samedi 2 mai 2015

Les Yeux fermés

-          J’ai honte… Tu ne t’imagines même pas.
-          Te prends pas la tête. C’était rien.
-          Je peux pas arrêter d’y penser. J’aurais peut-être dû aller voir.
-          Nan, c’est toi qui avais raison : on ne sait jamais ce qu’il peut arriver. Et puis il n’y a plus de bruit, dehors.
-          Quand même. Imagine qu’il y ait…
-          Laisse tomber, mon chéri. Pense à demain. Ton premier jour de travail. Tu te rends compte si tu y étais allé avec un œil au beurre noir ?
-          Je t’aurais emprunté tes lunettes de soleil, celles qui te font des yeux de mouches !
-          T’es bête. Allez viens, on va se coucher. Faut que tu sois prêt pour demain. Je vais te faire un petit massage.
-          Ah oui ?
-          J’ai dit un petit massage, va pas te faire d’illusions.
            Nina se lève, ramasse le cendrier plein et va le vider dans la poubelle de la cuisine. Markus s’extirpe à son tour du vieux canapé. Passant devant la fenêtre, il s’interdit de s’arrêter pour jeter un œil. Les rideaux sont fermés. Leur petit monde est en sécurité. C’est tout ce qui compte. Dans quelques minutes, le nœud qui lui étreint la gorge aura disparu. Les mains expertes de Nina sauront dissiper son malaise. Une bonne nuit de sommeil devrait avoir raison du sentiment de honte qu’il n’arrive pas à chasser.
            Nina revient dans le salon, éteint la télé sur la énième coupure de publicités de la soirée. Elle regarde autour d’elle, s’assure qu’elle n’a rien laissé trainer. Tout est en ordre, exactement comme elle aime voir son petit nid douillet. Confortable, net… L’inverse de cette cité invivable qu’il lui tarde de quitter : ces murs grisâtres  et tous ces faits divers sordides qui se succèdent. Entre les agressions, les voitures incendiées, les murs tagués, les vitrines vandalisés, les halls couverts de crachats et de mégots… Vivement que Marcus touche un salaire et qu’ils aillent voir ailleurs si l’herbe est plus verte. De toute façon, ici, la seule herbe visible est celle qui se vend.
            Un frisson d’angoisse la saisit alors qu’elle passe devant la fenêtre. Elle ne peut s’empêcher de soulever légèrement le rideau et de jeter un œil. L’obscurité et le silence qui règnent dehors la rassurent légèrement. Même la pluie a cessé. Certainement une simple dispute. Une de plus.
            Pourtant elle ne peut oublier les cris qu’elle a entendus. La scène refuse de quitter son esprit.
            Nina était sur le point de faire du café. Elle venait d’ouvrir le sachet de café soluble, allait le verser dans sa tasse. Derrière elle, Marcus pelait des oignons, les larmes aux yeux.
            Alors que l’eau bouillait bruyamment dans la casserole, Nina a cru entendre un cri. Strident, puissant, rapidement étouffé. Un cri de femme.
-         T’as entendu ?
-         Quoi ? a fait Marcus en s’essuyant les yeux du revers de la manche.
-         T’as pas entendu un cri ?
            Nina a avancé vers la fenêtre, l’a ouverte en grand. Rien. Rien d’autre que la pluie, le vent. Et les sons habituels des postes de télévision, les discussions des voisins à travers les murs. Elle aurait pourtant juré avoir entendu un cri. Pas une engueulade, pas un éclat de rire, non. Un cri de détresse.
            Elle est restée là quelques secondes, à la fenêtre. Elle ne voyait pas grand-chose. Juste le petit bois qui longe la voie ferrée, la route qui passe devant la tour, une voiture, genre BM, Mercedes peut-être, foncée, feux éteints, garée devant le chemin qui descend vers le tunnel de tôle. En l’absence d’éclairage, elle pouvait à peine distinguer l’entrée du tuyau qu’elle emprunte tous les jours pour se rendre à la gare. Il lui a pourtant semblé avoir vu une silhouette s’y enfoncer.
-          Marcus, viens écouter.
            Macus a abandonné son plan de travail en soupirant et l’a rejointe à la fenêtre.
-          Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-il ronchonné.
-          Ecoute. On dirait qu’il y a du monde dans le tunnel.
            Il s’est penché, a fixé l’endroit. Il a perçu à son tour un semblant de mouvement. Qu’il a préféré ignorer.
