samedi 2 mai 2015

Délicieuse randonnée

Et si c'était la dernière fois qu'il marchait dans cette forêt ? Celle-là même qui l'avait vu grandir ? Il avait du mal à réaliser que cette situation cauchemardesque fut réelle. Soudain, un frisson désagréable lui parcourut l'échine. L'écho d'un cri déchirant venait de rompre le silence sinistre qui régnait jusqu'ici. Il s'arrêta, horrifié. Une  douleur aiguë lui traversa le crâne. Il avait reconnu cette voix. Pourvu qu'elle s'en sorte ! Et lui qui restait là, impuissant...
Il était épuisé. Il tournait en rond depuis bien trop longtemps. Perdu, lui, dans cette forêt qu’il sillonnait en tout sens depuis sa plus tendre enfance ? Il rit nerveusement. Ça ira comme ça voudra se dit-il, car il ne contrôlait plus rien, désormais. Il s'appuya contre un arbre et prit une longue inspiration. Le voile laiteux qui dominait la forêt l'enveloppait tel un linceul cousu sur sa peau. Il étouffait. Les yeux clos, il se remémorera les événements terribles qui s'étaient succédés quelques heures auparavant.
Un mauvais pressentiment l'avait envahi dès son réveil. Une petite voix l'avertissait d'un danger. Un présage de dernière fois… Pourtant, la journée avait commencé sous les meilleurs auspices : le soleil resplendissait et il s'apprêtait à accompagner un jeune couple parisien en randonnée.  Devenir guide de randonnées pédestres fut pour lui une évidence, tant sa relation avec cette forêt tenait du cordon ombilical. Il adorait son métier et celui-ci lui rendait bien. Neuf heures. Le couple l'attendait devant la maison forestière. Il se présenta : « Bonjour, je suis Christophe, votre guide. Vous êtes Emma et Albert ? » Ils acquiescèrent et lui dirent leur hâte de partir en balade. Il déroula une carte pour leur expliquer l'itinéraire : une boucle de huit kilomètres, qui les ramèneraient à leur point de départ dans deux heures. Ils s'étaient mis en marche avec entrain. Ses clients s’enthousiasmaient sur la faune et la flore que recelait cette forêt. Il appréciait leur intérêt pour ce paradis terrestre. Son paradis. Ils avaient entamé un tiers de leur circuit, quand, levant les yeux, il s'étonna de la présence de nuages épais dans un ciel auparavant bleu azur, qui s’amoncelaient à une vitesse surprenante.
Leur forme était inhabituelle. Ce n'était pas des nuages de pluie. Plutôt de longues lianes bleutées et vaporeuses qui se liaient pour n'en faire qu'une. Le couple, surprit par ce brusque changement de temps, lui exprima son désappointement. Il tenta d'alléger leur  déception : « Il semblerait qu’un orage se prépare ! Le bulletin météo de ce matin n'a pourtant rien prévu de tel ! Mais c’est aussi un très beau spectacle, si l'on peut le voir à l’abri ! Et il y en a un de charmant près d’ici. » Ils hochèrent la tête sans dire un mot. La marche se poursuivait dans un silence tendu. Il tenta de relancer les échanges joyeux qu’ils avaient eus jusqu'ici, mais en vain. Les nuages se rapprochaient rapidement et le ciel s’obscurcissait d'une étrange teinte violacée. L'air devint plus dense, presque irrespirable. À cet instant, la jeune femme l'interpella : « Christophe, que se passe-t-il ? Mon mari ne sent pas très bien et moi non plus. J'ai du mal à avancer.
-  Ce doit être à cause de ces nuages très bas et l’absence de vent. L'air semble chargé d'électricité. Courage ! Nous sommes bientôt arrivés à l’abri. Encore une dizaine de minutes de marche.
- Ce changement de temps est vraiment curieux. On dirait que la nuit tombe alors qu'il est à peine dix heures ! », répondit Emma d’une voix blanche.
