samedi 2 mai 2015

Parti en fumée

«  Et si c’était la dernière fois ? »
Ce bout de phrase m’obsède, rebondit dans mon crâne, à l’infini. Une question qui en entraîne une autre, toujours la même. Pourquoi ? Pourquoi ces quelques mots, ânonnés, à ce moment-là, dans ce moment de plénitude et de complicité.
Depuis, je parle seul, en moi-même, à mi-voix, des mots m’échappent. Je te parle, comme si tu étais encore là.
Ces paroles scélérates, assénées alors que nous faisions l’amour, que j’étais encore en toi, m’attardant, goûtant, égoïste et gourmand, cet instant précieux où je reviens au monde, après une embardée dans tes étoiles. D’un mouvement souple, tu m’as plaqué sur le dos après m’avoir fait pivoter, toujours enroulée autour de moi. Un instant, nos regards se sont croisés. Dans le mien, de la surprise, du contentement - j’ai cru à un sursaut libidinal ! - Le tien, le dernier, moquait ma naïveté. Tu as souri, à peine. Des restes de judo ! Immobilisé, vaincu, moralement, physiquement. Tu triomphais.
C’étaient tes dernières paroles, ou presque ; une alerte orange-rouge-cramoisie sur notre histoire, dans cette chambre minimale, abri de nos escapades intimes. L’occasion faisait les larrons, les « RTT » nous fournissaient l’alibi inespéré.
Je vivais seul depuis plusieurs mois ! Toi, tu avais un compagnon, ou un mari. Je ne t’avais rien demandé, tu n’avais jamais précisé. Une histoire de travail, banale, ressemblant à un amour de fin de primaire, quand la tentation de l’inconnu dynamite la raison. Hasard que notre rencontre à ce pot de départ en retraite, alors que l’on ne s’était jamais parlé. A distance, je t’observais, je te pillais sans vergogne. Un « download » pirate, intégral : ta façon de marcher, tes attitudes, tes expressions, ton sourire esquissé. J'étais conquis, j'idéalisais sans doute l'image  que tu donnais, tu me représentais quelque chose, tout : l’amour, la beauté, la joie, la jeunesse, l’insouciance obstinée. Et soudain ton rire, dans ce soleil de fin d’après-midi, ces volutes de fumée qui montaient, nous entouraient ; sacré moment, détendu, alcoolisé, parfumé par ces joints qui passaient de mains en lèvres.
                                                                       *
Une histoire naissante, continuée pour voir, très vite sans ressort, traînante, qui se rétracte, s’assèche, comme nos phrases maigres, fainéantes, emplies de mots étriqués. Nous savions, nous sentions tout ça ! Pas même l’envie d’entretenir l’illusion. Situation bancale qui tendait vers zéro, amour en pente douce, épuisé.
Cette phrase, une redite peut-être ? De vendredi dernier ou celui d’avant. Elle avait dû m’échapper, sans effleurer mon esprit encore engourdi, « encotonné », trop haut perché, loin de mes démons, de mes phobies, d’un présent professionnel incertain. Tu rectifiais le tir, tu affinais la frappe que tu voulais chirurgicale, fatale. Le moment idéal.
– Et si c’était la dernière fois ? - Que voulais-tu dire, ou demander, ou insinuer dans mon esprit déjà torturé par une vie compliquée ? Tout cela à la fois, sans doute ! Tu jouais cash, du bout de la patte, tu agaçais mes certitudes fragiles, pareil à une chatte énervant une souris qui aurait croisé son chemin. Par hasard. Je t’aurais préféré affirmative : - C’est la dernière fois! –
Pour rompre un silence pesant, je t’ai demandé : - Chris, pourquoi cette question, … maintenant ? -
Au lieu de me répondre, tu as tourné la tête, tu as fixé le mur face à toi, m’offrant tes seins, tes cheveux défaits et ton menton, en contre plongée. Immobile, pareille à une statue.
Lorsque tu as dit ces mots, j’aurais pu, ou du, entretenir l’illusion, te demander de quelle « fin » tu parlais, ne pas laisser le silence nous noyer. Ou, enjoué, te proposer un « QCM » improvisé : Innocent : – Qu’on vient ici ? – Pénétré : - Tu n’aimes plus cet hôtel ? - Songeur : - Qu’on se voit le vendredi ? - Arrangeant : - Le week-end alors, à Grabels ? –
Des questions bien sûr que je savais sans objet. Au lieu de me taire, d'avoir un peu de dignité, j’étalais ma faiblesse et ma couardise ! Sortie de route, tête à queue, embardée « plumardière ».