-          Tu délires, il n’y a rien.
            Puis il est retourné s’occuper de ses oignons.
-          Ça recommence. Je suis sûr que j’ai entendu crier.
-          Laisse tomber, a soufflé Marcus. Si on devait s’inquiéter à chaque fois qu’on entend un cri dans cette cité !
-          Peut-être que quelqu’un a des problèmes, a insisté Nina.
-          Tout le monde a des problèmes, ici, a ricané Marcus. Tout le monde. Si tu veux intervenir à chaque fois, tu devrais passer ton diplôme d’assistante sociale.
            Marcus a fait glisser ses oignons dans l’huile frémissante. Nina s’est retournée vers la fenêtre, a scruté l’entrée du tunnel. Rien. Si ! Un nouveau cri, trop bref, mais qu’elle est sûre d’avoir entendu résonner contre la tôle du passage.
-          Je te dis qu’il se passe quelque chose. Imagine qu’il y ait une nana en train de se faire agresser.
-          T’as trop d’imagination.
-          Tu veux pas aller voir ?
            Markus l’a dévisagée avec surprise.
-          Tu plaisantes ? Avec ce temps ?
-          Si c’était moi qui étais coincée là-dedans, j’aimerais bien que quelqu’un intervienne.
-          Attends, tu me demandes d’aller voir s’il se passe quelque chose alors que tu crois juste avoir entendu un petit cri ?!
-          Je crois pas : j’en suis sûre.
-          Et même s’il se passe un truc. Tu veux que j’aille voir et que je me prenne un coup de surin pour quelqu’un que je connais même pas ? Avec les fous qui trainent dehors ? Sans compter que demain, je commence un nouveau boulot. J’ai pas envie de me pointer avec des marques partout. Ou pire, de me retrouver à l’hosto et de perdre ce job.
-          Donc on laisse faire ? C’est ça ? On ferme les yeux ?
-          Tu n’as qu’à appeler les flics, si tu as un doute. Moi, je te dis que non seulement je vais pas sortir avec ce temps alors que je suis même pas sûr qu’il se passe un truc, et que je vais pas aller prendre des risques pour quelqu’un que je connais pas.
-          Les flics vont jamais venir si je leur dis que je crois avoir entendu des cris.
-          Tu vois ? Vaut mieux laisser tomber.
            Nina a jeté un dernier regard coupable vers le tunnel. La pluie a soudainement redoublé masquant la vue, les sons…
-          Viens plutôt gouter ma sauce, a lancé Markus en léchant la cuillère en bois.
            Nina a fermé la fenêtre, tiré les rideaux.
            Peut-être aurait-elle dû insister…
            Markus se laisse tomber sur le lit, tente de ne plus y penser. Mais le sentiment de honte est tenace.
***
            Les yeux fermés, le front collé à la vitre du wagon, Safia pousse un profond soupir qui vient former un cercle de buée sur le carreau. Quelqu’un tente de bouger derrière elle, la bousculant au passage. Une sonnerie de portable retentit. Un bruyant monologue s’installe auquel seuls les passagers connectés à leur MP3 pourront échapper.
            Safia repense à ce satané rideau de fer qui refuse de descendre et qui l’a encore mise en retard. Elle en a marre de bosser seule dans cette boutique. De devoir se taper le sale boulot. Son patron a promis d’embaucher quelqu’un. De toute façon, s’il ne tient pas sa promesse, elle démissionne. Juré !
            Le train décélère brusquement à l’approche de la gare. Les nombreux voyageurs qui ont dû rester debout s’accrochent comme ils peuvent, aux barres de fer glaciales, au voisin, à la porte. Et une volée de soupirs de mécontentements et de brèves insultes montent de cette horde de travailleurs éreintés. Ils sont impatients d’en finir avec cet éprouvant voyage qui les ramène vers leur triste et pourtant réconfortante banlieue.
            La porte s’ouvre en sifflant. Une violente bourrasque chargée d’humidité s’invite dans le wagon, comblant l’espace que Safia vient d’abandonner. Elle descend avec difficultés, se faufile dans la foule empressée qui se bouscule devant elle pour entrer dans la rame à la quête des rares places assises. Il est déjà vingt-et-une heures et pourtant les RER sont encore bondés. La faute à cette satanée grève. Est-ce qu’elle fait grève, elle ? Est-ce qu’elle peut se le permettre ? Alors pourquoi eux le sont-ils en permanence ? Et pourquoi doit-elle subir leurs revendications ?
