Et si c’était la dernière fois, que je sentais les rayons du soleil caresser intensément mon visage ; la brise saisonnière s’engouffrer précipitamment sous mon ciré ; l’eau salée s’infiltrer sous ma peau ; le sable me bercer paisiblement ?
Et si c’était la dernière fois, que j’écoutais les mouettes se chamailler près de mon hublot ; l’océan me confier ses plus sombres secrets ; les crustacés s’échouer sur les roches dans une berceuse assourdissante ; les sardiniers s’envoler avec la rosée du matin ?
Et si c’était la dernière fois, que je contemplais les vagues se briser contre la digue ; l’horizon s’évader du haut de mon vasistas ; ma petite cité séduire les visiteurs aux premières lueurs estivales ; tous ces gens de mon quotidien, de ma simple vie banale, s’éveiller à l’approche des beaux jours touristiques et ensoleillés, si propice à l’essor, bien que moindre, de ma bourgade natale ?
Tant de choses, peut-être insignifiantes pour beaucoup, mais pour lesquelles j’ai développé un plaisir démesuré, dès ma plus tendre enfance. Peut-être cette vision trop sage, trop pensive, n’est-elle pas conforme à quelqu’un de mon âge ? Mais sans mes pensées, aussi brèves et primitives soient-elles, qui suis-je ? Cette question, qui m’obsède nuit et jour, me fait penser que je ne suis au final, peut-être qu’un poids pour la société… Ai-je vraiment raison d’utiliser ce « peut-être », car ce n’est pas seulement une possibilité mais un fait ? Je m’imagine souvent être un adolescent normal, comme les autres ; tout serait alors plus arrangeant pour tout le monde : pour mes camarades, pour mes parents, pour moi-même…
Et si c’était la dernière fois, que je me laissais enfermer dans ce cagibi exigu aux odeurs de vieux produits d’entretien, et d’accessoires sportifs maculés de tâches inconnues ; que je me laissais souiller par des injures car, qui suis-je pour en vouloir à des gens que je tourmente par ma grotesque présence ?
Et si c’était la dernière fois, que je recevais ces regards, ces injures, ces coups, ces brûlures, qui laissent sur mon corps des cicatrices de ma personnalité, de ma vie insignifiante et dérangeante pour des élèves qui n’ont jamais demandé à me connaître ?
Et si c’était la dernière fois que mes parents avaient honte d’avoir un fils qui se bat et manque des cours, comme l’école se plait à le rapporter ?
Au final, ne serait-ce pas un poids en moins pour ce petit noyau d’humanité où je vis? Cela serait peut-être le seul moyen de réparer les erreurs que j’ai pu commettre par le fait de n’être qu’un faible, qu’un peureux, qu’un lâche, qu’un pauvre, qu’un solitaire, qu’un rien quand il faudrait être un tout.
Pourquoi ne suis-je pas né comme les autres ? Encore une question qui me vient souvent à l’esprit, suivie d’une inlassable suite de possibles résolutions, déjà toutes testées et rien de plus que de simples échecs à ce jour. Il n’y a pas de solutions possibles pour quelqu’un comme moi, je suis une « erreur de la nature », il faut me rendre à l’évidence.
Au début, les injures me blessaient. En bon penseur, je croyais que tout le monde sur cette planète était né - ou du moins fait - pour quelque chose, et que toutes ces attaques n’étaient que le fruit de bêtises d’enfants. En effet, bien soutenu par ma famille jusqu’au collège, je me croyais invincible et j’avais l’espoir - trop grand il est vrai - de pouvoir un jour avoir une véritable intégration dans la société - ou du moins dans le système scolaire.
Mais le passage à l’adolescence a fait se réveiller chez beaucoup le désir, plus net et plus aiguisé, de rejeter les anomalies comme moi. Bientôt, ce n’était plus des railleries de gamins, mais des écrits, des blessures, des emprisonnements…
Je me rappelle encore très bien du jour où tout s’est aggravé : j’ai perdu le droit d’assister aux cours. Au début, je n’ai pas voulu respecter leur choix, l’égoïste que j’étais, - qui est toujours quelque part en moi - préférait venir en cours, tout en sachant que je les ralentissais. Mais aujourd’hui, je sais qu’ils ont pris la bonne décision, ce fameux jeudi de novembre, en me faisant découvrir cette remise, qui devint progressivement ma salle de classe.