C’est vrai qu’après coup, on trouve plein de choses à dire, on trouve la force de refaire le présent qui n'est plus. Une sale habitude !
Des minutes suivantes, il ne me reste que des bruits d’eau et de métal, et des mots indistinct, insignifiants : les toilettes, la douche, tu filais déjà vers la porte. Un frottement, à peine, elle se refermait, lentement, lourdement, prenant le temps de broyer avec application, tous nos moments, ne laissant aucune chance à ceux qui auraient pu résister. Puis tes talons pressés piquetaient l’escalier dévalé, raclant de loin en loin le sol du parking, pareil à une rafale de pointes acérées envoyées en plein cœur. Enfin, ton scooter qui démarre, comme un sifflement. Dernier lien qui s’étire, s’étire dans la nuit.
Englouti par la pénombre, immobile, sur le dos, j’attends, je réfléchis. Je fume seul les pétards que tu avais apportés, par habitude, et qu’on gardait pour après, friandises dérisoires, une folie de garnements attardés traquant leurs années envolées. Deux heures ainsi, absent, avant de quitter la chambre, torturé, fatigué, vidé.
Le lendemain, comme prévu, je partais quelques jours en Ecosse, au bord de la mer. L’absence pouvait tout arranger.
                                                                          *
- Forty-nine pounds please - le prix du trésor que le vendeur du « Loch Fyne Liquor Store » me tend, accompagné d'un sourire complice, et d’un merci prononcé d’un accent délicieux. Un single malt tourbé hors d’âge, passeport assuré pour une douceur capable de me remettre en selle après la journée d’hier. J’irai le déguster à quelques mètres de là, dans cette autre chambre d’hôtel où je me réfugie lorsque tout va mal et, plus rarement, quand je vais bien.
J’aperçois l’enseigne cerclée de rouge, floue, dans la nuit emplie de brouillard.
                                                                          *
La tête à peine surélevée par un traversin trop mou, je gamberge, je laisse aller mes esprits. Depuis deux jours, peu d’activité : d’un lit à un autre, couché, puis assis, dans les transports successifs, couché à nouveau ! Epave, raté, pauvre type me lance un autre moi-même, profitant de mon état. Il est cynique, intraitable, lucide ! Je dois bouger avant qu’il ne m’accable : demain, j’irai m’aérer, me promener sur cette petite route qui longe la mer. Jusqu’au petit banc tourné vers les flots clapoteux ; je m’assoirai à côté de ces mannequins de chiffon, présences insolites dans ces endroits désertés, à cet autre bout du monde. Je leur parlerai, comme la dernière fois, comme à chaque fois. Les rares promeneurs se diront que je suis fou. So what ? Mais ça leur arrive, ça arrive à tout le monde ! Je parie même que ces confesseurs bienveillants entendent tout ce qui ne peut être ni tû, ni gardé pour soi ; sans bénédiction, sans pardon, sans jugement.
                                                                       *
A l’unisson des vagues que j’entends un peu plus bas, je plonge avec application dans ce délicieux whisky qui m’embrume sans répit, à petits pas, à petits fonds de verres, sirotés comme un médicament, une potion d’initiés. Depuis trois jours déjà, entre apaisement et colère, des images, des impressions défilent devant mes yeux. Des moments de nous, d’autres femmes qui m’ont accompagné, comme toi, ici, de moi, d’avant, de l’enfance, de la famille. A la recherche de paix, de calme, de certitudes évanouies, d’un moment antérieur positif auquel me raccrocher. Comme à chaque fois que je viens ici, implacablement, les éléments d’un bilan emplissent une page imaginaire, en colonnes serrées, descendent du plafond écaillé aux draps froissés, repoussés tout au fond du lit. Je souffre encore un peu, vaguement, à la manière dont j’ai cru à notre histoire. Deux colonnes dont l’une s’allonge sans cesse ; ce qui ne va pas. J’expie ma lâcheté, je hais ton courage et ce que tu m’imposes. D’habitude, lorsque la bouteille est presque finie, ça commence à aller mieux !
