samedi 2 mai 2015

Dans les bras d'une mère

J'ai honte …
            Je venais de raccrocher le téléphone, un certain Maître Colin m’avait appelée pour me parler de son nouveau client : mon fils. Il m’avait alors expliqué ce dont on l’accusait, et j’étais complètement anéantie, abasourdie, je n’en croyais pas mes oreilles, un seul sentiment m’habitait alors : la honte d’avoir engendré un tel monstre.
            Il était encore tôt, j’étais entrain de me préparer pour me rendre au travail et je n’arrivais plus à trouver la force d’enfiler ma deuxième chaussette, j’étais appuyée contre mon lit, assise sur le sol où je m’étais laissée glisser en écoutant les révélations de Maître Colin, j’avais froid, je grelottais, je tremblais, je pleurais, qu’avait bien pu passer par la tête de mon fils pour perpétrer de telles horreurs ?
            Je finis par me ressaisir, il fallait bien, je finis de m’habiller pour me rendre au travail, en me demandant comment j’arriverais à tenir le coup toute la journée sans craquer. Peut-être en me plongeant corps et âme dans mes dossiers, sans réfléchir à quoi que ce soit d’autre. Une échappatoire, c’est ce qu’il me fallait pour m’aider à surmonter le coup de massue que je venais de recevoir. Je sortis sans même repenser au chat qui avait encore disparu la veille.
            Dans les couloirs du bureau, un seul sujet était sur toutes les lèvres, l’événement majeur survenu ces dernières vingt-quatre heures et dont je n’avais pas entendu parler dans les media, je n’avais pas la télévision chez moi et je n’avais pas eu le cœur à écouter la radio ce matin après le coup de fil de Maître Colin. Je saisissais des bribes de conversation, au passage :
            - Ils ont dit que c’était l’odeur qui avait alerté la voisine …
            - À la radio, ils disaient que ça devait durer depuis plus d’un mois …
            - Mais quelle horreur ! Mais qu’est ce qu’il lui a pris à ce monstre ! …
            Alors que je venais de rentrer dans mon bureau, mon collègue Pierre passa la tête par la porte entrebâillée, le regard interrogateur :
            -Tout va bien Claire ? Tu as une mine à faire peur.
M’efforçant de garder mon sang froid, je repensai soudain au chat :
            - Oui, tout va bien, je m’inquiète pour Ulysse qui a encore fugué hier, je sais bien qu’il l’a souvent fait et qu’il est toujours revenu, mais il commence à se faire vieux.
            - Ne t’inquiète pas, après une escapade de quelques jours sur les toits, il reviendra, il sait que tu lui laisses toujours une bonne ration de ses croquettes préférées, dit Pierre en souriant.
J’esquissai un sourire en retour, Pierre repartit en me souhaitant une bonne journée. Comment annoncer à un collègue et ami que mon fils est l'auteur du massacre dont tout le monde parle ? C'était bien au dessus de mes forces.
            Les heures défilaient et j’étais incapable de me concentrer sur le moindre dossier, obsédée par les mots de Maître Colin qui raisonnaient dans ma tête. Le soir en rentrant du travail, je m’arrêtai dans le café du bout de la rue et commandai un verre de Cognac. Je ne voulais pas rentrer dans ce grand appartement vide et froid pour ressasser tout ce que j’avais entendu ce matin. Sur l’écran de télévision accroché au-dessus du bar, une chaîne d’informations répétait en boucle les derniers détails de l’affaire du massacre. J’ai soudain eu le sentiment que, tout comme dans ma tête, pour TVnews, rien d’autre ne se passait dans le monde, ou plutôt, cette histoire prenait le pas sur tout le reste. Le bandeau d’informations indiquait que des restes de corps humains avaient été retrouvés dans une cave, des bras, des têtes, … je détournai le regard, ça devenait insoutenable, d’ailleurs comment pouvaient-ils  diffuser ses images sans la moindre censure ?
            Je passai les jours suivants comme une poupée mécanique, chaque mouvement, action ou réaction de mon corps était un automatisme totalement dépourvu de réflexion, j’étais totalement déconnectée, mon cerveau n’était plus avec moi, comme s’il était parti se cacher, le poids de la honte lui étant trop lourd à porter.