Ce jour-là, j’étais encore arrivé avec cinq minutes d’avance – le retard avait toujours été ma plus grande hantise, détestant me faire remarquer – j’avais déposé mon vélo, comme d’habitude, sous le porche rouillé et cabossé de ce petit collège privé de la côte. Alors que je pensais vivre une journée basique, comme les autres, deux de mes camarades vinrent m’adresser la parole. J’en fus tout ému au départ, car c’était la première fois depuis le début de l’année qu’ils venaient me parler. Je n’avais pas manqué d’ouvrir grand mes yeux et mes oreilles, à la fois heureux et excité de ce qu’ils avaient à me raconter.
Mes souvenirs sur le début de la conversation restent brumeux et trop incertains pour que je puisse vraiment les coucher sur ce papier. Je n’évoquerais donc que la partie la plus importante, et la plus marquante pour moi de cet échange cordial avec mes collègues.
C… - sans aucun doute la plus belle fille de la région - avec ses grands yeux charbonneux et ses belles boucles blondes tombant en cascade sur son épaule, s’était approchée de moi, avec ce regard d’ange qui charmait tous les êtres qui la côtoyaient – aussi bien les animaux que les individus humains tous âges confondus.
- Tu sais, le grassouillet, m’avait-elle dit droit dans les yeux, tu commences vraiment à gâcher notre vie, à te ramener tous les jours ici.
- Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Si j’ai dit quelque chose de mal, je suis vraiment désolé, ce n’était pas mon intention, avais-je répliqué, complètement abasourdi.
Et je me souviendrai toujours de ce moment, où elle et P… se sont mis à rire, comme si j’avais débité les plus grandes absurdités de ce vaste monde. Comme si, mes paroles furent les plus insensées, les plus grotesques jamais entendu. Leur réaction m’avait, par ailleurs, totalement pris au dépourvu.
- Mais dis-donc, tu n’as vraiment rien pour toi l’obèse ! Ni physique, ni intelligence, ça promet ! Et tu oses nous demander pourquoi tu nous déranges ?! Non mais tu t’es regardé, tu n’es personne, rien qu’un gros tas de merde ! hurla le grand collégien aux mains calleuses.
- Mais…Je…
- Haha, non mais il va pas pleurer quand même ?! Pff…c’est vraiment qu’un abruti, souffla bruyamment le bel ange blond.
- Allez, viens par-là sale gros cochon va ! gueula P… en me donnant un coup sur la tête.
Directement à terre, sans autre défense que mes pleurs ridicules - qui n’avaient pas manqué de faire redoubler leurs cris hystériques – ils m’attachèrent les mains dans le dos avec de la simple ficelle, et me trainèrent à même le sol, dans le renfoncement où se trouvait la porte du cagibi.
Là, ils prirent des photos, dont certaines furent sûrement publiées sur les réseaux sociaux –je n’en eu pas la preuve à cause de ma forte popularité – et m’abandonnèrent après quelques copieuses insultes.
Ce fût ma première journée dans cet endroit, mais également la plus déterminante. Je me questionnais sans cesse pendant un long moment, partagé entre la douleur occasionnée par mon enfermement, et la culpabilité d’avoir perturbé ma classe.
Les premières heures furent les plus longues. A chaque intercours, je tapais et criais le plus fort possible contre les murs de ma prison, appelant à l’aide comme un imbécile, croyant que quelqu’un allait m’entendre, où que mes parents, alertés par ma disparition, se seraient déplacés. J’étais vraiment niais…
Puis arriva la pause déjeuner. Mon ventre se plaignait depuis déjà plus d’une heure, contrarié d’avoir loupé l’encas du matin. Après quatre heures passées à espérer une délivrance, mon courage et mon entêtement s’étant peu à peu affaiblis, je commençais à penser que mon repas matinal serait peut-être le seul de la journée.