Déconcerté, il regarda autour de lui avant de répondre. Une ombre mauve dominait et les grands arbres qu'il aimait tant ressemblaient à des spectres. Du soleil lumineux d'il y a peu, il ne restait rien. Comme s'il avait été avalé sans qu’on en ait laissé une miette. « Je vais appeler les gardes forestiers pour les avertir que nous resterons dans l’abri jusqu’à la fin de l’orage. Ainsi, ils ne s’inquiéteront pas de notre absence. » Il composait le numéro quand il s'aperçut que la radio n'avait plus de tonalité. « Alors ? demanda Albert.
            - Occupé ! mentit-il. Je les rappellerai plus tard. Allons-y.
            - La forêt paraît presque menaçante, murmura Albert. Et ce silence... »
Nous écoutâmes. Il n'y avait plus un bruit. Nous repartîmes sans un mot. Un voile cendré commença à se former au sol. Il exhalait une odeur âcre. Au bout de quelques minutes, celui-ci prit une ampleur préoccupante. Une brume d’une couleur étonnamment pourpre, s’épaississait à vue d’œil. Leurs pieds disparaissaient sous elle, comme si elle les avaient dévoré. Il s'arrêta et proposa au couple de s'encorder : « Pour notre sécurité. On n'est jamais assez prudent quand il s'agit de brouillard. » Il laissa une distance réduite de corde entre eux, puis, ils reprirent leur marche. La visibilité s'était considérablement réduite et le cortège progressait avec difficulté. Il pouvait sentir, grâce aux à-coups de la corde autour de sa taille, les obstacles sur lesquels butaient la jeune femme, qui était juste derrière lui. Il se concentrait sur son GPS pour ne pas sortir du chemin balisé, quand la voix de la jeune femme s'éleva : « Albert, Albert ! Où es-tu ? » Affolé,  il se retourna vers elle : « Que se passe-t-il ?
            -  C'est Albert, il a disparu ! La corde ! Regardez ! »
Il regardait, stupéfait. La corde avait été dénouée. Il s'agissait de nœuds professionnels. Comment avait-il pu ? « Vous l'avez senti détacher la corde ?
            - Je... Je n'en sais rien, balbutia-t-elle en larmes. J'étais tellement concentrée sur mes pas ! Je viens seulement de m'en rendre compte. Il... Il n'a pas le sens de l'orientation ! ajouta-t-elle, livide.
            - On va le retrouver, rassura-t-il. Venez, on fait demi-tour. »
Il resserra le nœud qui le reliait à la jeune femme : « On voit à peine à un mètre, alors, gardez bien votre main en contact avec mon dos. » Ils reprirent le chemin en sens inverse en appelant de concert son mari à haute voix. L’inquiétude le tenaillait. La chaleur de la paume de la jeune femme sur son dos, le réconforta. Même si ainsi, il était en contact avec son anxiété. Il n'avait jamais vu pareille brume. Sa couleur presque fluorescente et son odeur de fauve lui paraissaient surnaturelles. Il était en train de passer en revue mentalement les actions à mettre en œuvre s'ils ne retrouvaient pas Albert,  quand il prit conscience que la pression sur son dos avait cessé.
Depuis quand ? Il fit volte-face : « Emma ?» Pas de réponse. Il tendit sa main qui ne rencontra que la corde... dénouée !
Il appela encore : « Emmaaa  »  Rien.  Il était sous le choc. Ces gens qui étaient sous sa responsabilité, s'étaient évaporés sous ses yeux, sans qu'il puisse rien faire ! Il n’en revenait pas. « Ils ne doivent pas être loin, ce maudit brouillard l'empêchait de les voir et de les entendre, voilà tout. Dès qu'il se lèvera, tout rentrera dans l'ordre », dit-il d'une voix tremblante mais forte, comme s'il cherchait à convaincre la bruine environnante. Il décida de réessayer d'appeler les secours quand un cri transperçant retentit. Il courut dans sa direction malgré une visibilité quasi-nulle. Il buta sur un obstacle mou. Il se baissa et vit un tas de ce qui semblait être des vêtements. La veste et les chaussures du jeune homme. Son pouls s’accéléra douloureusement. Il se mit à crier son prénom. Sans succès. Il continua d'avancer. Quelque chose caressa ses cheveux. Il leva les yeux : Accrochée sur une branche, l'écharpe de la jeune femme. Les battements de son cœur s'étaient transformés en coups de marteau. Et son ventre semblait être ceinturé par des fils barbelés. Peur absolue. Quelque chose d'effrayant était survenu.
