samedi 2 mai 2015

Auprès de mon arbre

Et si c’était la dernière fois que je venais ici, je me sens maintenant si bien, si détendu, heureux.
La conception du paradis est différente pour tout le monde, n’est-ce pas ? Pour moi, c’est ici, auprès de ce chêne centenaire, dans cette grande clairière entourée de sapins. Cela fait des années que je m’y refugie pour trouver calme et tranquillité. J’ai passé là des heures, à l’écart du monde civilisé, du bruit et du mouvement, ma voiture délaissée sur le chemin forestier. Pourquoi ai-je laissé passer six mois sans venir ici ? Il ne faut pas que je me prive de ces moments de repos, sous aucun prétexte.

En général, durant ces parenthèses solitaires, j’aime toujours commencer par faire un bilan de ma vie et repenser aux évènements marquants qui ont conforté ma personnalité comme, par exemple, cet après-midi au cours des vacances d’été. Alors âgé de huit ans, j’éprouvais régulièrement le besoin de m’isoler et avais déniché le lieu idéal, au bout du jardin familial, au pied d’un grand tilleur. J’y restais de longues périodes à rêvasser, à regarder les fourmis et autres insectes mener leur vie trépidante avec énergie et détermination. Si je constatais que mes jambes, allongées par terre, contrecarraient leurs parcours, je les ramenais vite sous mes fesses et restais là sans bouger, adossé contre le tronc solide de l’arbre, me rongeant les ongles pour passer le temps.

Malheureusement, mon refuge étant à la portée de vue de ma famille, j’apercevais fréquemment ma mère sur le perron de la maison s’activant à secouer la poussière qu’elle venait de capturer avec son chiffon. Elle me lançait invariablement un regard agacé et me criait « Bernard ! Ne reste pas là sans rien faire, viens jouer avec ton petit frère ! ». Alors, résigné, je me relevais et rejoignais Michel, mon jeune frère, un garçonnet turbulent qui voulait sans cesse jouer au ballon. Ce jeu, qui lui plaisait tant, me mettait à la torture, trop violent, trop rapide, trop bruyant pour moi. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, je fuyais et partais me réfugier dans ma chambre afin de poursuivre, avec bonheur, la lecture d’un livre entamé. De ma chambre, j’entendais les plaintes et les pleurs de mon frère auprès de notre mère qui lui disait d’un ton péremptoire « Bernard doit encore avoir le cafard ».

Je ne comprenais pas ce que maman voulait dire par ces quelques mots "avoir le cafard" jusqu’au jour où un insecte tout noir traversa le sol de la cuisine. J’entends encore les hurlements de ma mère « Oh mon Dieu ! Un cafard, tue-le ! ». Ce que fit aussitôt mon père à l’aide de sa pantoufle. L’examen et la dissection menés par mes parents sur les restes de l’horrible bestiole confirmèrent que c’était bien un cafard. Michel et moi sentions que cet incident domestique majeur serait certainement suivi d’une décision implacable et, effectivement, notre père s’engagea à acheter une bombe d’insecticide qu’il pulvériserait dans toute la pièce. Michel, du haut de ses six ans, me regarda interloqué et prononça une phrase qui me poursuit toujours « Bernard ! Toi aussi, tu as un cafard dans la tête, c’est maman qui l’a dit. Papa te mettra de l’insecticide pour le tuer ». Alors, c’était donc cela "avoir le cafard"

Je me souviens qu’adolescent, j’étais un élève très moyen et, parait-il, morose, ce qui n’encourageait pas les jeunes de mon âge à rechercher ma compagnie. De mon côté, j’essayais surtout de fuir la brutalité dont faisaient preuve certains collégiens et la concurrence permanente qui les animait pour le sport, les études ou les filles. Tout cela ne m’intéressait guère. J’aurais pu avoir la paix si mon idiot de frère, lors de son arrivé en sixième, n’avait pas colporté cette histoire de cafard qui se promène dans ma tête. Ce genre d’allusion était suffisamment pénible à supporter à la maison, il a fallu que Michel fasse son mariole auprès des anciens. Jusqu’à mon départ définitif du collège, les quolibets tels que « Alors, Bernard, y va bien ton cafard ? » m’ont poursuivi et miné le moral. Ma seule échappatoire, face au monde dans lequel je ne réussissais pas vraiment à m’adapter, était la lecture.

Adulte, je vivais toujours chez mes parents, désespérés de me voir encore célibataire à vingt-neuf ans. J’avais transformé ma chambre en salle de lecture en y installant des étagères qui pliaient dangereusement sous le poids des ouvrages. La compagnie de mes bouquins me rassurait, me réconfortait.

Un dimanche matin, ma mère vint me prévenir de la visite de ma cousine Béatrice, elle arriverait pour le déjeuner. Nous étions du même âge. Elle venait de divorcer après un mariage éclair, elle était assez malheureuse et avait besoin d’être entourée. Ce jour-là, ma vie prit un drôle de tournant bien malgré moi. Mes parents me jetèrent dans les bras de Béatrice, laquelle trouva un certain réconfort en s’investissant aussitôt dans cette liaison inattendue. Quinze jours plus tard, nous étions fiancés, trois mois après mariés. Tout s’organisa presque sans moi.

