-
J’ai honte… Tu ne t’imagines même pas.
-
Te prends pas la tête. C’était rien.
-
Je peux pas arrêter d’y penser. J’aurais
peut-être dû aller voir.
-
Nan, c’est toi qui avais raison :
on ne sait jamais ce qu’il peut arriver. Et puis il n’y a plus de bruit,
dehors.
-
Quand même. Imagine qu’il y ait…
-
Laisse tomber, mon chéri. Pense à
demain. Ton premier jour de travail. Tu te rends compte si tu y étais allé avec
un œil au beurre noir ?
-
Je t’aurais emprunté tes lunettes de
soleil, celles qui te font des yeux de mouches !
-
T’es bête. Allez viens, on va se
coucher. Faut que tu sois prêt pour demain. Je vais te faire un petit massage.
-
Ah oui ?
-
J’ai dit un petit massage, va pas te
faire d’illusions.
Nina se lève, ramasse le cendrier plein
et va le vider dans la poubelle de la cuisine. Markus s’extirpe à son tour du
vieux canapé. Passant devant la fenêtre, il s’interdit de s’arrêter pour jeter
un œil. Les rideaux sont fermés. Leur petit monde est en sécurité. C’est tout
ce qui compte. Dans quelques minutes, le nœud qui lui étreint la gorge aura
disparu. Les mains expertes de Nina sauront dissiper son malaise. Une bonne
nuit de sommeil devrait avoir raison du sentiment de honte qu’il n’arrive pas à
chasser.
Nina revient dans le salon, éteint
la télé sur la énième coupure de publicités de la soirée. Elle regarde autour
d’elle, s’assure qu’elle n’a rien laissé trainer. Tout est en ordre, exactement
comme elle aime voir son petit nid douillet. Confortable, net… L’inverse de
cette cité invivable qu’il lui tarde de quitter : ces murs grisâtres et tous ces faits divers sordides qui se
succèdent. Entre les agressions, les voitures incendiées, les murs tagués, les
vitrines vandalisés, les halls couverts de crachats et de mégots… Vivement que
Marcus touche un salaire et qu’ils aillent voir ailleurs si l’herbe est plus
verte. De toute façon, ici, la seule herbe visible est celle qui se vend.
Un frisson d’angoisse la saisit
alors qu’elle passe devant la fenêtre. Elle ne peut s’empêcher de soulever
légèrement le rideau et de jeter un œil. L’obscurité et le silence qui règnent
dehors la rassurent légèrement. Même la pluie a cessé. Certainement une simple
dispute. Une de plus.
Pourtant elle ne peut oublier les
cris qu’elle a entendus. La scène refuse de quitter son esprit.
Nina était sur le point de faire du
café. Elle venait d’ouvrir le sachet de café soluble, allait le verser dans sa
tasse. Derrière elle, Marcus pelait des oignons, les larmes aux yeux.
Alors que l’eau bouillait bruyamment
dans la casserole, Nina a cru entendre un cri. Strident, puissant, rapidement
étouffé. Un cri de femme.
-
T’as entendu ?
-
Quoi ? a fait Marcus en s’essuyant
les yeux du revers de la manche.
-
T’as pas entendu un cri ?
Nina a avancé vers la fenêtre, l’a ouverte
en grand. Rien. Rien d’autre que la pluie, le vent. Et les sons habituels des
postes de télévision, les discussions des voisins à travers les murs. Elle
aurait pourtant juré avoir entendu un cri. Pas une engueulade, pas un éclat de
rire, non. Un cri de détresse.
Elle est restée là quelques
secondes, à la fenêtre. Elle ne voyait pas grand-chose. Juste le petit bois qui
longe la voie ferrée, la route qui passe devant la tour, une voiture, genre BM,
Mercedes peut-être, foncée, feux éteints, garée devant le chemin qui descend
vers le tunnel de tôle. En l’absence d’éclairage, elle pouvait à peine distinguer
l’entrée du tuyau qu’elle emprunte tous les jours pour se rendre à la gare. Il
lui a pourtant semblé avoir vu une silhouette s’y enfoncer.
-
Marcus, viens écouter.
Macus a abandonné son plan de
travail en soupirant et l’a rejointe à la fenêtre.
-
Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-il
ronchonné.
-
Ecoute. On dirait qu’il y a du monde
dans le tunnel.
Il s’est penché, a fixé l’endroit.
Il a perçu à son tour un semblant de mouvement. Qu’il a préféré ignorer.
-
Tu délires, il n’y a rien.
