Et
si c’était la dernière fois !, s’écria-t-elle avec une exaspération
teintée de lassitude…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle avait dû se lever la nuit car sa petite
dernière avait fait un cauchemar ou mouillé son lit…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle s’évertuait, comme tous les matins, à
réveiller ses enfants qui n’arrivaient pas à sortir du lit, leur faire avaler
leurs tartines, en leur répétant qu’ils en avaient besoin pour être en forme…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle habillait tout le monde en catastrophe,
sans oublier bonnets et gants en hiver, et qu’elle courait sur le chemin de
l’école, en traînant ses bambins par la main, pour ne pas arriver après la
sonnerie…
Et
si c’était la dernière fois que la directrice l’appelait en lui intimant de
venir séance tenante récupérer sa fille qui « faisait un bon 38°C »…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle devait par conséquent trouver en
catastrophe un médecin généraliste pour soigner rhinopharyngite, otite, angine,
bronchite, varicelle, rougeole, ou autres affections auxquelles les enfants
sont abonnés… Et si c’était la dernière fois qu’elle patientait, pendant des
heures, dans une salle d’attente peuplée de petits chérubins déchaînés qui
n’avaient pas l’air un brin malades…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se rendait, la peur au ventre, aux urgences
de l’hôpital car son fils était tombée du toboggan ou s’était ouvert l’arcade
sourcilière en sautant du canapé…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle était convoquée par la maîtresse de ce
dernier parce qu’il avait eu une mauvaise note, avait bavardé ou chahuté en
classe ou encore s’était bagarré dans la cour de récréation...
Et
si c’était la dernière fois qu’elle devait racheter un pantalon à ce garnement
qui était tombé et avait troué le pantalon neuf acheté la semaine précédente…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle faisait les courses et les repas pour cinq,
pliait et repassait deux machines de linge par jour, rangeait tous les jouets
et les affaires qui traînaient, nettoyait la maison qui se salissait à la
vitesse grand V…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se dépêchait pour ne pas arriver en retard
à la sortie des classes, sans oublier le goûter si possible…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se voyait contrainte à faire faire ses devoirs
à une petite CP qui ânonnait chaque mot avec une lenteur exaspérante…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle s’évertuait à occuper les mercredis
après-midi à grand renfort de puzzles, peinture, pâte à modeler, contes de
fées, et autres activités supposées enrichissantes pour les enfants…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle emmenait à la bibliothèque toute sa tribu,
parlant trop fort, dérangeant les autres, faisant tomber une pile de livres,
rampant sous les rayonnages et se cognant la tête...
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se rendait au square pour défouler ses petits,
pendant qu’elle s’ennuyait copieusement sur son banc…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se voyait contrainte d’organiser un goûter
d’anniversaire, pour une dizaine de joyeux drilles surexcités, comme si elle
avait une âme d’animateur pour enfants…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle fréquentait des endroits tels le cirque, le
théâtre de marionnettes, le parc d’attraction, le zoo, la ferme pédagogique, ou
bien d’autres lieux d’amusement ou d’enrichissement enfantins, au lieu de
visiter un musée tranquillement avec son
mari…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle retrouvait au fond de son sac à main des
bouteilles d’eau à la fraise, des compotes et bouchons de compotes, des paquets
de biscuits et miettes associées, des chouchous et des barrettes, des slips et
des culottes de rechange pour le cas où…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle bataillait pour que les chambres soient
rangées et qu’on lui répondait « plus tard, maman, je joue là »…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle devait répéter, encore et toujours :
enlève tes chaussures, lave-toi les mains, déshabille-toi pour aller au bain,
ou encore brosse-toi les dents, et pendant trois minutes s’il te plaît…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle prononçait, inlassablement, le même petit
mot NON : non, tu n’enlèves pas ton gilet, sinon tu vas avoir froid ;
non, tu ne cours pas sur le trottoir car tu risques de te faire écraser ;
non, tu ne traverses pas la rue sans me donner la main ; non, tu ne vas
pas sur le balcon toute seule ; non, tu ne descends pas du toboggan la
tête en avant ; non, encore et toujours non…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle subissait, au supermarché, une énorme
colère impossible à apaiser parce qu’elle avait refusé d’acheter des bonbons…
Et si c’était la dernière fois qu’elle sortait de ce magasin, morte de honte,
en traînant le fautif qui hoquetait de rage et tentait de se rouler par terre…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle devait tout négocier, inlassablement, pour
être obéie…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle endurait cris, pleurs et disputes qui
l’épuisaient et lui vrillaient le cerveau…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle affrontait le dernier et immuable rituel du
soir : pipi, les dents, l’histoire du soir, les
bisous, les câlins et au dodo !...
Et
si c’était la dernière fois que le départ en vacances s’apparentait à un
véritable déménagement, qui l’obligeait à déployer des trésors d’organisation
et d’ingéniosité pour tout caser dans le coffre pourtant conséquent de la
Scénic 7 places…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se faisait du souci à l’idée que ses
enfants ne tombent malade, ne se fassent mal, ne se disputent avec un plus
grand dans la cour de l’école, ou encore, elle y pensait avec effroi, qu’ils ne
se fassent enlever par un inconnu…
Et
si c’était la dernière fois qu’elle se demandait si elle était vraiment une
bonne mère… Alors qu’elle est simplement une mère comme les autres, ni
meilleure, ni pire, et qui s’efforce de faire au mieux pour sa petite tribu, en
lui offrant tout son amour…
Et
si c’était la dernière fois… Mais ce n’est pas la dernière fois qu’elle va se
rendre à l’école, pour y voir bientôt débouler vers elle ses trois enfants,
visages radieux et yeux cherchant leur maman du regard. Ce n’est pas la
dernière fois qu’elle va fondre, d’abord de culpabilité à l’idée de s’être
laissée entraîner à toutes ces pensées qui lui semblent maintenant bien honteuses,
puis de bonheur, elle qui repart vers la maison avec des petites mains à la
recherche des siennes. Car ce n’est pas la dernière fois qu’elle est à la tête
de cette grande famille joyeuse et turbulente, qu’elle aime plus que tout et
pour qui elle est prête à tout…
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