Béatrice possédait une petite librairie qui se révéla être le point le plus positif de ma nouvelle existence. J’endossais, sur le champ, le rôle de vendeur et aussi de lecteur. Je dévorais tous les ouvrages, mémorisais les aventures, les personnages, c’était pour moi le bonheur ultime. Les années s’écoulèrent, alimentées par les reproches de ma femme qui supportait de moins en moins mes heures perdues dans la lecture. Elle aurait préféré que je m’engage vraiment dans le magasin en y installant une atmosphère conviviale, en programmant des événements littéraires, des rencontres entre le public et des auteurs. A ses yeux, la librairie était devenue un endroit mort, poussiéreux et encombré. D’ailleurs, nos ventes étaient en baisse. Ses griefs m’usaient et me faisaient sombrer dans la tristesse et la dépression. Alors, à chaque fois, je partais me promener en forêt et me ressourçais au pied de mon chêne.

Toujours plongé dans mes souvenirs, je ne m’étais pas aperçu qu’un couple de sangliers accompagné de ses petits avaient fait irruption dans la clairière, à quelques mètres de moi. La horde ne me remarquait pas, trop occupée à fouiller bruyamment le sol à la recherche de nourriture. Les parents montraient à leurs rejetons comment s’aider de leur groin pour dénicher les glands et autres tubercules. Cette rencontre fortuite coupa net mes réflexions. Je découvrais avec quelle simplicité vivaient ces animaux, la cohésion de cette petite famille me sautait aux yeux et m’émouvait. Auparavant, levant rarement le nez de mes livres, je ne m’étais pas rendu compte à quel point tout pouvait être naturel et agréable en compagnie de ses semblables. C’était une révélation, un choc qui provoquait une explosion dans mon cerveau, dans mes membres, comme si je me réveillais d’un très long sommeil. Une nouvelle énergie m’encourageait à appréhender la vie sous un autre angle, avec confiance et vitalité. Le cafard qui avait élu domicile dans ma tête depuis si longtemps était mort, disparu, quel soulagement ! A cet instant, je compris et ressentis la joie éprouvée par ma mère lorsque mon père avait anéanti, à l’aide d’un pulvérisateur d’insecticide, les tant redoutées blattes qui avaient élu domicile dans la cuisine. Les cafards sont de repoussants insectes qui envahissent les maisons et tapent sur les nerfs des ménagères. Ils submergent aussi la tête de misérables êtres et prennent le pouvoir sur leur cerveau. Il faut les traquer et les anéantir, autrement la vie devient insupportable.

Les projets commençaient à monter en moi avec une force jusqu’alors inconnue. Dans trois semaines, j’aurai quarante ans, eh bien, je vais marquer cela comme jamais. Je vais organiser une fête et une journée spéciale à la librairie. Pourquoi ne pas solder les vieux livres amoncelés depuis des années et, ensuite, entreprendre un grand ménage et une réorganisation de tout l’ensemble ? Je vois ça d’ici, je suis si enthousiaste. Béatrice n’en reviendra pas. Je crois que je n’aurai plus besoin de venir m’asseoir au pied de cet arbre pour y trouver du réconfort, je suis prêt à vivre, vivre, vivre.

Soudain, une voix lointaine retentit et résonne dans la forêt.

- Bernard ! Bernard !

C’est moi que l’on appelle mais qui m’appelle ainsi, se dit Bernard stupéfait.

- Bernard ! Où es-tu ! Réponds-nous ! Sont les mots qui déchirent à nouveau la sérénité du lieu.

Mais que font mon frère et des voisins ici, il y a même le père Firmin et son vieux labrador, pense Bernard en se relevant et en s’éloignant un peu de l’arbre. Il fait alors de grands gestes dans leur direction et leur crie « Je suis là, pourquoi me cherchez-vous ? ». La petite troupe se dirige dans sa direction, ils ont tous l’air affairé et fatigué.

- Qu’y a-t-il Michel ? Tu sais bien que je viens en forêt lorsque j’ai besoin de me reposer. Il s’est passé quelque chose de grave à la maison ? Réponds-moi !

Mais Michel ne répond pas. Lui et les autres poursuivent leur chemin jusque sous le grand chêne, le chien aboie, ils regardent vers les branches. Alors Bernard en fait autant, il tourne aussi son regard vers les branchages et découvre la scène qui frappe chacun d’effroi, son corps inerte, suspendu…

- Pauvre Bernard, il a toujours trainé sa vie comme un boulet, il avait si souvent le cafard, souffle Michel affligé.


- Non ! Michel, mon petit frère adoré, je suis guéri. J’aurais tellement voulu te l’annoncer, on aurait pu faire une partie de foot ensemble, comme je regrette, pardonne-moi ! supplie Bernard dévasté.

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