samedi 2 mai 2015

207

Et si c’était la dernière fois que je pouvais profiter de l’insouciance de l’enfance ? Et si nous étions condamnés à l’abandonner en entrant dans cette salle ? Peut-être ce lieu me rappellerait-il éternellement un moment atroce de mon existence ; peut-être ces trois chiffres resteraient-ils à jamais synonymes de torture morale. Ce qui se passerait après était un mystère ; je devais pénétrer dans un tunnel sombre et étroit sans savoir ce qui m’attendrait de l’autre côté.
            Chaque faux pas que j’aurais effectué et qui avancerait le moment de ma chute dans le vide, chaque défaillance de mon processus pourtant maintes fois révisé, chaque son, chaque image resterait gravé dans ma mémoire pour l’éternité.
            J’observai les autres. Peut-être était-ce la dernière fois que je pouvais les regarder sans rougir de ma faiblesse ? Ce jour-là, c’était notre destin à tous qui se jouait ; ces quelques heures pourraient influencer nos vies entières. Chacun mettait en jeu son avenir, ses rêves, ses projets, et tout ce qui devait s’ensuivre. Tout cela dans un laps de temps de quelques heures à peine.
            Le couloir sombre étendait son sol glissant à droite et à gauche ; à une extrémité, une fenêtre et la lumière du jour. Que se passerait-il si l’un d’entre nous se mettait brusquement à courir et, dans une pluie d’éclats de verre, se jetait dans l’abîme flamboyant ? Pouvait-on échapper à son destin et aux épreuves que ce dernier nous imposait ?
            Personne ne sembla manifester le désir d’abandonner avant que ce ne soit trop tard. Quelques instants, et l’on nous fit entrer.

            Au garde à vous, nous nous assîmes par ordre alphabétique. Chaque personne n’était plus qu’une série de lettres et de chiffres sur une liste ; nous étions déjà devenus anonymes. Nous étions tous installés de la même façon, regardant dans la même direction, et disposions exactement des mêmes armes pour vaincre l’horreur qui allait arriver.
            L’aiguille de l’horloge n’avait plus que la moitié du cadran à parcourir. Encore trente secondes et les dés seraient jetés. Alea jacta est. Seul le tic-tac effroyable résonnait dans la salle aux murs turquoise et violets ; tous nos cœurs semblaient battre au même rythme que la trotteuse. Plus que cinq secondes… Quelle précision horrible !... Et nous pûmes enfin regarder la vérité en face.
            Dans un grand froissement, nous dévoilâmes chacun le monstre qui se cachait si près de nous. Il y eut une pétrification générale à sa vue. Malheureusement, c’est toujours comme cela. On a beau se préparer minutieusement, envisager toutes les options possibles et imaginables, ce n’est jamais ce à quoi on s’attend. Même en étudiant ce qui s’est produit dans le passé, on ne peut trouver aucune logique pouvant nous aider à formuler une prédiction ; cette dernière est toujours fausse. Ce n’est qu’en arrivant dans l’arène, à la seconde où la cage du fauve s’ouvre, que l’on comprend ce que l’on va affronter.
            Cette créature m’était complètement inconnue. Sa constitution, son apparence, sa logique m’échappaient totalement. Comment combattre quelque chose que l’on n’arrive même pas à classer dans une espèce ? Par quel bout commencer, dans le maigre temps qui nous était imparti ?
            Mon cerveau avançait, reculait, faisait de vains moulinets avec ce dont il disposait, tel le gladiateur médusé et impuissant devant son ennemi. Je regardais avec effroi mes camarades de galère ; certains avaient déjà commencé à attaquer, même si je ne pouvais pas voir de quelle façon ils s’y prenaient, ni si c’était efficace.
Et si c’était la dernière fois que l’on se trouvait rassemblés ainsi ? Ces fidèles compagnons, fréquentés durant ces quatre années, ne pourraient-ils peut-être plus voir de moi que mon épitaphe ? Lydie Heischer, massacrée à l’issue d’un combat sanguinaire
Mais que faire pour survivre ? Je fixai la chose. Ses bords semblaient devenir flous et disparaître ; on aurait dit qu’elle reculait dès que j’essayais d’approcher. C’était comme tenter de saisir de l’eau et de la serrer dans son poing ; lorsque je pensais m’être emparée d’une partie, l’autre échappait aux méandres de mon esprit.
Je me pris la tête dans les mains et fermai les yeux pour ne plus voir l’objet de mon malheur. Les armes et l’expérience dont je disposais ne m’étaient d’aucune utilité. Peut-être était-ce cela, le but de l’épreuve ? Observer nos réactions face à l’inattendu ? Mais dans ce cas, les exigences ne pouvaient être aussi hautes que pour un cas classique.
Je rouvris un œil. Rien n’avait changé. Sauf… Déjà, mon regard était passé à autre chose. Je revins précipitamment sur mes pas ; cela avait été comme une vision subliminale d’un dixième de seconde, parvenue au cerveau sans passer par les yeux. Fébrilement, je recherchai ce qui avait attiré mon attention.
Et je la vis.
Elle était bien dissimulée, mais en y regardant avec plus d’attention, on remarquait ses contours familiers. C’était la clé. Je la pris et l’introduisis dans la serrure. Lentement, la porte commença à grincer sur ses gonds. J’entrevis une solution magnifique à mon tourment. La clé me permit de tout décoincer ; une fois cette difficulté surmontée, tout continuait dans le même sens. Tout était lié, et il me suffisait de suivre le chemin tracé.
Je parvins à la fin de l’épreuve et contemplai mon adversaire mis à nu et dépouillé de tous ses mystères. Un deuxième arriva, puis un troisième ; à chaque fois, une chose infime me mettait sur la voie et je pouvais utiliser mes armes habituelles pour mettre à terre tout ce qui se dressait sur ma route.
Bientôt, plus personne ne vint. J’étais venue à bout de tous les obstacles ; mon calvaire était achevé. Il ne manquait plus que l’arbitre, devant déterminer si j’avais effectué ma tâche correctement.
Les heures avaient passé sans que je ne m’en rende compte ; je ne savais pas où en étaient arrivés les autres. Avaient-ils suivi le même raisonnement que moi ? Et si j’étais la seule à avoir agi de cette manière ?
Ce n’est pas grave, me dis-je. Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison.
On nous indiqua que le temps était terminé, et qu’il était l’heure de partir. Nous franchîmes d’un même mouvement la porte de la salle 207, dans laquelle j’avais étudié le latin durant trois ans et qui avait été réquisitionnée.


Dix jours plus tard, je contemplai les résultats : Diplôme national du brevet : HEISCHER Lydie – Admise mention très bien.

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