Et
si c’était la dernière fois ?
Et
si c’était le dernier coup, le dernier bleu, la dernière insulte, la dernière
humiliation, le dernier regard de haine, la dernière marque, la dernière larme,
la dernière insomnie, la dernière angoisse, le dernier cri, la dernière pensée
suicidaire, la dernière strangulation, le dernier col roulé, la dernière main
courante, la dernière I.T.T. ?
Et
si c’était le dernier souffle ?
Et
si c’était la fin ?
Et
si j’arrêtais de survivre ?
Et
si je m’abandonnais, si je laissais cette dernière bouffée d’oxygène prendre
son envol ?
Seule
face à mon propre sort. Un destin dont je n’avais pas mesuré la dramatique
évolution. J’étais devenue l’élue d’un tyran.
Le
temps était venu pour moi de décider de ce que j’allais faire de mon existence.
Je n’avais pas vraiment envie de mourir, je voulais juste stopper cette vie
abjecte que je menais depuis des années. Une vie qui ne me ressemblait plus,
qui ne correspondait plus à l’image que j’avais de moi. Comment avais-je pu
accepter de devenir cette femme soumise, dominée, effrayée, meurtrie ?
Comment
avais-je pu accepter de baisser les yeux ?
Comment
avais-je pu pardonner l’impardonnable ?
Pourquoi
n’avais-je pas eu le courage de partir avant ? Pourquoi avais-je
attendu ? Qu’est-ce qu’il y avait à attendre de toute façon de cette
relation ?
Comment
en étais-je venue à me dire que je n’étais pas « aimable » ?
J’aurais
tellement aimé avoir une autre vie. Pourquoi avais-je choisi cet homme qui
transpirait la violence ?
Pourquoi
avais-je préféré me taire lors de ses excès de colère si souvent
injustifiés ?
Pourquoi
avais-je dit « pardon » alors que je n’avais rien à me
reprocher ?
Pourquoi
avais-je accepté d’être le souffre-douleur, la personne sur laquelle il pouvait
déchaîner toutes ses frustrations ?
Noyée
dans la violence conjugale, j’étais pourtant étonnamment lucide sur ce qui
m’arrivait. Je n’étais pas dans le déni. Je savais que tout allait mal. Pourquoi
m’étais-je alors résignée à cette nouvelle image de moi, à ce que j’étais
devenu : une femme battue, une femme fragile, une pauvre fille ? J’étais
même humiliée par mes propres pensées, j’avais honte. Impossible d’avouer
quoique ce soit à mon entourage.
Pourquoi
l’avais-je laissé m’abîmer ? J’avais à peine vingt-cinq ans.
Pourquoi
mes parents ne m’avaient-ils pas appris à être égoïste ? J’aurais
peut-être réagi pour me délivrer. Mais non, je m’étais
oubliée, j’avais perdu mon identité et mon amour propre.
Pourquoi
avais-je accepté l’inexplicable ?
Pourquoi
avais-je accepté les excuses qui venaient après les insultes et les
coups ? Et puis après, de toute façon, il n’y avait plus eu d’excuses du
tout. Comment avais-je fait pour pardonner la violence sur mon propre corps, ma
propre chair ? Il paraît que je le méritais.
Les
insultes pleuvaient et les menaces de mort se rapprochaient. Quand je m’endormais
le soir, je n’étais pas sûre de me réveiller le lendemain. Je vivais avec cette
angoisse permanente et pourtant j’allais travailler tous les matins comme si
tout allait bien. J’appelais un peu moins ma famille, mes amis. Un mélange de
honte et de désespoir.
Pourquoi
personne ne m’avait donné les règles du jeu de la vie amoureuse ? Je
pensais que c’était simple, qu’il suffisait de s’aimer. Je n’avais pas les
bonnes cartes en main. Je n’avais pas compris tout ce qui pouvait se jouer dans
la vie à deux. Si naïve, je ne pouvais pas imaginer que l’autre pouvait être si
mauvais.
Toutes ces questions se bousculaient
dans ma tête au rythme des pulsations de mon cœur. BOUM, Tchik, BOUM, Tchik,
BOUM… Ce soir, je pouvais percevoir l’écoulement du sang dans les veines qu’il
comprimait petit à petit. J’entendais une voix sourde, qui s’éloignait de moi
au fur et à mesure que ses doigts se
resserraient autour de mon cou, les bourdonnements dans mes oreilles m’empêchaient
de comprendre distinctement ses mots. Mais, son regard me suffisait à comprendre qu’il irait
jusqu’au bout. Je ne pouvais plus bouger, je restais au sol à fixer ce visage
familier. Je ne ressentais plus la douleur, une nuée de chaleur avait envahi mon corps, je n’avais plus peur…et si c’était
aussi simple de mourir ?
Tout s’embrouillait dans ma tête, je me
concentrais sur ma respiration, économiser l’oxygène pour ne pas sombrer était
ma priorité. Je n’arrivais plus à penser.
A
peine consciente, je n’étais plus maître de mon corps, la pièce s’assombrissait
et en même temps, je pouvais entendre un mélange de sons graves et
assourdissants.
Des
souvenirs me sont revenus alors. C’était peut-être cela la mort ? On voit
défiler toute sa vie en quelques secondes sous forme de flash. L’esprit fait du
tri, il en oublie, il n’en garde que certains et pas forcément ceux que l’on
pensait. Tous ces vieux souvenirs macabres qui accouraient dans ma tête, comme
s’ils devaient tous refaire surface avant le moment fatidique, comme s’ils se
battaient pour être le dernier, celui avec lequel je partirai, celui qui
m’accompagnerait vers une autre vie ou vers le néant. Ils arrivaient dans le
désordre, pas de chronologie.