            Maître Colin appela de nouveau, un matin. Mon fils refusait de parler aux enquêteurs, au procureur, pas même à son avocat. Ce dernier imagina que peut-être il parlerait à sa mère, il fallait donc que je me rende au commissariat où il était en garde à vue, et le plus tôt serait le mieux. J’étais terrifiée, accablée, même s’il y avait un point positif, mon cerveau semblait de nouveau reconnecté. Je n’avais pas vu mon fils depuis deux ans, il avait quitté la maison le jour de ses dix-huit ans pour s’émanciper disait-il, car il était temps qu’il devienne un homme. Depuis la disparition de mon mari, le jour de ses huit ans – quoi de pire comme cadeau d’anniversaire – il était devenu taciturne et froid. Je savais à quel point son père lui manquait, il souffrait beaucoup, en silence. J’ai essayé du mieux que je pouvais de combler ce manque, de l’accompagner aux matches de football, ou encore au cinéma voir des films de super héros, il semblait heureux, sur le moment, même si ce n’était pas pareil. De mon côté, le chagrin me pesait aussi, mon mari me manquait, et je pleurais souvent seule le soir, une fois mon fils endormi, je ne voulais pas rajouter à sa peine déjà lourde, une mère éplorée, je tâchais de rester forte, pour nous deux.
            Après avoir prévenu mon supérieur que j’arriverais en retard ce matin-là, j’ai pris mon courage à deux mains pour rejoindre le commissariat, jamais je n’avais ressentie une telle appréhension, j’en ai rongé tous mes ongles sur le trajet, moi qui d’habitude en prenais soin et les portais toujours vernis. J’entrai dans le commissariat pour me présenter à l’accueil, l’inspecteur Olivier m’attendait dans le hall, faisant les cent pas pour se calmer, excédé par le silence constant, épuisant, et horripilant de mon fils. Quand il comprit qui j’étais, il me jeta un regard que je sentis à la fois effaré et soulagé, effaré de rencontrer la personne qui avait pu engendrer un tel être et soulagé que je sois enfin arrivée. Il me salua poliment d’une poignée de main très ferme et me pria de le suivre immédiatement dans la salle d’interrogatoire où un muet rendait fou tout le service. Avant la confrontation que je redoutais tant, nous fîmes un passage par son bureau où il me briefa sur les questions à poser à mon fils, les éléments importants sur lesquels je devais le faire parler, en admettant que je parvienne à lui arracher quelques mots.
            Je rentrai dans la salle, tremblante, l’estomac en vrac et le cœur tambourinant dans ma poitrine, mon fils était là, assis, les mains menottées, le visage creux et les yeux cernés par les longues heures passées dans cette salle à garder le silence malgré l’agitation des enquêteurs. Je me suis assise en face de lui, n’arrivant pas à soutenir ni même croiser son regard, il m’effrayait, mon propre fils m’effrayait. Sur la table, l’inspecteur Olivier avait laissé des photos prises sur les lieux du massacre, c’était encore pire que les quelques images que j’avais vu sur l’écran de télévision dans le bar, on y voyait un tas de membres de corps humains, têtes, jambes, troncs, le tout ensanglanté et empilé comme un tas de déchets prêt à être ramassé par les éboueurs, puis sur une autre photo, un four qui ressemblait à un four à bois de boulanger dont on voyait qu’il avait servi récemment, avec des ustensiles de boucher suspendus au-dessus. Sur la dernière photo, il y avait des bras qui avaient été découpés de plusieurs corps puis rattachés deux par deux, par paire, au niveau des humérus, formant comme des arcs ou des fers à cheval et minutieusement alignés sur une table, il y en avait douze paires. Douze. C’était insoutenable, j’en avais la nausée, et je n’arrivais toujours pas à concevoir que mon fils puisse être l’auteur d’un tel bain de sang. Je le regardai, les yeux mouillés d’un mélange de chagrin et de terreur, il releva la tête pour me regarder aussi et prit la parole :
            - Bonjour maman.
Un frisson parcourut mon corps. J’étais incapable de lui répondre, il reprit :
            - Enfin tu es là.
Une boule dans la gorge empêchait le moindre mot de sortir de ma bouche, il continue :
            - Tu dois te demander ce que je fais là.
            - Pour tout te dire, j’ai surtout honte ! Réagis-je enfin.
            - Honte ? Alors tu as compris ?
J’explosais :
            - Compris quoi ? Que tu es un monstre ? Ah ça oui, je l’ai bien compris. Je ne t’ai pas élevé comme cela, qu’est ce qui t’a pris ? Es-tu devenu fou ? Que dis-je, ce serait insulter les fous que de te qualifier ainsi ! Il n’y pas de mot pour décrire ce que tu as fait ! Te rends-tu compte du mal que tu as fait à ces gens ? Te rends-tu compte de l’horreur absolue dont tu es l’auteur ? Te rends-tu compte que tu as foutu ta vie en l’air ? Te rends-tu compte de ce qui t’attend maintenant ?
