Et si c’était la dernière fois…
Le petit caporal se faisait toujours
cette réflexion au moment ultime, à la seconde qui précède l’explosion. Il
bascula la tête en arrière et poussa un râle plus animal qu’humain…
Après avoir repris sa respiration et
essuyé du revers de la main les perles de sueur qui lui dégoulinaient sur le
front il se redressa et remonta immédiatement le pantalon de son uniforme noir
qu’il avait négligemment laissé tomber sur ses chevilles.
Allongée sur le bureau, Marianne ne
bougeait pas. Depuis le début de l’offensive, d’ailleurs, elle était restée
immobile, soumise, offerte à son bourreau. Béante, les paupières closes elle
attendait que tout s’arrête enfin...
Le petit caporal eut une moue de dégoût
à son égard.
-
Relève toi !
gronda-t-il. Combien de fois devrai-je te répéter de ne pas me faire ça ?
-
Faire
quoi ? Trouva-t-elle la force de répondre dans un soupir, les yeux
toujours fermés.
-
Le coup de la
viande froide ! Tu es ma chose, mon cadeau… J’ai tous les droits sur toi !
Si je ne me retenais pas…
Il leva la main au-dessus de sa tête,
prêt à faire tomber une nouvelle pluie de coups sur sa victime.
Ses yeux tombèrent soudain sur les
profondes rayures qui marquaient le parquet et il se souvint de l’époque où il
les avait faites de ses propres dents. Elles étaient devenues tellement longues
que pas un sol n’y résistait… Il les avait faites limer depuis, par soucis
d’esthétisme, mais elles repoussaient
sans fin et nécessitaient un entretien régulier, contraignant. Il ne fallait
laisser paraître que ce que l’on voulait bien.
Il laissa retomber son bras le long de
son corps.
Il y était arrivé.
Parti de rien, lui qui ne distinguait
même pas la gauche de la droite, se trompant régulièrement de camp, il était
aujourd’hui devenu l’homme de main du monarque. La seconde tête du royaume. Il
ne lui restait plus qu’une marche à gravir, la dernière, pour accéder au poste
suprême… Il sourit… C’était pour bientôt…
-
Rhabille-toi,
toi ! Cracha-t-il plein de mépris.
Marianne se leva doucement. S’enveloppa
dans un drapeau qui traînait sur une chaise, rajusta sur sa tête son bonnet
rouge orné d’une cocarde.
Au coin de ses yeux rouges ornés d’un
coquart, des larmes perlaient…
Et si c’était la dernière fois… La
dernière fois qu’il les réunissait ainsi, dans l’urgence…
Voilà ce qui hantait les pensées du
Monarque au moment de valider l’envoi du message. Il le relut à nouveau.
Mesdames
et Messieurs les ministres,
L’heure
est grave !
Une
réunion plénière aura lieu demain, à quinze heures précises, au sortir de la sieste.
Ceci
n’est pas une invitation mais une convocation.
Il cliqua sur le mulot.
Maintenant, il lui fallait s’aérer
l’esprit, se changer les idées.
Déterminé, il ôta son costume de
contention.
Instantanément son corps entier reprit
sa forme originale, indéfinissable, molle et flasque… Cette forme qui, depuis
l’enfance, avait fait de lui la risée de son entourage.
C’est pourtant vrai qu’il ressemblait à
un flan !
En se mirant dans le miroir, dans le
plus simple appareil, il ne pouvait qu’en convenir et cela le rendait fort
malheureux.
Il enfila un peignoir, ajusta ses
lunettes et décrocha le combiné du téléphone interne du palais. A l’autre bout,
une voix nasillarde se fit entendre :
-
Votre
Majesté ?
-
Faites la venir
immédiatement. Répondit-il.
-
Qui donc
Sire ? Madame la ministre de la charentaise ?
-
Non, l’autre…
-
La
journaliste sans dents ?
-
Non ! Vous
le faites exprès ou quoi ? L’autre vous dis-je !
-
Ah…
L’actrice ?
-
Oui, l’actrice…
Qu’elle me rejoigne immédiatement. Et soyez discret... Je ne veux pas que la
presse se moque une fois de plus de mes lubies nocturnes… Pas de sirènes, pas
d’escorte de motards… Il marqua une pause. Tiens, allez la chercher en scooter
pour changer…
-
Tout de suite
Votre Majesté.
Le Monarque estima à dix minutes le
temps à tuer avant l’arrivée de sa belle.
Il se servit un grand verre de lait et
commença à compter jusqu’à soixante une première fois, puis une deuxième, une
troisième… Il égrainait ainsi les secondes, sans s’arrêter, certain de
l’exactitude de son pronostic.
