Et si c’était
la dernière fois que je voyais le jour se lever, la rue se réveiller, le
docteur se pencher sur moi avec sa sollicitude outrancière, maman prendre de
mes nouvelles avec sa toute petite voix toute cassée, les petits bonshommes et
les petites bonnes femmes s’agiter dérisoirement derrière la vitre à la
recherche d’un bonheur improbable…
Et si c’était
la dernière fois, songe sombrement Bruno.
C’est ce
qu’il souhaite et personne ne veut répondre à son souhait.
Cinq minutes. Voilà ce qu’on lui
accorde, voilà ce dont Bruno dispose.
Cinq minutes pour dérober des
lambeaux de vie, pour respirer un air de liberté.
Cinq minutes, parfois six, lorsque
maman est trop emplie de chagrin, lorsque maman, usée, vieillie, se laisse aller
à sangloter.
Cinq minutes.
Deux fois rien. Une éternité.
A 8 heures,
il l’entend monter l’escalier.
Lentement,
pesamment.
Pour retarder
un peu, rien qu’un peu l’inéluctable, pour aussi se forger un sourire, un
sourire de battante, le sourire de celle qui croit encore au miracle.
Il entend la
poignée s’abaisser, la porte grincer et la question.
Toujours la
même question, toujours la même à laquelle il ne peut répondre.
-
Comment vas-tu mon grand ?
Et il cligne
les paupières, une fois, rien qu’une fois.
Pour qu’elle s’imagine que tout
baigne, pour qu’elle conserve ses illusions.
Elle
enregistre ce clignement, ce pauvre oui, ce pitoyable oui et lui sourit. Elle
pose un baiser sur sa joue, bonheur, ou, de plus en plus souvent, sur son
front, tristesse. Elle tire le drap, lui remonte sous le menton et jacasse.
De tout, de
rien, de vain.
Pour occuper
Bruno, pour s’occuper, pour combler le vide.
Et elle
jacasse, heureuse, absurdement heureuse.
Parce qu’elle
juge que c’est cela qu’il faut faire, parce que le docteur lui a soufflé que
c’était cela qu’il fallait faire.
Tout à son
attente, Bruno n’écoute pas.
Elle se
glisse derrière le lit et actionne la manivelle.
Pour qu’il
soit en bonne position pour visionner la télévision, pour qu’il puisse, à son
aise, se gaver de puéril et de débile…
Pour qu’il
tue le temps.
Elle ouvre la
fenêtre et en tordant la tête sur l’oreiller, il voit la rue.
Un tronçon de
rue, un moignon de rue. Les maisons d’en face, un pâté, deux pâtés tout au
plus, un morceau de trottoir, si court, si tristement court et un bout de
bitume.
C’est peu,
c’est tout, mais cela suffit à son bonheur.
Car
là-dessous, sous le ciel bleu soleil, sous le ciel bleu orage, grouille la vie,
la vraie vie, la vie qui s’ébroue, la vie qui s’agite.
La vie, la
vraie vie…
Et ses cinq,
parfois six minutes, vite écoulées, vite avalées, débutent.
Et il lui
faut, vite vite photographier, enregistrer pour, plus tard, après, devant la
télévision allumée, ou au cours des nuits sans sommeil, pour, plus tard, après,
rêvasser à des pieds qui bougent, à des jambes qui tricotent, à des poitrines
qui expirent inspirent, à des rencontres, des conversations, des aventures où
toujours il joue un rôle, debout sur ses pieds, avec ses jambes qui
l’entraînent en inspirant expirant, avec sa main dans une autre main, avec ses
doigts qui s’égarent, frôlent, caressent.
Plaisirs,
minuscules plaisirs qu’il n’appréciait pas, qu’on ne lui avait pas appris à
apprécier.