Mais finalement, ils m’apportèrent de quoi me nourrir : oh, ce ne fût pas grand-chose, juste un morceau de pain accompagné d’une pomme et d’un peu d’eau, mais cela me ravit. C’était quand même une belle intention!
Bien sûr, comme on n’a jamais rien sans rien, un autre shooting photos s’est imposé, accompagné, bien évidemment, de petits mots doux et expressifs qui me montrèrent de façon honnête, leur haute estime de moi. En même temps, c’était déjà bien gentil de leur part de venir alimenter un élément aussi encombrant que moi.
Avant de partir, ils me promirent de venir me libérer à la fin des cours, sous la condition expresse de ne dévoiler aucun détail de cette journée à quiconque. Ma réponse fût prompte : j’avais peur des représailles. Et puis, je ne voulais pas inquiéter mes parents davantage…
A la fin des cours, ils tinrent assurément leur promesse ! C… et P… revinrent comme prévu, mais avec quatre autres compères qu’il me semblait avoir aperçu dans des classes supérieures. Ma vue déclencha l’hilarité générale ! Mes deux camarades de classe furent considérés comme de véritables héros.
Rapidement, ils me laissèrent partir de l’établissement et je pu rentrer chez moi sur mon vélo, respirer un grand air frais et pur, me faisant oublier les huit heures passées à suffoquer dans la chaleur de l’étroite réserve.
Ah ! Comme cette sensation m’offrit un sentiment de béatitude et d’extase inoubliable, encore aujourd’hui ! J’aimais ressentir l’atmosphère salée, délivrée par ce territoire côtier,
m’effleurer la peau en automne, la glacer en hiver, la chatouiller au printemps, et la réchauffer tendrement en été.
Habitant à proximité de mon collège, mon voyage fût de courte durée, et refroidi par un accueil peu sympathique de mes parents, qui réclamèrent des explications dès mon arrivée. Je ne les avais jamais vus autant en colère, et leurs mots s’embrouillent dans ma mémoire, lorsque j’essaie de reconstituer l’exact échange que nous avons eu ce soir-là.
Cependant, quelques bribes me restent toujours : « Non mais que t’est-il passé par la tête, hein ?! », « Nous te faisions confiance, jamais on aurait pensé que tu nous ferais un coup pareil ! » ou encore : « Tu nous a terriblement déçu, tu en as conscience ?! ».
Dans l’ensemble, je n’ai pas pu m’exprimer, et quand bien même, je n’aurais rien eu à dire. Mes parents n’auraient jamais compris ce qu’il s’était passé, ils auraient même été encore plus déçus de savoir que j’étais toujours incapable de m’intégrer dans un groupe. Alors je me suis tu, et je suis resté assis sur le vieux canapé jaune canari de la tante Odette, à écouter les reproches tout à fait justifiés de ma famille.
Je n’ai pas su trouver les mots pour m’excuser, ces mêmes mots que j’essaie de trouver lorsque je retrace cette journée. Je sais que mon mutisme n’a fait que les troubler davantage en cette fin de journée du mois de novembre, et cela ne fait qu’accroitre mes regrets.
Après cette séance de blâmes, c’est mon lit tendre et moelleux qui m’ouvrit les bras pour venir me consoler affectueusement. Heureusement, son tempérament réconfortant et sa confiance en moi, refoulèrent les questions auxquelles je redoutais de répondre. Bien vite, je m’endormi dans les bras de Morphée, rêvant sans cesse d’un lendemain brillant où je pourrai étreindre l’immense palais azur…
Le lendemain – et tous les autres jours qui suivirent pendant un mois – je pu retourner en classe et reprendre mon rythme de vie quotidien. Il est vrai que je reçu de plus en plus de regards hostiles, notamment de la part de C… et P…, mais cela ne fût pas très différent de d’habitude. Petit à petit, je commençais même à oublier ce jour maudit, je me disais qu’il ne se répéterait pas, et que je n’avais plus à y penser. Ce n’était pas quelque chose de si grave, mes camarades n’étaient peut-être pas de mauvaises personnes, et puis ce n’était arrivé qu’une seule fois.
