Et si c'était la
dernière fois qu'il marchait dans cette forêt ? Celle-là même qui
l'avait vu grandir ? Il avait du mal à réaliser que cette situation
cauchemardesque fut réelle. Soudain, un frisson désagréable lui parcourut
l'échine.
L'écho d'un cri déchirant venait de rompre le silence
sinistre qui régnait jusqu'ici. Il s'arrêta, horrifié. Une douleur aiguë lui traversa le crâne. Il avait
reconnu cette voix. Pourvu qu'elle s'en sorte ! Et lui qui restait là,
impuissant...
Il était épuisé. Il
tournait en rond depuis bien trop longtemps. Perdu, lui, dans cette
forêt qu’il sillonnait en tout sens depuis sa plus tendre enfance ?
Il rit nerveusement. Ça ira comme ça voudra se dit-il, car il ne contrôlait
plus rien, désormais. Il s'appuya contre un arbre et prit une longue
inspiration. Le voile laiteux qui dominait la forêt l'enveloppait tel un
linceul cousu sur sa peau. Il étouffait. Les yeux clos, il se remémorera les
événements terribles qui s'étaient succédés quelques heures auparavant.
Un mauvais
pressentiment l'avait envahi dès son réveil. Une petite voix l'avertissait d'un
danger. Un présage de dernière fois… Pourtant, la journée avait commencé
sous les meilleurs auspices : le soleil resplendissait et il s'apprêtait à
accompagner un jeune couple parisien en randonnée. Devenir guide de randonnées pédestres fut
pour lui une évidence, tant sa relation avec cette forêt tenait du cordon
ombilical. Il adorait son métier et celui-ci lui rendait bien. Neuf heures. Le
couple l'attendait devant la maison forestière. Il se présenta :
« Bonjour, je suis Christophe, votre guide. Vous êtes Emma et
Albert ? » Ils acquiescèrent et lui dirent leur hâte de partir en
balade. Il déroula une carte pour leur expliquer l'itinéraire : une boucle
de huit kilomètres, qui les ramèneraient à leur point de départ dans deux
heures. Ils s'étaient mis en marche avec entrain. Ses clients
s’enthousiasmaient sur la faune et la flore que recelait cette forêt. Il
appréciait leur intérêt pour ce paradis terrestre. Son paradis. Ils avaient
entamé un tiers de leur circuit, quand, levant les yeux, il s'étonna de la
présence de nuages épais dans un ciel auparavant bleu azur, qui s’amoncelaient
à une vitesse surprenante.
Leur forme était
inhabituelle. Ce n'était pas des nuages de pluie. Plutôt de longues lianes
bleutées et vaporeuses qui se liaient pour n'en faire qu'une. Le couple,
surprit par ce brusque changement de temps, lui exprima son désappointement. Il
tenta d'alléger leur déception : « Il semblerait qu’un orage se prépare !
Le bulletin météo de ce matin n'a pourtant rien prévu de tel ! Mais
c’est aussi un très beau spectacle, si l'on peut le voir à l’abri ! Et il
y en a un de charmant près d’ici. » Ils hochèrent la tête sans dire un mot. La
marche se poursuivait dans un silence tendu. Il tenta de relancer les échanges
joyeux qu’ils avaient eus jusqu'ici, mais en vain. Les nuages se rapprochaient
rapidement et le ciel s’obscurcissait d'une étrange teinte violacée. L'air
devint plus dense, presque irrespirable. À cet instant, la jeune femme
l'interpella : « Christophe, que se passe-t-il ? Mon mari ne
sent pas très bien et moi non plus. J'ai du mal à avancer.
- Ce
doit être à cause de ces nuages très bas et l’absence de vent. L'air semble
chargé d'électricité. Courage ! Nous sommes bientôt arrivés à l’abri.
Encore une dizaine de minutes de marche.
- Ce changement de temps est vraiment
curieux. On dirait que la nuit tombe alors qu'il est à peine dix heures
! », répondit Emma d’une voix blanche.