Plaisir de se
reposer sur un banc, de s’appuyer contre un mur, de regarder et d’écouter, un
coucher de soleil, un ciel en feu, des oiseaux qui s’interpellent, un vol de
papillons, un rire d’enfant, la course des nuages…
Plaisirs,
infimes plaisirs.
Avant il lui
fallait courir, toujours courir, vers des buts inaccessibles, des avenirs
faussement prometteurs, des illusions à cent sous.
Courir après
l’amour, le boulot, le fric, courir, toujours courir, et ne pas souffler, et ne
pas ralentir, et ne pas voler une minute, une précieuse minute de joies pain
d’épice et de sourires à bons mots.
Courir,
toujours.
Jusqu’au jour
où il avait arrêté de courir.
Dans un
crissement de freins.
Un choc, le
noir, l’abîme, la mort. Un choc puis le gris de la souffrance, puis le blanc de
l’horrible vérité.
Plus de pieds
à mouvoir, plus de jambes lourdes d’avoir couru, plus de poitrine se soulevant
et se dégonflant.
Rien, plus
rien.
Plus rien que
des machines pour l’aider à respirer, à pisser, à se nourrir, plus que des
machines pour que son cœur pompe encore, plus que des machines pour maintenir
cette vie mascarade, cette vie sans espoir.
La rue, le
tronçon de rue, le moignon de rue, c’est l’épicerie arabe, le bar tabac, la
boucherie. C’est aussi la maison des Gomez avec son volet tout de guingois, et
celle des Durant, la jaune à la façade décrépite, et celle qui est restée vide
tout l’hiver et qui revit avec la blonde à chignon et le brun à tonsure, deux
jeunes qui entrent et qui sortent, qui s’en vont et qui reviennent, enlacés
souvent, se tirant la gueule rarement.
La rue, c’est
aussi, c’est enfin l’arrêt du bus.
Celui de
seize heures quinze, celui qu’il empruntait pour revenir de la petite école, du
collège, du lycée, du boulot.
Le bus, les
bus, les innombrables bus de ses premières craintes, de ses premiers émois, de
ses premiers amours, les bus où il a discuté à perdre souffle et s’est disputé
à mots feutrés, les bus où il a rigolé et souri à des confidences de rien du
tout, les bus où le monde, le vaste monde s’est révélé, mystérieux et lumineux,
complexe et si simple.
Il a six ans
et il entre au CP.
-
Tu as six ans et tu es un grand garçon, a dit maman. Tu
prendras le bus à partir de maintenant.
-
Tout seul ? a-t-il balbutié.
Il a six ans
et une boule au creux du ventre. Il a six ans et il grimpe lentement les
quelques marches pour se trouver face à un ogre à grosses moustaches, coincé
derrière le volant, un ogre qui, de sa grosse voix d’ogre, aboie : «
Ta carte petit ! »
Et il
bredouille de sa petite voix de six ans : « Quelle carte ? »
avant de se tourner vers maman.
Maman qui ne
bouge pas, qui ne se précipite pas, maman qui tapote la poche de son
blouson avec des yeux pas contents, des
yeux qui ne l’aiment pas, des yeux qui ne l’aiment plus. Et il se retrouve, il
ne sait comment, assis juste derrière le chauffeur à serrer fort, très fort, la
précieuse carte, la carte d’or.
De l’autre
côté de l’allée, une gamine renifle, une môme à cheveux noirs, pas plus grande
que lui. Il la regarde avec une grande envie de la consoler. Et elle le regarde
et elle lui tire la langue.
Il a onze ans
et il entre au collège. Il a onze ans et il a peur, rien qu’un peu peur car il
ignore comment cela sera.
Il est
installé dans la troisième rangée et il aperçoit la tête d’Inès toujours à la
même place, comme si celle-ci lui appartenait, comme si elle en était l’unique
propriétaire.
Elle se
retourne et agite les doigts. Elle a toujours ses lunettes à gros verres, mais
a perdu son appareil dentaire ce qui la rend plus, bien plus jolie.