Ses
mains se sont relâchées mais elles continuaient d’encercler ma gorge tel un
collier de femme girafe. Je reprenais mon souffle, me laisserait-il une
chance ? J’ai tourné la tête en tentant d’aspirer le peu d’air que ses
mains, greffées à mon cou, me permettaient de happer.
La peur m’a ressaisie, ne pas savoir ce qui
allait m’arriver m’angoissait plus que l’éventualité de la mort. Qu’il en
finisse, je ne voulais plus souffrir, je voulais oublier. L’inconnu m’a
toujours fait peur. J’ai souvent choisi de subir des situations médiocres
plutôt que d’oser affronter l’inconnu.
Son
regard, je connaissais son regard, colère et haine.
Ses
mains se sont encore serrées autour de ma gorge, mais cette fois-ci, je ne
céderai pas. Malgré les insultes et ma respiration rendue de plus en plus difficile,
je ne m’abandonnerai pas à la terreur. Je n’allais pas paniquer. Je ne me
laisserai pas dominée, humiliée, écrasée. Je m’étais préparée à mourir.
Je
voulais que tout s’arrête. Alors
j’allais le laisser me dominer jusqu’à l’extrême, lui laisser le droit de vie
ou de mort sur ma petite personne. Il jouissait, à califourchon, me bloquant
les bras avec ses genoux, les doigts agrippés à ma gorge. J’étais sa proie. De
ses deux mains, il s’amusait à varier la pression : mourra ou mourra pas ?
Malheureusement
pour lui, ce soir-là, je n’allais pas me débattre, j’étais calme, j’étais
prête. Malheureusement pour lui, une victoire sans combat était une piètre
victoire, une victoire sans triomphe.
Ce
soir-là, j’étais parée pour le grand départ. Je viendrai augmenter les
statistiques des femmes décédées sous les coups de leur mari. Consécration dérisoire
pour moi également.
Soudain,
il a relâché mon cou et a regardé ses mains. Aurait-il changé d’avis ? Me
laisserait-il une seconde chance ? Ou avait-il peur de lui-même et de son
acte ?
Le
silence. Seule sa respiration était perceptible. Je le connaissais ce silence,
ces longs moments, où, seule, je me posais tant de question sur ce que j’étais
devenue. Dans ma vie, on ne palpait que détresse et tristesse. Comment en étais-je
arrivée là ? Comment ma vie avait-elle pu basculer du jour au
lendemain ? Et pourtant, au fond de moi, je le savais, je savais que ça
allait finir de cette façon, peut-être pas si cruellement, mais je savais que
ce ne serait pas une belle fin, que la fin de ma vie serait entachée de
souffrance.
Alors,
pourquoi aurais-je peur ? Je vivais un enfer, rien de pire ne pouvait
m’arriver, j’avais déjà vécu plusieurs petites morts.
« Allez, sers, continue, sers
encore plus fort, qu’attends-tu ? Je ne veux plus résister, je ne veux
plus de ce corps, je ne veux plus de ton acharnement à me détruire !
Regarde-moi dans les yeux, regarde qui je suis réellement !» ai-je voulu
lui crier, mais aucun son n’est sorti.
Toute
cette obstination a envahi mon corps. Je lui ai pris ses mains et j’ai serré
avec lui ma gorge, à quatre mains, on allait bien y arriver, on allait le finir
ce sale boulot ! Il serrait avec moi, de plus en plus.
Il
me couvrait les yeux, mon regard l’empêchait de finir rapidement le travail, il
se posait trop de questions. Il ne devrait pas : s’il me regardait en
face, il saurait qu’au contraire, j’étais sereine. Mon cœur et tout mon corps
se calmaient petit à petit.
Mon
corps me laissait partir, je n’étais plus prisonnière, je n’aurai plus à chercher
la raison de toutes ces contradictions qui se heurtaient dans ma tête, je
n’aurai plus à subir ces humiliations quotidiennes.
Je
ne ressentais plus de la colère contre mon tyran, mais de la pitié.
*
J’ai sursauté. Des bruits de chariots et
de portes qui claquent m’ont fait sortir de mes pensées. C’était l’heure du
dîner, si tôt déjà, le soleil n’était pas encore couché. Ici, j’allais pouvoir
prendre le temps de me reconstruire, de m’inventer une vie pour après. Ici,
j’étais un être humain, pas juste une illusion, on m’écoutait, on me soignait,
on m’aidait, peut-être même que l’on m’appréciait.
Ici,
on me comprenait, on comprenait mon geste.
Après
mon procès, j’avais été admise dans cette clinique.
En effet, ce soir-là, ce fut bien la
dernière fois…
Un
seul choix s’était imposé à moi :
c’était lui ou moi.
J’avais
décidé de vivre, de renaître une deuxième fois. Dans un sursaut survenu des
profondeurs de mes entrailles, j’avais réussi à attraper le couteau de cuisine
que je cachais depuis quelques jours sous mon oreiller et ce fut le dernier
coup. Mais ce coup, cette fois-ci, il avait été pour lui.
J’avais été acquittée.
Toutes ces années d’humiliation ne
m’avaient pas laissée indemnes. Je sentais pourtant en moi une force
extraordinaire, j’allais pouvoir réapprendre à exister, mais cette fois-ci en
connaissant les véritables règles du jeu : ne jamais baisser la garde,
rester seul maître de ma vie, une vie inviolable.
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