Puis il est retourné s’occuper de
ses oignons.
-
Ça recommence. Je suis sûr que j’ai
entendu crier.
-
Laisse tomber, a soufflé Marcus. Si on
devait s’inquiéter à chaque fois qu’on entend un cri dans cette cité !
-
Peut-être que quelqu’un a des problèmes,
a insisté Nina.
-
Tout le monde a des problèmes, ici, a ricané
Marcus. Tout le monde. Si tu veux intervenir à chaque fois, tu devrais passer
ton diplôme d’assistante sociale.
Marcus a fait glisser ses oignons
dans l’huile frémissante. Nina s’est retournée vers la fenêtre, a scruté
l’entrée du tunnel. Rien. Si ! Un nouveau cri, trop bref, mais qu’elle est
sûre d’avoir entendu résonner contre la tôle du passage.
-
Je te dis qu’il se passe quelque chose.
Imagine qu’il y ait une nana en train de se faire agresser.
-
T’as trop d’imagination.
-
Tu veux pas aller voir ?
Markus l’a dévisagée avec surprise.
-
Tu plaisantes ? Avec ce
temps ?
-
Si c’était moi qui étais coincée
là-dedans, j’aimerais bien que quelqu’un intervienne.
-
Attends, tu me demandes d’aller voir
s’il se passe quelque chose alors que tu crois juste avoir entendu un petit cri ?!
-
Je crois pas : j’en suis sûre.
-
Et même s’il se passe un truc. Tu veux
que j’aille voir et que je me prenne un coup de surin pour quelqu’un que je
connais même pas ? Avec les fous qui trainent dehors ? Sans compter que
demain, je commence un nouveau boulot. J’ai pas envie de me pointer avec des
marques partout. Ou pire, de me retrouver à l’hosto et de perdre ce job.
-
Donc on laisse faire ? C’est
ça ? On ferme les yeux ?
-
Tu n’as qu’à appeler les flics, si tu as
un doute. Moi, je te dis que non seulement je vais pas sortir avec ce temps
alors que je suis même pas sûr qu’il se passe un truc, et que je vais pas aller
prendre des risques pour quelqu’un que je connais pas.
-
Les flics vont jamais venir si je leur
dis que je crois avoir entendu des cris.
-
Tu vois ? Vaut mieux laisser
tomber.
Nina a jeté un dernier regard
coupable vers le tunnel. La pluie a soudainement redoublé masquant la vue, les
sons…
-
Viens plutôt gouter ma sauce, a lancé
Markus en léchant la cuillère en bois.
Nina a fermé la fenêtre, tiré les
rideaux.
Peut-être aurait-elle dû insister…
Markus se laisse tomber sur le lit,
tente de ne plus y penser. Mais le sentiment de honte est tenace.
***
Les yeux fermés, le front collé à la
vitre du wagon, Safia pousse un profond soupir qui vient former un cercle de
buée sur le carreau. Quelqu’un tente de bouger derrière elle, la bousculant au
passage. Une sonnerie de portable retentit. Un bruyant monologue s’installe
auquel seuls les passagers connectés à leur MP3 pourront échapper.
Safia repense à ce satané rideau de
fer qui refuse de descendre et qui l’a encore mise en retard. Elle en a marre
de bosser seule dans cette boutique. De devoir se taper le sale boulot. Son
patron a promis d’embaucher quelqu’un. De toute façon, s’il ne tient pas sa
promesse, elle démissionne. Juré !
Le train décélère brusquement à
l’approche de la gare. Les nombreux voyageurs qui ont dû rester debout s’accrochent
comme ils peuvent, aux barres de fer glaciales, au voisin, à la porte. Et une
volée de soupirs de mécontentements et de brèves insultes montent de cette
horde de travailleurs éreintés. Ils sont impatients d’en finir avec cet
éprouvant voyage qui les ramène vers leur triste et pourtant réconfortante
banlieue.
La porte s’ouvre en sifflant. Une
violente bourrasque chargée d’humidité s’invite dans le wagon, comblant
l’espace que Safia vient d’abandonner. Elle descend avec difficultés, se
faufile dans la foule empressée qui se bouscule devant elle pour entrer dans la
rame à la quête des rares places assises. Il est déjà vingt-et-une heures et
pourtant les RER sont encore bondés. La faute à cette satanée grève. Est-ce
qu’elle fait grève, elle ? Est-ce qu’elle peut se le permettre ?
Alors pourquoi eux le sont-ils en permanence ? Et pourquoi doit-elle subir
leurs revendications ?