            J’avais crevé l’abcès, et même s’il restait encore beaucoup de pus à évacuer, ça m’avait fait du bien, je me sentais enfin à même de mener l’entretien comme je le devais et revenir sur tous les points évoqués par l’inspecteur Olivier. Mon fils restait silencieux et m’observait, je repris :
            - Combien de personnes as-tu tué, découpé et brûlé ? On a retrouvé douze paires de bras, y en a t il eu d’autres ?
            - Non, seulement ces douze, répondit-il.
            - Seulement…, repris-je, c’est quand même douze de trop, ne crois-tu pas ?
            - C’était le nombre qu’il me fallait, continua-t-il.
            - Qu’il te fallait ? Mais pour quoi faire ? Et tu me dis ça comme cela, comme si tout était normal alors que tu as tué douze personnes ! M’emportai-je à nouveau.
Je tentai de retrouver mon calme mais j’étais sidérée par la barbarie qui habitait mon fils. Il reprit :
            - Maman, ne t’énerve pas, je vais tout te raconter, dit-il d’un calme olympien alors que je bouillais. Tous ces gens, je les connaissais, je les rencontrais au parc, au café, n’importe où et puis on devenait amis, parfois amants, je voulais les aimer comme je t’aime et qu’ils m’aiment en retour, mais ils ne comprenaient rien, ils me disaient tous que j’avais un problème, mais jamais aucun ne m’a dit lequel. Moi, tout ce que je voulais c’était de l’affection, de la tendresse, qu’on me prenne dans ses bras comme quand j’étais petit et quand papa était encore là. Il me faisait plein de câlins papa, et quand il est parti, ça a été fini, je n’ai plus été aimé comme avant.
            J’étais effondrée, le sentiment de honte d’avoir engendré un monstre que j’avais ressenti jusque-là s’était métamorphosé en un mélange de honte et de culpabilité de n’avoir pas été une mère à la hauteur, une mère qui n’avait pas su montrer à son fils à quel point elle l’aimait, une mère qui avait sûrement trop attendu de lui, essayant toujours de se montrer forte pour qu’il soit fort à son tour, surtout depuis la mort de son père. Mais à huit ans, on est encore un enfant, et pour un bon bout de temps encore. Je voulais juste le rendre fort, je voulais qu’il devienne résistant, je voulais qu’il soit préparé aux coups durs de la vie, et je suis passée à côté de l’essentiel, l’affection indispensable dont il avait besoin, la démonstration de mon amour infini pour lui, la chair de ma chair, l’être auquel je tenais le plus au monde. Je sentis la nausée me monter à nouveau et je vomis sans plus attendre sur le sol de la salle d’interrogatoire. Mon estomac avait rendu l’âme.
            Dans la pièce attenante, l’inspecteur Olivier se tenait debout devant la glace sans teint, les bras croisés, et secouait la tête de désolation devant un tel spectacle. Il toqua à la porte pour nous rejoindre après avoir sollicité l’intervention du personnel d’entretien pour nettoyer mon dégueulis. Voyant que je n’étais plus en mesure de poursuivre, il prit le relais pour faire parler mon fils qu’il sentait désormais prêt à livrer les dernières pièces du puzzle.
            - Pourquoi douze ? Vous avez dit que c’est le nombre qu’il vous fallait, expliquez.
            - Ça fait douze ans que papa est mort, je voulais rattraper au moins un câlin par anniversaire que j’ai fêté depuis sa disparition.
Je faillis m’évanouir. L’inspecteur reprit :
            - On a constaté sur toutes les paires de bras retrouvés que les ongles étaient minutieusement vernis en rouge, est ce que c’est vous qui les avez vernis ? Pourquoi ?
            - Oui, j’ai eu du mal à trouver la teinte exacte mais c’est le même que celui que porte maman, c’était tout ce que je voulais, les bras de ma mère.
Je m’évanouis pour de bon, l’inspecteur Olivier fit appeler un infirmier qui me sortit de la salle et m’installa sur un fauteuil dans le couloir, je repris mes esprits, il m’administra un sédatif léger pour m’aider à surmonter l’estocade que mon fils venait de m’infliger, je me sentais vaseuse, à nouveau mon cerveau était parti se cacher, je n’étais plus moi même, même si je me sentais momentanément apaisée.
            Au bout de quelques minutes - peut-être quelques heures, j’avais perdu toute notion de temps -  l’inspecteur Olivier sortit de la salle, posa sa main sur mon épaule, me demandant :
            - Auriez-vous quelques minutes pour prendre un café, je souhaiterais vous parler ?