Malheureusement, il ne put que constater
qu’une fois de plus il s’était trompé et s’était montré trop optimiste. On ne
se refait pas, il avait mainte fois commis la même erreur de jugement en ce qui
concerne la croissance, la réduction du chômage, celle du déficit…
Les prévisions chiffrées n’étaient
vraiment pas son point fort…
Il entamait la quarante-sixième minute
lorsque l’on frappa à la porte…
Il sursauta, se racla la gorge et, de sa
voix fluette et tremblotante, miaula un timide :
-
Entrez…
La porte s’ouvrit aussitôt.
Elle entra.
Superbe dans sa robe de gala, décolletée
juste ce qu’il faut, ses longs cheveux blonds tombant en cascade sur ses
épaules nues.
-
Vous m’avez
appelée, Votre Majesté. Je suis toute à vous.
-
Je n’en
attendais pas moins de vous très chère… Bredouilla-t-il en tentant de se
démouler de son fauteuil.
-
Ne bougez pas,
Votre Grandeur. Répondit-elle.
De sa démarche chaloupée elle eut tôt
fait de le rejoindre. S’installa sensuellement dans le fauteuil qui se trouvait
juste en face de celui du maître des lieux. Elle croisa ses longues jambes et
le fixa avec intensité.
-
Faisons fi du
protocole voulez-vous. Lui dit-il alors qu’il sentait son teint s’empourprer.
Vous connaissez fort bien les raisons qui m’ont conduites à vous introduire ici
à cette heure tardive… Ne me faites pas languir davantage, je n’y tiens plus…
-
Si tel est votre
désir Sire…
En une fraction de secondes, ils
placèrent tous deux leur main droite derrière leur dos.
-
A vous l’honneur
Majesté…
Il commença à compter :
-
Un, deux, trois…
Les mains dissimulées se découvrirent
soudain.
-
Ciseaux,
dit-elle.
-
Papier, dit-il.
-
Je prends la
main Sire… Un point pour moi…
Elle sourit. Décidemment, la partie
commençait mal…
Et c’est ainsi que, toute la nuit, le
Monarque et sa belle chifoumirent pour oublier que, dehors, la révolte du
peuple grondait.
Lorsque le Monarque pénétra dans la
salle de réunion, un silence de plomb y régnait.
Le petit caporal, comme à son habitude,
vint à sa rencontre dans son bel uniforme noir, de sa démarche dansante.
-
Il ne saura
jamais marcher correctement celui-ci, on dirait qu’il danse une valse
perpétuelle… murmura la Ministre de la Liberté Criminelle à son voisin, Sire
Maquereau, Ministre de la Pêche et de l’Illettrisme.
-
Vous n’en ratez
pas une ma chère, vous êtes vraiment déchaînée… rétorqua-t-il.
Et tous deux pouffèrent, le plus
silencieusement possible, ravis de ce jeu de mot cocasse.
Le Monarque s’installa à sa place, en
bout de table. Il remarqua immédiatement que trois chaises n’étaient pas
occupées.
-
Il y a des
absents ? demanda-t-il au petit caporal.
-
Oui, Sire, trois
de vos ministres ont malheureusement rejoint la dissidence.
-
Diantre !
Pourquoi suis-je toujours le dernier informé ? S’empourpra le souverain.
Qui sont donc les déserteurs ?
-
Le Comte de
Mèdine France, ministre de l’Acharnement Poussif…
-
C’est celui qui
porte toujours un maillot rayé ?
-
Oui Sire,
lui-même.
-
Ce n’est pas une
grosse perte, je ne l’aimais pas de toutes façons… Qui d’autre ?
-
Le marquis
d’Aval, ministre de l’Ephémère.
-
Bof… Je n’ai
même pas eu le temps de le rencontrer celui-là… Et ?
-
La duchesse de
Francofolies, ministre de l’Intermittence.
-
Ah… Dommage…
Elle était jolie… Il va falloir leur trouver des remplaçants au plus vite…
-
Cela risque
d’être difficile, Votre Majesté, nous avons beaucoup de mal à recruter par les
temps qui courent et…
-
Débrouillez-vous,
ce n’est pas mon problème ! Coupa sèchement le Monarque.
Toute l’assemblée assistait,
parfaitement muette, à cet échange entre le souverain et son bras droit. Dans
l’air, la tension était palpable.
Le Monarque reprit la parole.