Déconcerté, il
regarda autour de lui avant de répondre. Une ombre mauve dominait et les grands
arbres qu'il aimait tant ressemblaient à des spectres. Du soleil lumineux d'il
y a peu, il ne restait rien. Comme s'il avait été avalé sans qu’on en ait
laissé une miette. « Je vais appeler les gardes forestiers pour les
avertir que nous resterons dans l’abri jusqu’à la fin de l’orage. Ainsi, ils ne
s’inquiéteront pas de notre absence. » Il composait le numéro quand il
s'aperçut que la radio n'avait plus de tonalité. « Alors ? demanda
Albert.
- Occupé ! mentit-il. Je les
rappellerai plus tard. Allons-y.
- La forêt paraît presque menaçante,
murmura Albert. Et ce silence... »
Nous écoutâmes. Il
n'y avait plus un bruit. Nous repartîmes sans un mot. Un voile cendré commença
à se former au sol. Il exhalait une odeur âcre. Au bout de quelques minutes,
celui-ci prit une ampleur préoccupante. Une brume d’une couleur étonnamment
pourpre, s’épaississait à vue d’œil. Leurs pieds disparaissaient sous elle,
comme si elle les avaient dévoré. Il s'arrêta et proposa au couple de
s'encorder : « Pour notre sécurité. On n'est jamais assez prudent
quand il s'agit de brouillard. » Il laissa une distance réduite de corde entre
eux, puis, ils reprirent leur marche. La visibilité s'était considérablement
réduite et le cortège progressait avec difficulté. Il pouvait sentir, grâce aux
à-coups de la corde autour de sa taille, les obstacles sur lesquels butaient la
jeune femme, qui était juste derrière lui. Il se concentrait sur son GPS pour
ne pas sortir du chemin balisé, quand la voix de la jeune femme s'éleva :
« Albert, Albert ! Où es-tu ? » Affolé, il se retourna vers elle : « Que se
passe-t-il ?
-
C'est Albert, il a disparu ! La corde ! Regardez ! »
Il regardait,
stupéfait. La corde avait été dénouée. Il s'agissait de nœuds professionnels.
Comment avait-il pu ? « Vous l'avez senti détacher la corde ?
-
Je... Je n'en sais rien, balbutia-t-elle en larmes. J'étais tellement
concentrée sur mes pas ! Je viens seulement de m'en rendre compte. Il...
Il n'a pas le sens de l'orientation ! ajouta-t-elle, livide.
- On va le retrouver, rassura-t-il.
Venez, on fait demi-tour. »
Il resserra le nœud
qui le reliait à la jeune femme : « On voit à peine à un mètre,
alors, gardez bien votre main en contact avec mon dos. » Ils reprirent le
chemin en sens inverse en appelant de concert son mari à haute voix.
L’inquiétude le tenaillait. La chaleur de la paume de la jeune femme sur son
dos, le réconforta. Même si ainsi, il était en contact avec son anxiété. Il
n'avait jamais vu pareille brume. Sa couleur presque fluorescente et son odeur
de fauve lui paraissaient surnaturelles. Il était en train de passer en revue
mentalement les actions à mettre en œuvre s'ils ne retrouvaient pas
Albert, quand il prit conscience que la
pression sur son dos avait cessé.
Depuis quand ?
Il fit volte-face : « Emma ?» Pas de réponse. Il tendit sa main qui
ne rencontra que la corde... dénouée !
Il
appela encore : « Emmaaa »
Rien. Il était sous le choc. Ces
gens qui étaient sous sa responsabilité, s'étaient évaporés sous ses yeux, sans
qu'il puisse rien faire ! Il n’en revenait pas. « Ils ne doivent pas
être loin, ce maudit brouillard l'empêchait de les voir et de les entendre,
voilà tout. Dès qu'il se lèvera, tout rentrera dans l'ordre », dit-il
d'une voix tremblante mais forte, comme s'il cherchait à convaincre la bruine
environnante. Il décida de réessayer d'appeler les secours quand un cri
transperçant retentit. Il courut dans sa direction malgré une visibilité
quasi-nulle. Il buta sur un obstacle mou. Il se baissa et vit un tas de ce qui
semblait être des vêtements. La veste et les chaussures du jeune homme. Son
pouls s’accéléra douloureusement. Il se mit à crier son prénom. Sans succès. Il
continua d'avancer. Quelque chose caressa ses cheveux. Il leva les yeux :
Accrochée sur une branche, l'écharpe de la jeune femme. Les battements de son
cœur s'étaient transformés en coups de marteau. Et son ventre semblait être
ceinturé par des fils barbelés. Peur absolue. Quelque chose d'effrayant était
survenu.