                                                                       *
On devait s’appeler lundi soir, hier, vers vingt heures. Un retard sans gravité qui nous donne du temps; un bon signe peut-être ? Quand mon portable a vibré, j’ai imaginé mille conversations avant de décrocher. Patrick, mon voisin de bureau.
-          Oui !
-          Tu es au courant pour Chris ?
-          Non !
-          Elle a été retrouvée morte, samedi matin, sur le bas-côté de la route qui conduit au motel, là où vous …
-          Nous quoi …
-          Ecoute, … tout le monde savait pour vous deux. La police te recherche. Je dois te laisser. Tu rentres quand ?
Un silence trop long, pesant ; j’aurais dû dire quelques mots. J’ai cru entendre « Toutes mes condoléances », j’ai rien répondu ; j’ai pensé « Vas te faire foutre !». Il a raccroché.
Debout devant la minuscule fenêtre de toit, dont le vitrage est parcouru de gouttes d’eau étirées par le vent, j’aperçois un bateau qui s’éloigne. Le ferry du soir emporte la dizaine de touristes frigorifiés venus visiter les quatre distilleries de l’île.
Demain soir je prendrai ce bateau.
                                                                       *

Jeudi, fin de matinée. La méditerranée sur l’aile gauche. On va atterrir dans quelques minutes. Je rêve d’un steak, de légumes frais, d’un verre de rouge. Les filets de harengs fumés du petit déjeuner me reviennent. Dans le hall, une voix agréable m’appelle dans les haut-parleurs. Je dois très rapidement me rendre au « point information » situé hall deux, porte B. Je pousse la porte.
- Monsieur Fabre ? Veuillez nous suivre.
Devant moi, sur les côtés, derrière, plusieurs policiers en civil m’encadrent, m'escortent, vers un bureau en retrait. Un chien anxieux renifle mes mollets. Tout en marchant sans me regarder, celui qui me précède a dit : 
-          Tranquille « Eric », sage le chien !
Puis, s’adressant à moi :
-          Patrick Mongy vous a appelé mardi soir. Le corps de votre maîtresse a été retrouvé sans vie, dans un fossé sur la route de Grabels, prêt du Formule 1.
Son intonation indiquait : aucune remarque, ergotage fortement déconseillé ; rend-toi à l’évidence. On sait tout. Chris était ta maîtresse, elle est morte, on a écouté tes conversations téléphoniques, tu reviens d'Ecosse. Une question escalade mon tube digestif, s'appuie sur le poisson fumé du matin : suis-je suspecté de meurtre ? L’angoisse m’envahit.
Il a poursuivi après avoir jeté plusieurs photos sur la table, pointant son index au hasard.
- Vous connaissez cette personne ?
Bien sûr. Gisèle Deraye, la nouvelle « DRH », arrivée de Paris avec un nouveau plan social dans ses bagages. De toute évidence, je suis sur sa liste. Depuis peu, sans comprendre pourquoi. On sent ces choses-là. Pourtant, l’effectif de la « compta » est déjà resserré. Mais en deux mois, on s'est rencontré plusieurs fois. Nos relations se sont tendues. La dernière s’est terminée sur mon refus de répondre à sa question. Elle insistait pour savoir si j’étais seul ou en couple. J’étais avec Chris, depuis si peu ! Il était hors de question de rendre publique notre relation. C’était trop frais et sujet à ragots dans les services.
-          La dame là, on est en train de l’interroger au  central. Tu savais qu’elle vivait avec ta maîtresse ?
Putain ! Le hareng insistait, sentait son heure proche. Ses nageoires flattaient mes amygdales. J’ai compris la méprise. Au lieu d’être un comptable de province à virer, j’étais son rival. A éliminer. Elle était jalouse et voulait récupérer Chris. Ma voix s’est vrillée. Au plus mauvais moment.
-          Non, bien sûr, je l’ignorais !
-          Tu réponds aux questions sans ajouter quoi que ce soit. Compris !
J’avais compris. Il a repris.
-          On a trouvé de la drogue dans le coffre de selle du scooter. C’est sur ce point qu’on veut des précisions. A voir l’énervement d’ « Eric » - il a grogné - on sait que tu fumes. On a fouillé la chambre du F1. Les cendriers. Tu te fais combien à la revente ?