Pendant trois
ans, ils se côtoient à subir les mêmes cours barbants, à subir les mêmes profs
grincheux et se retrouvent chaque soir dans le bus, en inconnus, avec toujours
le même chauffeur dont la moustache a blanchi.
Autour de
lui, il y a les copains, le fils Gomez, le fils Durant, Robert qui habite en
grande banlieue, Mike qui est américain par un père qu’il ne connaît pas et qui
imite mal, très mal John Wayne. Et tous se racontent, et tous racontent. De
drôles de trucs sur ces êtres mystérieux que sont les filles, sur ces pétasses
comme ils disent ou comme ils diront, sur celle-ci…, sur celle-là … Et ils
s’esclaffent à leurs nigauderies avec Inès qui, de temps à autre, tourne la
tête quand ils parlent trop fort, Inès qui les regarde, Inès qui le regarde.
Il a quatorze
ans et il entre au lycée. Il a quatorze ans et il n’a plus peur.
Il embarque
dans le bus et ne voit pas Inès. Il embarque dans le bus, toujours le même bus,
avec le même chauffeur qui a rasé sa moustache et a pris du poids. Il embarque
dans le bus et il n’y a pas d’Inès au premier rang. Et il a mal, très mal, sans
savoir pourquoi, puis il sourit en l’apercevant là-bas, dans l’avant-dernière
rangée, toute esseulée avec une place libre à côté d’elle. Et il dévale
l’allée, avec le visage tout chaud, avec le cœur battant, avec les paumes
moites, et elle lui sourit, et il lui sourit.
Il n’y a plus
de fils Gomez, ni de fils Durant, ni de Robert qui, un jour, a disparu, on ne
sait pourquoi, dans sa grande banlieue, il n’y a plus de Mike l’américain qui
s’est exilé loin au-delà de l’océan près d’un père qu’il ne connaissait pas, et
qui au-delà de l’océan, doit continuer à imiter John Wayne.
Mais il y a
Inès, la tendre et jolie Inès, avec son casque de cheveux noirs, avec ses
petits seins qui pointent, Inès qui lui prend la main et ne la lâche plus. Il y
a Inès, il y aura Inès éternellement, avec les sourires complices des
voyageurs, avec les moqueries des plus petits qui ne comprennent pas.
Il a dix-neuf ans et il n’y a plus
d’Inès, il n’y aura plus d’Inès.
Il s’assied
au premier rang avec les cris, les rires, les chuchotements, avec tout là-bas,
dans l’avant-dernière rangée, un couple, un couple tout neuf, un couple d’ados
qui s’embrassent et murmurent :
«
Toujours, je t’aimerai toujours. »
Il y a la rue,
le trognon de rue, le moignon de rue.
Avec monsieur Gomez et madame Durant
taillant le bout de gras, avec le commis-boucher prenant le frais, avec un
gamin à cheveux frisés s’envolant vers le parc, avec aussi, deux trois voyageurs à l’arrêt du bus. Et une
inconnue à chemisier blanc et jupe rouge qui se hâte à la rencontre du bus, une
inconnue à figure de semi-méchante que Bruno imagine déjà dans un scénario
futur avec Mike l’américain, Robert de grande banlieue, le fils Gomez, le fils
Durant, ses Porthos, ses Aramis, ses Athos, avec monsieur Gomez en vieux sage,
le commis-boucher en messager et maman en maman.
Avec surtout
Inès qu’il lui faudra tirer des griffes des méchants, qu’il lui faudra sauver
du fond des précipices, Inès qu’il enlacera et aimera, Inès et leurs enfants.
Maman secoue
son chagrin et commence à refermer la fenêtre.
Et du fond de
son silence, Bruno hurle : « Non, non, arrête, pas encore, non
maman, je t’en supplie ! Elle va venir, j’en suis sûr…»
Avec ses
paupières qui clignotent deux fois, et encore, et encore deux fois.
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