            Le train quitte la gare en couinant sous le trop-plein de voyageurs. Elle est la seule à être descendue. Le quai est maintenant désert, sombre, hostile. Le néon du distributeur de cholestérol clignote irrégulièrement en grésillant, rendant les lieux un peu plus angoissants. Safia s’engage rapidement dans l’escalier, suivi par ce satané courant d’air qui tente de s’infiltrer sous ses vêtements.
            Le temps qu’elle débouche du tunnel, la pluie a fait son retour. Et Safia qui a oublié son parapluie à la boutique ! Bienvenue dans ma journée de merde, gémit-elle. La jeune femme ôte le foulard qui lui réchauffait le cou et l’enroule autour de ses cheveux. On se protège comme on peut.
            A travers les cordes qui s’abattent maintenant, elle devine l’arrêt de bus. Mauvais signe : il est désespérément vide. Se pourrait-il que le bus soit déjà passé ? Elle regarde sa montre. Cinq minutes d’avance ? Jamais ces bus n’ont eu la moindre seconde d’avance, jamais. Au contraire ! Elle court à travers les flaques jusqu’à l’abribus. L’affichette est là, intacte, sèche, à l’abri du vent, de la pluie. Mais pas de sa rage.
            "En raison de l’agression d’un contrôleur, le trafic de la ligne 45C est totalement interrompu jusqu’à nouvel ordre".
            Le large éventail d’insultes dont Safia dispose lui traverse l’esprit en quelques secondes. A l’encontre des agresseurs surtout. Mais aussi un peu des contrôleurs, des chauffeurs, qui se cachent derrière leur droit de retrait à la moindre altercation. Elle s’est fait agresser, elle-aussi, dans sa propre boutique. Poussée contre le mur de la cabine, pelotée, giflée, avant que le salop n’emporte la caisse. Et pourtant, elle était là le lendemain, fidèle au poste. Malgré la douleur, malgré la honte, malgré la rage.
            La poche de son manteau vibre contre sa cuisse. Iphone à l’appel ! Safia plonge la main dans sa poche, en ressort un petit écran plat sur lequel sourit gentiment sa mère. A qui elle n’a aucune envie de parler à ce moment. Pourtant elle décroche, afin de s’épargner les nombreux rappels qui ne manqueraient pas de suivre si elle ignorait l’angoissée de service.
-       Oui ?... je sais, il est tard… non, je n’ai pas pu partir avant, la stagiaire n’est pas venue, j’ai dû rester jusqu’à la fermeture… oui, je suis à l’arrêt de bus… non, je n’ai pas trainé, les fonctionnaires ont juste décidé de me pourrir la vie… je vais devoir remonter à pieds, il n’y a pas de bus… oui, je sais, pas par le passage… oui, je fais aussi vite que je peux… oui, je sais, il fait nuit et il fait froid, je suis dehors, maman, je vois bien qu’il fait nuit !... je raccroche, faut que j’y aille !
Un clic virtuel du bout du doigt…
-       Elle est relou quand elle s’y met ! lâche Safia.
            D’un geste rapide, elle vérifie ces mails, son compte Facebook, ses SMS… Et remet son portable dans sa poche après cette indispensable et vitale minute de connexion.
            Pas par le passage, a dit sa mère. C’est pourtant tellement tentant. Un petit tunnel sans lumière qui court sous les voix ferrées et qui permet de rejoindre directement la Cité de la Rose des Vents en quelques dizaines de secondes. Contrairement au trajet qu’emprunte le bus – quand il est là – celui qui longe ces maudits rails jusqu’au pont de la République, passe au-dessus des voies, avant de longer les mêmes rails, dans l’autre sens, pour arriver de l’autre côté du tunnel. Tout ça pour ça ! Dix minutes en bus. Au moins une demi-heure de marche. Sous la pluie, le vent. Dans le froid.
            Le passage, moins d’une minute. Dans l’obscurité. Le froid, le vent, éventuellement. Mais pas la pluie.
            Safia hésite, repense à l’avertissement de sa mère : pas le petit passage. Elle aimerait bien la voir, elle, après une telle journée, seule à la boutique, de l’ouverture à la fermeture, sans pause, puis coincée dans un train bondé après avoir poireauté des heures sur le quai. Et puis de toute façon, cela fait des années qu’il ne s’est rien passé dans ce tunnel. Si toutefois il s’est passé quelque chose un jour. C’est à se demander si les bruits qui courent autour de ce sordide souterrain ne sont pas de simples légendes destinées à faire peur.