Comment la situation avait-elle pu dégénérer aussi vite ? Et que se passait-il au juste ? Sa radio était toujours hors service. Son instinct de survie lui commandait d'avancer, car immobile, la brume semblait vouloir le dévorer de l'intérieur. Bon dieu ! Devenait-il fou ? Et si c'était la dernière fois qu'il avait à s'en inquiéter ? Dernière fois ? Violente familiarité de cette litanie qui l’avait saisi dès son réveil ! Il avait repris sa route, comme un automate, sans aucune notion de temps ou de lieu, sans savoir quoi faire. Depuis combien de temps errait-il ainsi ? Et ce cri abominable, c'était celui d'Emma ! Il refusait d’imaginer ce qu’elle avait dû subir. Ce brouillard macabre masquait la lumière, impossible de deviner l'heure qu'il pouvait être. Il tuait la moindre lueur d'espoir. Pesante solitude. Il rouvrit les yeux. Il devait reprendre sa marche et s'éloigner de cette brume mortifère.  Mais dans quelle direction ? Cette forêt lui faisait dorénavant horreur. Elle ressemblait à un animal affamé. Subitement, une odeur nauséabonde emplit l'air. La brume lui paraissait soudain différente, comme bouffie. Comme si elle était... repue ? Un son rauque, qui lui donna la nausée, raisonna comme un... rot ?
Ses jambes devinrent flasques. Il s'effondra à terre, le corps secoué de violents sanglots incontrôlables, la tête entre ses bras. Il était au bord de la folie. Il en était sûr maintenant, il vivait ses derniers moments. Il espérait seulement que sa fin serait rapide.
Un bruissement sourd lui fit lever la tête. Une masse compacte et sépulcrale s'approchait de lui en rampant sur le sol. Il était incapable de bouger, comme s'il était pris dans une toile d’araignée. Quand elle fut près de lui, elle recouvrit ses pieds. Il sentit que ses chaussures et ses chaussettes lui étaient ôtées et que ses orteils étaient mâchouillés un par un avec... délice ? Il hurla. Terrorisé, il la vit progresser vers ses jambes qu’elle enlaçait de sa substance graisseuse. De ce suaire poisseux, surgit un bruit de succion atroce. Il détourna les yeux et hurla de plus belle : « C'est un cauchemar, je vais me réveiller ! » Mais lorsqu'il osa regarder de nouveau, il constata que cette monstruosité avait progressé et se repaissait de ses hanches avec gourmandise. Puis, elle étreignit voracement ses bras et sa poitrine, qu'elle avala goulûment. Il criait toujours, quand il sentit une morsure glacée sur sa gorge. Son cri s'étrangla. Cette créature se délectait de sa chair avec une volupté obscène. Sa forêt, complice, assourdissait de sa végétation, ce meurtre gastronomique. Vint ensuite une pression gluante sur sa bouche. La brume, assoiffée, s'abreuvait de son souffle. Un fluide visqueux s'introduisit dans ses narines tandis qu'un voile s’abattit sur ses yeux. Tout devint sombre. Sa conscience s'enfuyait. « Cela n'a aucun sens », eut-il le temps de penser, avant le noir absolu...

Il se réveilla en sursaut, haletant. Chaque fibre de son corps lui faisait mal, comme s'il avait été roué de coups. Un brutal sentiment de soulagement l’envahit lorsqu’il reconnut sa chambre. C'était donc bien un cauchemar ! Son cœur battait pourtant à se briser. Fébrile, il souleva le drap et inspecta chaque partie de son corps. Il semblait indemne. Et sa chambre était si sereine. Les rayons du soleil s'infiltraient généreusement par la fenêtre entrouverte. Il se détendit. Respirer, doucement. Un coup frappé à la porte le fit à nouveau sursauter. La porte s'ouvrit et sa mère apparue dans l'encadrement : « Eh ! Encore au lit ? Tu vas être en retard ! Dépêche-toi de te préparer, ton groupe de marcheurs t'attend. Il fait un temps savoureux ! La promenade s'annonce délicieuse...

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