-
Mes chers
ministres. Je vous ai réunis en ce jour car, comme vous ne l’ignorez pas, la
situation est grave ! Nous pensions nous être définitivement débarrassés
de nos ennemis jurés. Ce n’est vraisemblablement pas le cas… On m’a rapporté
que messieurs Juste, Moral et Loyal sont de retour sur notre sol malgré
l’interdiction de séjour qui leur a été signifiée. Ils conspirent, font des
émules… Il paraît que de plus en plus de gens, parmi le petit peuple, les
écoutent et se disent prêts à les suivre… La menace est réelle… Ces terroristes
ont la volonté de rétablir un système démocratique dans notre beau pays !
Le monarque fit une pause, le temps
d’observer la stupeur qui se lisait sur les visages de ses ministres. Tous
restaient bouche bée, comme figés par ce qu’ils venaient d’entendre.
Dans leurs cerveaux politiciens se
mêlaient l’effroi et le dégoût à l’idée d’imaginer que l’on puisse rendre son
pouvoir décisionnaire au peuple.
Le souverain reprit :
-
Pour les plus
sceptiques d’entre vous, j’apporte ici la preuve de ce que je viens d’avancer…
Il s’agit des résultats d’un sondage réalisé en fraude avant même que la commission
de censure n’ai pu s’emparer des résultats. Le constat est tragique ! Le
peuple aspire à plus de liberté, il veut être maître de son destin. Certains
travailleurs poussent même le bouchon jusqu’à demander un salaire alors que
nous leur offrons déjà un travail !
-
Offrez votre
main à un chien, il vous dévorera le bras… Intervint le petit caporal.
-
Cela suffit, ne
m’interrompez pas ! Lui jeta le Monarque. Faites donc entrer Marianne…
Le petit caporal serra les dents et
sentit ses poings se crisper sous la table. Il se ressaisit et appuya sur le
bouton rouge qui se trouvait devant lui.
Une petite porte dérobée s’ouvrit
aussitôt, laissant le passage à Marianne qui, enroulée dans un drapeau
tricolore usé, un bonnet phrygien sur la tête se dirigea cérémonieusement vers
le monarque. Elle portait un plateau d’argent sur lequel était disposé un épais
recueil des feuilles reliées.
Le monarque remarqua immédiatement les
marques violacées autour de ses yeux. Il se pencha vers le petit caporal et lui
murmura :
-
Vous aurez
l’obligeance de m’expliquer d’où proviennent les meurtrissures qu’elle porte
sur le visage. J’avais pourtant été clair me semble-t-il ! j’avais dit pas
de traces !
-
Un bête accident
Monseigneur. Marianne a tout simplement manqué une marche et a chuté dans
l’escalier ce matin. Répondit le petit caporal qui sentait le malaise
l’envahir.
C’est la dernière fois…
Voilà ce que pensais la pauvre Marianne,
se dirigeant vers son destin.
Arrivée a proximité du monarque, elle
déposa le plateau d’argent sur la table et se recula d’un pas.
D’un regard glacial, elle toisa
l’assistance.
Elle les dévisagea tous, un à un, ces
nantis, ces furoncles qui lui avaient tout volé, jusqu’au plus profond de son
intimité. Elle réprima un frisson.
Le dernier sur lequel ses yeux se
portèrent fut le petit caporal. Elle le fixa un long moment et finit par lui
décocher son sourire le plus cynique.
-
Qu’as-tu à
sourire comme cela toi ? Lui lança-t-il. Déguerpit promptement…
Elle ne broncha pas.
D’une main elle dégrafa le drapeau qui
la couvrait et le laissa tomber à terre, offrant à tous les regards de
l’assistance son corps nu, autrefois si joli, aujourd’hui couvert d’ecchymoses
et de cicatrices.
Chacun retenait son souffle. Les plus
sensibles détournèrent le regard.
Marianne ouvrit la main. Elle y tenait
fermement une petite télécommande ornée d’un bouton unique.
Résignée, elle regarda en l’air et
prononça calmement et distinctement les trois mots qui faisaient tant peur à
ses bourreaux :
-
Liberté,
Egalité, Fraternité…
Puis elle appuya sur le bouton…
Dans une explosion assourdissante, le
palais tout entier s’effondra, provoquant un énorme nuage de fumée et
engloutissant à tout jamais le monarque et sa cour sous une montagne de
gravats.
Lorsqu’il entendit le son de l’explosion,
dans sa cellule dorée, le Lutin se réjouit et se frotta les mains. Un sourire
narquois se dessina sur son visage. Il allait enfin l’avoir sa vengeance.
Bientôt, il serait de retour !
Sa joie fut de courte durée…
Dès que le silence revint, un épais
brouillard bleu marine enveloppa tout le pays…
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