            Safia regarde l’entrée du passage en hésitant. Un cercle parfait, noir, aussi attirant qu’angoissant. Elle tourne la tête vers le pont. Lointain, masqué par les trombes d’eau, inaccessible… Son choix est fait : ça sera le tunnel. Tant pis pour la prise de tête avec sa mère. Au pire, elle patientera quelques minutes dans le hall de l’immeuble, à l’abri, au chaud, pour que sa mère ne se doute de rien.
            Safia resserre son foulard autour de ses cheveux, son col autour de son cou. Et court sous la pluie jusqu’au trou noir en bas des voies.
            Elle atteint l’ouverture en haletant. La tôle ondulée lui renvoie les saccades de respiration, les battements rapides de son cœur. Elle attend quelques secondes à l’entrée du tuyau, se force à respirer lentement, profondément. Un train passe rapidement au-dessus de sa tête en grondant, faisant trembler toute la structure. Safia avance à petits pas, peu rassurée. Elle semble déjà regretter son choix. Elle se retourne en hésitant, mais les trombes d’eau qui éclaboussent l’entrée de la structure la ramènent rapidement à la raison : passer par le pont aurait été stupide. Alors elle se résout à poursuivre son chemin dans le noir.
            Elle doit être au milieu du tunnel, maintenant. Dans le noir complet. Elle sort son portable et utilise le faible éclairage de l’écran comme torche de fortune. Qui s’éteint aussi vite qu’elle l’a allumée, mais ce n’est pas le moment de régler l’écran de veille. Le boyau s’emplit d’une clameur assourdissante, le tremblement qui secoue la tôle la cloue sur place. Ils ne sont donc pas tous en grève ! tente-t-elle de plaisanter pour se rassurer.
            Le silence. A nouveau. Un courant d’air glacial traverse le tunnel, fait glisser son foulard qu’elle retient à deux mains d’un mouvement trop brusque. Elle laisse échapper son portable qui vient rebondir contre le ciment. Et s’éteint. Safia gémit, s’accroupit, cherche à tâtons et finit par trouver son Iphone. Qui refuse de s’allumer. La voilà dans le noir complet. La courbe qu’opère le souterrain l’empêche de distinguer la sortie.
            Il est trop tard pour ça, pourtant elle ne peut s’empêcher de regretter son choix. Elle tente de se rassurer en se disant qu’elle y est presque, que dans quelques minutes elle sera chez elle, au chaud, à l’abri. Une profonde inspiration et la voilà qui continue d’avancer à l’aveuglette, lentement, sûrement, les mains devant elle pour prévenir tout obstacle. Et pour récompense, elle aperçoit enfin la faible lueur devant elle : le bout du tunnel.
            Un grattement, à peine audible, devant elle. Elle s’arrête, tend l’oreille. Rien. Si, cela recommence. Un léger grattement. Elle sent un mouvement sur sa droite, en bas. Elle resserre instinctivement ses pieds, croises ses bras autour de son corps. Au frottement de ses chaussures sur la dalle de béton répond un petit couinement sec, suivi de ces maudits grattements, plus rapides cette fois. Des griffes…
            Il y a un animal dans le tunnel avec elle. Voire plusieurs. L’image d’un rat se forme dans son esprit, gris, hideux, dents acérées, longue queue dépourvue de poils, griffes pointues… Elle pousse un cri et se met à courir droit devant elle, vers la faible lumière. Le rongeur pousse un cri à son tour et fuit dans l’autre sens.
            Safia court, à petites enjambées, tentant de maintenir son équilibre, d’éviter les parois rouillées. Elle finit par rejoindre l’extrémité qui donne sur la cité sans la moindre égratignure, sans autre souci que cet animal qu’elle n’a pas vu et qui semble avoir eu aussi peur qu’elle. Et son portable HS, un moindre mal. Penchée en avant, elle reprend son souffle, riant de sa couardise.
            La pluie semble avoir faibli. Safia lève la tête. Le paysage, tout laid soit-il, est rassurant : une dizaine de tours aux façades recouvertes d’un quadrillage lumineux. Toutes les pièces de tous les appartements semblent allumées. Son père serait furax ! Les bruits, eux-aussi, la rassurent. Un scooter qui pétarade, des boomers qui crachent de furieux rythmes de rap, un jingle tonitruant, une publicité assourdissante, des télés à l’unisson… tous ces bruits qu’elle ne supporte pas et qu’elle trouve aujourd’hui si réconfortants. Elle est chez elle. Indemne, intacte. Epuisée, mais sauve. C’est tout ce qui compte.