Le train quitte la gare en couinant
sous le trop-plein de voyageurs. Elle est la seule à être descendue. Le quai
est maintenant désert, sombre, hostile. Le néon du distributeur de cholestérol
clignote irrégulièrement en grésillant, rendant les lieux un peu plus
angoissants. Safia s’engage rapidement dans l’escalier, suivi par ce satané
courant d’air qui tente de s’infiltrer sous ses vêtements.
Le temps qu’elle débouche du tunnel,
la pluie a fait son retour. Et Safia qui a oublié son parapluie à la boutique !
Bienvenue dans ma journée de merde, gémit-elle. La jeune femme ôte le foulard
qui lui réchauffait le cou et l’enroule autour de ses cheveux. On se protège
comme on peut.
A travers les cordes qui s’abattent
maintenant, elle devine l’arrêt de bus. Mauvais signe : il est
désespérément vide. Se pourrait-il que le bus soit déjà passé ? Elle
regarde sa montre. Cinq minutes d’avance ? Jamais ces bus n’ont eu la
moindre seconde d’avance, jamais. Au contraire ! Elle court à travers les
flaques jusqu’à l’abribus. L’affichette est là, intacte, sèche, à l’abri du vent,
de la pluie. Mais pas de sa rage.
"En raison de l’agression d’un contrôleur,
le trafic de la ligne 45C est totalement interrompu jusqu’à nouvel ordre".
Le large éventail d’insultes dont
Safia dispose lui traverse l’esprit en quelques secondes. A l’encontre des
agresseurs surtout. Mais aussi un peu des contrôleurs, des chauffeurs, qui se
cachent derrière leur droit de retrait à la moindre altercation. Elle s’est
fait agresser, elle-aussi, dans sa propre boutique. Poussée contre le mur de la
cabine, pelotée, giflée, avant que le salop n’emporte la caisse. Et pourtant,
elle était là le lendemain, fidèle au poste. Malgré la douleur, malgré la
honte, malgré la rage.
La poche de son manteau vibre contre
sa cuisse. Iphone à l’appel ! Safia plonge la main dans sa poche, en
ressort un petit écran plat sur lequel sourit gentiment sa mère. A qui elle n’a
aucune envie de parler à ce moment. Pourtant elle décroche, afin de s’épargner
les nombreux rappels qui ne manqueraient pas de suivre si elle ignorait l’angoissée
de service.
-
Oui ?... je sais, il est tard… non,
je n’ai pas pu partir avant, la stagiaire n’est pas venue, j’ai dû rester
jusqu’à la fermeture… oui, je suis à l’arrêt de bus… non, je n’ai pas trainé,
les fonctionnaires ont juste décidé de me pourrir la vie… je vais devoir
remonter à pieds, il n’y a pas de bus… oui, je sais, pas par le passage… oui,
je fais aussi vite que je peux… oui, je sais, il fait nuit et il fait froid, je
suis dehors, maman, je vois bien qu’il fait nuit !... je raccroche, faut
que j’y aille !
Un
clic virtuel du bout du doigt…
-
Elle est relou quand elle s’y met !
lâche Safia.
D’un geste rapide, elle vérifie ces
mails, son compte Facebook, ses SMS… Et remet son portable dans sa poche après
cette indispensable et vitale minute de connexion.
Pas par le passage, a dit sa mère.
C’est pourtant tellement tentant. Un petit tunnel sans lumière qui court sous
les voix ferrées et qui permet de rejoindre directement la Cité de la Rose des
Vents en quelques dizaines de secondes. Contrairement au trajet qu’emprunte le
bus – quand il est là – celui qui longe ces maudits rails jusqu’au pont de la République,
passe au-dessus des voies, avant de longer les mêmes rails, dans l’autre sens,
pour arriver de l’autre côté du tunnel. Tout ça pour ça ! Dix minutes en
bus. Au moins une demi-heure de marche. Sous la pluie, le vent. Dans le froid.
Le passage, moins d’une minute. Dans
l’obscurité. Le froid, le vent, éventuellement. Mais pas la pluie.
Safia hésite, repense à
l’avertissement de sa mère : pas le petit passage. Elle aimerait bien la
voir, elle, après une telle journée, seule à la boutique, de l’ouverture à la
fermeture, sans pause, puis coincée dans un train bondé après avoir poireauté
des heures sur le quai. Et puis de toute façon, cela fait des années qu’il ne
s’est rien passé dans ce tunnel. Si toutefois il s’est passé quelque chose un
jour. C’est à se demander si les bruits qui courent autour de ce sordide souterrain
ne sont pas de simples légendes destinées à faire peur.