Telle la poupée mécanique que j’étais redevenue, je répondis par un signe de tête et nous descendîmes à la cafétéria. Il se commanda un café serré, mon estomac refusant toujours de coopérer, je ne pris rien. L’inspecteur commença :
            - Claire, ce que vous endurez est horrible, vous devez vous sentir rongée par la culpabilité et la honte. Vous n’avez pas à vous sentir coupable, vous avez fait tout ce que vous aviez à faire, vous avez élevé cet enfant toute seule, vous lui avez donné la meilleure éducation qui soit, nous avons étudié tout le dossier de votre fils, il a été entendu par les psychiatres et il souffre vraisemblablement de schizophrénie, personne n’aurait pu prévoir ce qui allait se passer. Il faut que vous soyez bien consciente de cela, surtout ne sombrez pas dans la folie à cause de celle de votre fils. Rentrez chez vous, reposez-vous, vous en avez besoin, et ne restez pas seule, vous avez besoin d’être entourée et soutenue.
J’opinai de la tête, l’inspecteur avait raison. Après m’avoir raccompagnée dans le hall, il appela Pierre pour moi, lui expliqua la situation, lui demanda de passer me chercher et de rester auprès de moi, dans la mesure du possible. Pierre était un de mes meilleurs amis, si ce n'est le meilleur, fidèle et toujours présent, même cette fois, cette honteuse fois.
            Nous arrivâmes chez moi, Pierre avait pris ses dispositions pour passer la nuit là et je ne le remercierai jamais assez d'avoir été un tel soutien pour moi. A aucun moment il ne m'a jugée, à aucun moment il ne m'a harcelée de questions ou inondée de théories toutes faites que je n'avais pas besoin d'entendre, il était là, tout simplement, s'occupant de préparer le dîner - même si j'ai eu du mal à avaler quoique ce soit - me laissant me reposer, tout en m'apportant un peu de sérénité.
            Le sédatif de l'infirmier avait dû continuer son effet car cette nuit là, je réussis à dormir. Le lendemain matin, je trouvai Pierre dans la cuisine préparant de belles tartines de pain frais qu'il était allé chercher plus tôt.
            - Bonjour Claire, bien dormi ? Comment te sens-tu ?
            - Bonjour Pierre, ça va, j'ai réussi à dormir, je me sens mieux, merci. Je vais sortir prendre le courrier, je n'ai pas pensé à vérifier la boîte aux lettres hier, dis-je le cerveau reconnecté à la réalité.
-        J'y vais, reste au chaud, tu vas prendre froid sinon.
Pierre sortit avec la clé de la boîte aux lettres, je l'observais à travers le rideau de la cuisine me disant qu'il était vraiment un ami comme il en existe peu, peu aurait réagi comme lui en pareille circonstance. Je le vis sortir un colis de la boîte aux lettres et trouvai cela curieux car je n'attendais rien, il le rapporta à l'intérieur pour que je puisse l'ouvrir. Un malheur n'arrivant jamais seul, le cauchemar continuait, le colis contenait le corps de mon chat auquel on avait sectionné les pattes. Un mot accompagnait la dépouille d'Ulysse : «Le seul  qui avait droit à tes bras n'aura plus de câlins lui non plus ». J'éclatai en sanglots, même mon pauvre Ulysse n'avait pas été épargné, mais quel diable avait pu s'incruster dans le corps et la tête de mon fils ? Pierre me prit dans ses bras pour me réconforter quand la sonnette nous fit sursauter de concert. Je me ressaisis, et, essuyant mes larmes me dirigeai vers la porte d'entrée. C'est alors que je découvris une jeune fille, visiblement enceinte, une parfaite inconnue, elle se présenta :
            - Bonjour, excusez moi de vous déranger, je m'appelle Sophie, je voudrais vous parler de votre fils.
-        Mon fils ? Vous le connaissez ? Répondis-je, surprise.
-        Oui, c'est le père, fit-elle en désignant son ventre rond.
Elle m'expliqua alors qu'ils étaient restés ensemble quelques mois puis lorsqu'elle est tombée enceinte, mon fils a commencé à se comporter de façon très bizarre, il lui faisait même peur, la questionnant sans cesse sur comment elle se comporterait avec l'enfant à venir, il devenait de plus en plus terrifiant et elle finit par le quitter, il y avait environ un mois. Nous comprîmes que cette rupture avait peut-être été l'élément déclencheur de ses actes abominables ; de mon côté je compris que le destin m'offrait une seconde chance – peut-être celle de ne plus avoir honte - j'allais devenir grand-mère, et ce petit enfant ne manquerait jamais de câlins.

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