Comment la
situation avait-elle pu dégénérer aussi vite ? Et que se passait-il au
juste ? Sa radio était toujours hors service. Son instinct de survie lui
commandait d'avancer, car immobile, la brume semblait vouloir le dévorer de
l'intérieur. Bon dieu ! Devenait-il fou ? Et si c'était la
dernière fois qu'il avait à s'en inquiéter ? Dernière fois ? Violente familiarité de cette litanie qui
l’avait saisi dès son réveil ! Il avait repris sa route, comme un automate, sans aucune notion de temps ou
de lieu, sans savoir quoi faire. Depuis combien de temps errait-il ainsi ?
Et ce cri abominable, c'était celui d'Emma ! Il refusait d’imaginer ce
qu’elle avait dû subir. Ce brouillard macabre masquait la lumière, impossible
de deviner l'heure qu'il pouvait être. Il tuait la moindre lueur d'espoir.
Pesante solitude. Il rouvrit les yeux. Il devait reprendre sa marche et
s'éloigner de cette brume mortifère.
Mais dans quelle direction ? Cette forêt lui faisait dorénavant
horreur. Elle ressemblait à un animal affamé. Subitement, une odeur nauséabonde
emplit l'air. La brume lui paraissait soudain différente, comme bouffie. Comme
si elle était... repue ? Un son rauque, qui lui donna la nausée, raisonna
comme un... rot ?
Ses jambes
devinrent flasques. Il s'effondra à terre, le corps secoué de violents sanglots
incontrôlables, la tête entre ses bras. Il était au bord de la folie. Il en
était sûr maintenant, il vivait ses derniers moments. Il espérait seulement que
sa fin serait rapide.
Un bruissement
sourd lui fit lever la tête. Une masse compacte et sépulcrale s'approchait de
lui en rampant sur le sol. Il était incapable de bouger, comme s'il était pris
dans une toile d’araignée. Quand elle fut près de lui, elle recouvrit ses
pieds. Il sentit que ses chaussures et ses chaussettes lui étaient ôtées et que
ses orteils étaient mâchouillés un par un avec... délice ? Il hurla.
Terrorisé, il la vit progresser vers ses jambes qu’elle enlaçait de sa
substance graisseuse. De ce suaire poisseux, surgit un bruit de succion atroce.
Il détourna les yeux et hurla de plus belle : « C'est un cauchemar,
je vais me réveiller ! » Mais lorsqu'il osa regarder de nouveau, il
constata que cette monstruosité avait progressé et se repaissait de ses hanches
avec gourmandise. Puis, elle étreignit voracement ses bras et sa poitrine,
qu'elle avala goulûment. Il criait toujours, quand il sentit une morsure glacée
sur sa gorge. Son cri s'étrangla. Cette créature se délectait de sa chair avec
une volupté obscène. Sa forêt, complice, assourdissait de sa végétation, ce
meurtre gastronomique. Vint ensuite une pression gluante sur sa bouche. La
brume, assoiffée, s'abreuvait de son souffle. Un fluide visqueux s'introduisit
dans ses narines tandis qu'un voile s’abattit sur ses yeux. Tout devint sombre.
Sa conscience s'enfuyait. « Cela n'a aucun sens », eut-il le temps de
penser, avant le noir absolu...
Il se réveilla en sursaut, haletant. Chaque fibre de son
corps lui faisait mal, comme s'il avait été roué de coups. Un brutal sentiment
de soulagement l’envahit lorsqu’il reconnut sa chambre. C'était donc bien un
cauchemar ! Son cœur battait pourtant à se briser. Fébrile, il souleva le
drap et inspecta chaque partie de son corps. Il semblait indemne. Et sa chambre
était si sereine. Les rayons du soleil s'infiltraient généreusement par la
fenêtre entrouverte. Il se détendit. Respirer, doucement. Un coup frappé à la
porte le fit à nouveau sursauter. La porte s'ouvrit et sa mère apparue dans
l'encadrement : « Eh ! Encore au lit ? Tu vas être en
retard ! Dépêche-toi de te préparer, ton groupe de marcheurs t'attend. Il
fait un temps savoureux ! La promenade s'annonce délicieuse...
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