Safia regarde l’entrée du passage en
hésitant. Un cercle parfait, noir, aussi attirant qu’angoissant. Elle tourne la
tête vers le pont. Lointain, masqué par les trombes d’eau, inaccessible… Son
choix est fait : ça sera le tunnel. Tant pis pour la prise de tête avec sa
mère. Au pire, elle patientera quelques minutes dans le hall de l’immeuble, à
l’abri, au chaud, pour que sa mère ne se doute de rien.
Safia resserre son foulard autour de
ses cheveux, son col autour de son cou. Et court sous la pluie jusqu’au trou
noir en bas des voies.
Elle atteint l’ouverture en
haletant. La tôle ondulée lui renvoie les saccades de respiration, les
battements rapides de son cœur. Elle attend quelques secondes à l’entrée du
tuyau, se force à respirer lentement, profondément. Un train passe rapidement
au-dessus de sa tête en grondant, faisant trembler toute la structure. Safia
avance à petits pas, peu rassurée. Elle semble déjà regretter son choix. Elle
se retourne en hésitant, mais les trombes d’eau qui éclaboussent l’entrée de la
structure la ramènent rapidement à la raison : passer par le pont aurait
été stupide. Alors elle se résout à poursuivre son chemin dans le noir.
Elle doit être au milieu du tunnel,
maintenant. Dans le noir complet. Elle sort son portable et utilise le faible
éclairage de l’écran comme torche de fortune. Qui s’éteint aussi vite qu’elle
l’a allumée, mais ce n’est pas le moment de régler l’écran de veille. Le boyau
s’emplit d’une clameur assourdissante, le tremblement qui secoue la tôle la cloue
sur place. Ils ne sont donc pas tous en grève ! tente-t-elle de plaisanter
pour se rassurer.
Le silence. A nouveau. Un courant
d’air glacial traverse le tunnel, fait glisser son foulard qu’elle retient à
deux mains d’un mouvement trop brusque. Elle laisse échapper son portable qui
vient rebondir contre le ciment. Et s’éteint. Safia gémit, s’accroupit, cherche
à tâtons et finit par trouver son Iphone. Qui refuse de s’allumer. La voilà
dans le noir complet. La courbe qu’opère le souterrain l’empêche de distinguer
la sortie.
Il est trop tard pour ça, pourtant
elle ne peut s’empêcher de regretter son choix. Elle tente de se rassurer en se
disant qu’elle y est presque, que dans quelques minutes elle sera chez elle, au
chaud, à l’abri. Une profonde inspiration et la voilà qui continue d’avancer à
l’aveuglette, lentement, sûrement, les mains devant elle pour prévenir tout
obstacle. Et pour récompense, elle aperçoit enfin la faible lueur devant
elle : le bout du tunnel.
Un grattement, à peine audible,
devant elle. Elle s’arrête, tend l’oreille. Rien. Si, cela recommence. Un léger
grattement. Elle sent un mouvement sur sa droite, en bas. Elle resserre
instinctivement ses pieds, croises ses bras autour de son corps. Au frottement
de ses chaussures sur la dalle de béton répond un petit couinement sec, suivi
de ces maudits grattements, plus rapides cette fois. Des griffes…
Il y a un animal dans le tunnel avec
elle. Voire plusieurs. L’image d’un rat se forme dans son esprit, gris, hideux,
dents acérées, longue queue dépourvue de poils, griffes pointues… Elle pousse
un cri et se met à courir droit devant elle, vers la faible lumière. Le rongeur
pousse un cri à son tour et fuit dans l’autre sens.
Safia court, à petites enjambées,
tentant de maintenir son équilibre, d’éviter les parois rouillées. Elle finit
par rejoindre l’extrémité qui donne sur la cité sans la moindre égratignure,
sans autre souci que cet animal qu’elle n’a pas vu et qui semble avoir eu aussi
peur qu’elle. Et son portable HS, un moindre mal. Penchée en avant, elle
reprend son souffle, riant de sa couardise.
La pluie semble avoir faibli. Safia
lève la tête. Le paysage, tout laid soit-il, est rassurant : une dizaine
de tours aux façades recouvertes d’un quadrillage lumineux. Toutes les pièces
de tous les appartements semblent allumées. Son père serait furax ! Les
bruits, eux-aussi, la rassurent. Un scooter qui pétarade, des boomers qui
crachent de furieux rythmes de rap, un jingle tonitruant, une publicité
assourdissante, des télés à l’unisson… tous ces bruits qu’elle ne supporte pas
et qu’elle trouve aujourd’hui si réconfortants. Elle est chez elle. Indemne,
intacte. Epuisée, mais sauve. C’est tout ce qui compte.