            Ne reste plus que le chemin couvert de graviers qui remonte vers la route. Qu’elle traversera, avant de tourner à gauche et de se retrouver devant la tour du Mistral. Sa tour, son repaire. Le chemin est boueux, ses pieds s’enfoncent à chaque pas avant de ressortir dans un bruit de succion odieux. Vivement demain, se répète-t-elle comme un mantra. Elle doit absolument penser à décrotter ses bottes avant de rentrer, sans quoi sa mère va vite comprendre.
            A bout de souffle, elle sent enfin le goudron sous ses semelles. Plus que quelques mètres. Un dernier obstacle : une sombre berline garée sur le passage piéton. Un dernier effort…
            La porte du passager s’ouvre à la volée. Safia manque de tomber de surprise. La petite lumière de l’habitacle s’allume sur deux hommes. La portière du conducteur s’ouvre à son tour. Les deux hommes s’extirpent rapidement et viennent encercler Safia qui sent ses forces la quitter. L’un des deux souffle bruyamment, de manière obscène, exhalant une forte odeur d’alcool et de tabac froid. Rien de rassurant.
-       Tu vas où, comme ça, ma poule.
-       Je… je rentre chez moi. J’habite la cité.
-       Ah ouais ? fait l’autre en s’avançant jusqu’à la toucher. Mignonne comme t’es, je suis surpris de pas t’avoir remarquée avant.
-       C’est vrai qu’elle est mignonne, souffle le premier.
-       S’il vous plait, j’ai eu une dure journée. Je voudrais bien rentrer.
-       Nous aussi, ricane le second.
            Une main enserre son bras, une autre arrache son foulard. Les deux hommes avancent sur elle, l’oblige à reculer vers le tunnel, vers le trou noir, vers la source des histoires les plus sordides, les plus effrayantes.
            Safia lève les yeux. Une fenêtre ouverte, de l’autre côté de la rue. La lumière est allumée, une ombre se déplace.
            Sa seule chance. Hurler, aussi fort qu’elle peut, aussi vite qu’elle peut. Avant qu’une main poisseuse, puissante, ne se plaque sur sa bouche et ne la réduise au silence. Avant qu’on la pousse dans les abysses qui courent sous les voies.
***
-       J’ai honte.
-       Te prends pas la tête. C’était rien…
***
            La bouche écrasée par la large et puissante main de son agresseur, Safia regarde la fenêtre se fermer sur ses derniers espoirs. Elle voit les rideaux se tirer sur ses dernières chances. Une main arrache violemment son imperméable. Une autre se jette sur sa poitrine.
***
            Ecouteurs enfoncés dans les oreilles, Marcus arrive en sifflotant. Pile à l’heure. Capital, la ponctualité, pour un premier jour d’embauche. C’est ce qu’on lui a toujours appris : les premières impressions sont toujours les bonnes. Alors qu’il arrive à hauteur de la boutique, il s’aperçoit que le rideau de fer est à moitié tiré. Une femme s’acharne sur la poignée, tentant de le faire descendre, sans succès.
-          Je peux vous aider ?
            La femme se retourne vers lui en grimaçant.
-          Hein ?
-          Vous avez besoin d’aide ?
-          Oui, je veux bien. J’essaye de fermer ce maudit rideau, mais il est bloqué.
-          De le fermer ? s’inquiète Markus. Je ne comprends pas, je dois faire mon premier jour.
-          Je suis la femme de ménage. J’attendais que la patronne arrive pour partir, mais je viens de recevoir un appel pour me dire qu’elle ne viendra pas.
-          Comment ça ? s’énerve le jeune homme.
-          Madame a été agressée hier soir.
-          Mince. C’est grave ?
-          Je sais pas.
-          Ça craint. Ça s’est passé ici ?
-          Non, sa maman m’a dit que ça s’est passé à côté de chez elle. Dans le tunnel, sous la gare de Goulains. J’habite là-bas, moi-aussi. C’est pas la première fois qu’il y a un problème dans ce tunnel maudit. Pauvre femme.

            Marcus ferme les yeux. Ne pas laisser l’autre lire la honte qu’ils affichent.

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