifférence. Je fais fi de leur
curiosité, elles sont sottes, antipathiques et médisantes. Je m'enquiers plutôt
du courrier dont je prends connaissance. Le patron sort de son bureau et
m'ignore du regard se pliant d'un bonjour obligé tout de même. Comme
d'habitude, je suis transparente voire invisible. Je l'informe du contenu des
lettres d'un ton très ferme et assuré. Il lève les yeux et me regarde étonné,
encore plus ahuri quand il découvre ma silhouette. Il me donne quelques
consignes de travail. Je me permets de lui rappeler avec pertinence les
rendez-vous de la journée comme le ferait toute associée diligente. Il regagne
son bureau dubitatif se demandant sans doute s'il a eu la berlue ou si on a
décidé à son insu d'un changement de secrétaire.
Le soir, encore cette puanteur! Il faut que
je me débarrasse de la Honte. Que j'aie le courage d'ouvrir le placard, de
sortir la valise. Comment faire pour la transporter jusqu'à la Garonne où je
compte bien l'y jeter. Même affaiblie, elle va vouloir m'en empêcher. A moins
de la mettre dans un fourgon blindé, je ne sais pas comment m'y prendre. La
valise est solide mais la chose va remuer, se débattre. Elle peut m'échapper,
se ruer sur moi. Je devrais l'emmener en voiture, la route à pied est trop
longue et périlleuse. Elle peut provoquer un accident, casser une vitrine, tuer
des passants. Une valise qui vole, ça ne s'est jamais vu! De quoi alerter
toutes les polices de France!
Tout en réfléchissant, je me risque à
décoller une bande de scotch afin de pouvoir entrouvrir légèrement le placard
et scruter l'obscurité à l'aide d'une lampe de poche. L'odeur est
insupportable. Comme tout est silencieux, je tire un peu plus le battant. Et ce
que je vois me stupéfie: un capharnaüm! Les livres en haut de la pile
renversés, tombés dans le seau de ménage, les autres comme un château de carte
dans un précaire équilibre qui ne tient qu'à l’exiguïté du lieu. La Honte a
remué tant et plus pour dégager la valise de la surcharge des volumes
encyclopédiques. Je l'entends rugir. Elle est coriace, prête encore à en découdre.
J'examine plus attentivement la valise. Elle a
gonflé, l'armature n'est plus aussi rigide. Elle est gondolée, la chose a
grossi jusqu'à l'emplir totalement et à la boursoufler. Les jointures sont
prêtes à craquer sous l'effet de la poussée. Je referme la porte terrorisée et
impuissante. Je décide d'acheter au plus vite une malle et me rends chez un
quincaillier. Je suis bientôt de retour avec une grande malle en fer, je
détache le scotch, ouvre le placard à toute hâte, évacue les livres qui valsent
dans la pièce, saisis la poignée de la valise... La valise explose alors comme
une bombe projetant des lambeaux de matière visqueuse partout dans la pièce. Et
gît au milieu, déchiquetée.
Je cours pour me mettre à l'abri sur le
palier mais n'en ai pas le temps. Un c?ur palpitant et flasque me barre la
route et je glisse par terre de tout mon long. La chose va entrer en moi. Les
lambeaux ne sont que des bras morts mais le c?ur de la bête, lui, bat et a soif
de sa proie. Je pousse un hurlement de frayeur et de désespoir qui la fige un
instant, le temps de me réfugier dans les toilettes.
La Honte s'insinue lentement telle une flaque
d'eau sous la porte. Puis elle se met en boule et roule rapidement jusqu'à moi,
me grimpe le long des jambes. Elle est sur le haut de mon pantalon, je claque
violemment les fesses contre la porte pour l’étourdir. Elle se transforme alors
en un long tuyau qui oscille comme un boudin de pâte à modeler. J'en saisis un
bout et le jette dans les W.C. Et de bout en bout arraché, je parviens à jeter
la Honte dans la cuvette. Je claque l'abattant, tire la chasse et sors
précipitamment. Debout contre la porte fermée, je respire à grand-peine. Mon
c?ur bat à se rompre. Suis-je enfin débarrassée de la Honte?
Je décide de quitter cet appartement
pestilentiel, des lambeaux gluants le tapissant jusque sur mon oreiller.
Demain, j'y verrai plus clair. Je réserve une chambre d'hôtel pour la nuit.
Le lendemain soir, je dois affronter le
nettoyage de mon chez moi. Je me débarrasse de ce qui reste de la valise.
J'enfile des gants en caoutchouc et parviens après deux heures de ménage et
de désinfection à le rendre habitable.
Je risque un ?il dans les toilettes, tire la chasse à plusieurs reprises et
pressentant le danger écarté, ouvre l'abattant et verse dans la cuvette ce qui
reste de javel et un flacon de Déstop.
Cette nuit là, je m'endors sereine, j'ai
enfin vaincu la Honte.
Les jours qui suivent sont radieux. J'ai
obtenu une augmentation, mon patron m'a proposé de l'accompagner pour
l'assister à un congrès, John de passage à Bordeaux m'a invité à dîner et nous
avons passé une nuit exquise de nuances de Grey dans sa chambre d'hôtel.
La Honte est partie définitivement. Je me
sens bien, belle, forte et tellement heureuse! Je croque dans la vie à pleines
dents. J'ai mon réseau d'amis, j'en suis le boute-en-train. Je cours les
dîners, les fêtes, les spectacles et les festivals. J'ai changé ma garde-robe
et relooké complètement mon appartement.
Je me lève un matin comme tous les matins,
joyeuse et chantonnant. Je prends une bonne douche revigorante. Je me brosse
les dents, ouvre le robinet pour boire et là, quelque chose de bizarre reste
coincé dans ma gorge que je me retiens d'avaler. Un haut le c?ur propulse dans
la vasque une chose gluante, semblable à
un gros vers de terre.
Munie d'un gant,
j'attrape la chose, l'enferme dans un sac poubelle, cours jusqu'à la Garonne.
Au bord du fleuve, j'introduis mes doigts dans les anses du sac noué et le fais
tournoyer au dessus de ma tête comme un lasso pour le propulser le plus loin
possible. J'entends soudain une voix derrière moi: "Vous n'avez pas honte
de polluer ainsi la Garonne?" Je suis morte de honte d'être ainsi prise en
faute, la main dans le sac. Décontenancée, mon bras ralentit un instant la rotation,
je glisse, perds l'équilibre et tombe dans le fleuve avec le sac.
La Honte m'entraîne au fond de l'eau, telle
une anguille puissante et déterminée. Je ne peux me libérer, les doigts
crochetés et enserrés dans les anses du sac raccourcies sous l'effet de la
traction. A l'aide! Je suffoque. Je me noie. Je meurs de Honte.
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