Ne reste plus que le chemin couvert
de graviers qui remonte vers la route. Qu’elle traversera, avant de tourner à
gauche et de se retrouver devant la tour du Mistral. Sa tour, son repaire. Le
chemin est boueux, ses pieds s’enfoncent à chaque pas avant de ressortir dans
un bruit de succion odieux. Vivement demain, se répète-t-elle comme un mantra.
Elle doit absolument penser à décrotter ses bottes avant de rentrer, sans quoi
sa mère va vite comprendre.
A bout de souffle, elle sent enfin
le goudron sous ses semelles. Plus que quelques mètres. Un dernier
obstacle : une sombre berline garée sur le passage piéton. Un dernier
effort…
La porte du passager s’ouvre à la
volée. Safia manque de tomber de surprise. La petite lumière de l’habitacle
s’allume sur deux hommes. La portière du conducteur s’ouvre à son tour. Les
deux hommes s’extirpent rapidement et viennent encercler Safia qui sent ses
forces la quitter. L’un des deux souffle bruyamment, de manière obscène,
exhalant une forte odeur d’alcool et de tabac froid. Rien de rassurant.
-
Tu vas où, comme ça, ma poule.
-
Je… je rentre chez moi. J’habite la
cité.
-
Ah ouais ? fait l’autre en
s’avançant jusqu’à la toucher. Mignonne comme t’es, je suis surpris de pas
t’avoir remarquée avant.
-
C’est vrai qu’elle est mignonne, souffle
le premier.
-
S’il vous plait, j’ai eu une dure
journée. Je voudrais bien rentrer.
-
Nous aussi, ricane le second.
Une main enserre son bras, une autre
arrache son foulard. Les deux hommes avancent sur elle, l’oblige à reculer vers
le tunnel, vers le trou noir, vers la source des histoires les plus sordides,
les plus effrayantes.
Safia lève les yeux. Une fenêtre
ouverte, de l’autre côté de la rue. La lumière est allumée, une ombre se
déplace.
Sa seule chance. Hurler, aussi fort
qu’elle peut, aussi vite qu’elle peut. Avant qu’une main poisseuse, puissante,
ne se plaque sur sa bouche et ne la réduise au silence. Avant qu’on la pousse
dans les abysses qui courent sous les voies.
***
-
J’ai honte.
-
Te prends pas la tête. C’était rien…
***
La bouche écrasée par la large et
puissante main de son agresseur, Safia regarde la fenêtre se fermer sur ses
derniers espoirs. Elle voit les rideaux se tirer sur ses dernières chances. Une
main arrache violemment son imperméable. Une autre se jette sur sa poitrine.
***
Ecouteurs enfoncés dans les
oreilles, Marcus arrive en sifflotant. Pile à l’heure. Capital, la ponctualité,
pour un premier jour d’embauche. C’est ce qu’on lui a toujours appris :
les premières impressions sont toujours les bonnes. Alors qu’il arrive à
hauteur de la boutique, il s’aperçoit que le rideau de fer est à moitié tiré.
Une femme s’acharne sur la poignée, tentant de le faire descendre, sans succès.
-
Je peux vous aider ?
La femme se retourne vers lui en
grimaçant.
-
Hein ?
-
Vous avez besoin d’aide ?
-
Oui, je veux bien. J’essaye de fermer ce
maudit rideau, mais il est bloqué.
-
De le fermer ? s’inquiète Markus.
Je ne comprends pas, je dois faire mon premier jour.
-
Je suis la femme de ménage. J’attendais
que la patronne arrive pour partir, mais je viens de recevoir un appel pour me
dire qu’elle ne viendra pas.
-
Comment ça ? s’énerve le jeune
homme.
-
Madame a été agressée hier soir.
-
Mince. C’est grave ?
-
Je sais pas.
-
Ça craint. Ça s’est passé ici ?
-
Non, sa maman m’a dit que ça s’est passé
à côté de chez elle. Dans le tunnel, sous la gare de Goulains. J’habite là-bas,
moi-aussi. C’est pas la première fois qu’il y a un problème dans ce tunnel
maudit. Pauvre femme.
Marcus ferme les yeux. Ne pas
laisser l’autre lire la honte qu’ils affichent.
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