J’avais sûrement droit à un avocat. Dans les séries, dans les nouvelles, c’est comme ça. Il aurait dû me le dire. Je prenais mon élan pour en réclamer un. J’ai hésité. Trop !
-          N’y pense même pas. Alors ? Avoue ! – il me surplombait, menaçant, penché au-dessus du bureau ; il m’avait semblé bien plus petit, tout à l’heure - Elle te filait les doses lors de vos sauteries, et toi, tu revendais au bureau, en ville, au golf de St Gély aussi sans doute ; ils fument tous là-bas, les nouveaux riches, les faux, les vieux beaux, les « bobos » ; on le sait, on les a à l'œil. C’est cinq ans si le juge est bien luné le jour du procès.
Il monologuait maintenant – T’as raison ! C’est ce qu’on se dit avec les collègues : c’est peu mais il n'y’a pas de place dans les prisons. Société décadente. Trop de n’importe quoi ! Ah ! T’auras quand même le temps de goûter les joies de la douche avec tes nouveaux potes. Ça te rappellera le vestiaire hein !
J’ai pas pu me retenir. J’ai vomi le hareng, mon émotion et ma peur. Au bord de la table, d’abord, puis sur le sol. Mais beaucoup trop fort. Ses pompes ont été éclaboussées, quand je me suis penché en avant. Mauvais réflexe. Il a dû sauver la face.
-          CONNARD ! Tu sais combien elles coûtent ?
Pourquoi ai-je agi ainsi ? Du regard, comme en « cérébral wi-fi », je lui ai demandé s’il « dealait » pour se les payer. Parce qu’avec son salaire de fonctionnaire … D’un revers, d’une main, il m’a explosé la bouche. Alors je l’ai laissé glapir pendant vingt minutes, complètement sourd aux bruits extérieurs, enfermé dans ma réflexion. Je le voyais bien gesticuler, tout flou derrière le bureau, trop prêt de mon oreille par moment, sur mon côté gauche, attendant une baffe, à la volée. J'étais loin de lui pourtant, reparti au Formule 1, vendredi dernier, avec Chris. Sa question, je l’avais comprise de travers, égoïstement. D’ailleurs, était-ce une question ? Maintenant que je connaissais la fin de l’histoire, je doutais de son intonation. Elle m’alertait, elle pressentait quelque chose, un malheur. Quand Patrick m’avait appelé pour m’apprendre la terrible nouvelle, je n’avais pas réagi. J’étais saoul, loin, vexé de notre rupture, victime, rancunier. Et découvert. Maintenant, j’étais effondré. Mon salut est venu de l’extérieur.
-          Gérard, laisse tomber. La vieille a avoué. Tout. C’est elle, avec sa voiture, d’un coup d’aile, d’un coup de Buick. Prémédité. Jalousie. Classique. Elle a signé ses aveux.
-          De toute façon, il vaut mieux que j’arrête. Je sais même pas s’il m’entend, lui, là – il m’a secoué un peu, agrippant le tissu de ma chemise, m’empoignant au-dessus de l’épaule. Pour la forme, je crois. - Si je continue, je l’étale … Pierre, tu termines avec le monsieur, prend la suite !
LA porte a claquée. Pierre s’est excusé, au nom du service, m’a expliqué avec un clin d’œil, que le chef avait des soucis personnels – Séparé, il mange seul, froid, tous les soirs ; vous comprenez ! - et m’a commandé, plein d’égards, un café et une petite poche de glaçons, par téléphone ; nom de code « opération iceberg ». L’habitude sans doute ! J’ai souri en relevant le coin droit de ma bouche, incapable de faire plus.
                                                                           *
J’étais libre. Le matin au départ d’Edimbourg, il pleuvait. Le soleil de l’après-midi m’a ébloui, sitôt sorti de l’aérogare. De retour au pays, je me suis souvenu de mon envie de steak saignant. Pour y renoncer immédiatement. Une autre fois ! Incapable de mâcher. Et sucer un morceau de barbaque … c’est dommage, salissant, chronophage. Trop fatigué, nerveusement usé, j'ai ressenti un peu plus la douleur lancinante qui raidissait ma bouche. Autant rentrer et m’allonger pour récupérer. Et retrouver quelques fonds de bouteilles, histoire de tirer un trait sur ces dernières heures. Les glaçons du frigo soulageraient mes douleurs persistantes !

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