Ce fût un mois très joyeux et reposant pour moi. Il n’y avait aucune complication : tout s’était réglé avec mes parents et l’école ne m’avait pas trop tenu rigueur de ma soi-disant fugue. Les insultes continuaient de déferler, mais ce n’était pas important car j’étais soulagé de me faire encore tolérer pendant les cours.
C’est à partir du deuxième mois que tout s’est anéanti comme une bombe à retardement. Et à présent, dès que mes yeux s’éveillent aux premières lueurs, je me demande : « Et si c’était la dernière fois ? »
Plus le temps s’écoulait, plus je subissais les élèves, plus mon corps changeait, plus je m’isolais ; moins je voyais mes professeurs, moins j’échangeais avec mes parents …J’ai compté le nombre de cicatrices physiques qu’il me reste – sans compter celles qui n’ont été que de passage : juste quatre. Qu’est-ce que quatre marques après tout ? C’est plutôt dérisoire voir même insignifiant, mais c’est la seule chose qui me permet de me rappeler en permanence que je ne devrais pas être là.
Quatre…
Deux sur le bras droit, bien au-dessus l’une de l’autre, sont le résultat d’un incident au cours d’une séance dans le cagibi. Il faisait sombre et mes camarades n’ont pas pu voir où ils écrasaient leur cigarette. Heureusement, les brûlures ne sont pas très profondes, et avec un tee-shirt, elles sont vite cachées.
Deux autres, sur mon visage. Celle à mon lobe, n’en est pas vraiment une, c’est juste une perforation d’oreille qui n’a pas bien réussi. L’autre par contre, est plus dérangeante, puisqu’elle se situe au niveau de mon arcade sourcilière, où j’ai reçu un mauvais coup. Ce jour-là, j’avais saigné excessivement, et dû me faire recoudre aux urgences, engendrant par la suite une bonne dose de concentration pour déblatérer une version probable des faits.
Aujourd’hui, ces événements m’évoquent toujours autant de souffrance, autant de questions…J’ai tout fait pour essayer de changer et de plaire aux autres, de leur être plus agréable, mais il semble que rien n’y fait. On n’a pourtant pas cessé de me répéter que je ne pouvais changer le minable en moi ; mais je me suis quand même acharné stupidement.
J’ai tout fait pour essayer de trouver une raison à ma vie, m’imaginant un futur dans lequel je pourrais sauver des vies où redonner de l’espoir à des millions de personnes. Que de rêves
innocents pendant des années ! Je ne faisais que de me créer de faux espoirs pour prolonger ma vie plus longtemps.
Si seulement j’avais écouté mes camarades, mes parents et l’école plus tôt, je n’en serai pas là maintenant. Je sais que le comportement de C… et P… n’a été que le fruit de mon existence. Monsieur K…me l’a d’ailleurs bien fait comprendre, lorsqu’il est passé sous le porche : son regard indifférent a été plus efficace que n’importe quel mot.
Pendant deux ans, je n’avais informé personne de ce qu’il se passait tous les jours, car je comprenais progressivement les raisons qui poussaient le groupe à me détester. Croyant qu’ils se feraient punir si tout venait à se savoir, j’avais donc préféré me taire. Je n’étais qu’un imbécile ! Grâce à K…, j’ai compris que les actions réalisées contre moi n’étaient pas interdites, et que je n’étais pas nocif uniquement aux élèves…
C’est la dernière fois. La mer est belle cet après-midi. C’est une vraie beauté bleue qui éclabousse légèrement les badauds se baladant le long des brise-lames. Son tempérament d’ordinaire excité, semble plus paisible en cet instant.
C’est la dernière fois. L’air est frais mais agréable en ce début de printemps. Il transporte le parfum des fleurs multicolores et sauvages qui embellissent la côte, accompagné de cette odeur de sel si particulière à cette vaste étendue d’eau que j’affectionne plus que tout.
C’est la dernière fois. L’ambiance est douce et sereine, bien que chargée d’une pointe de tristesse, de regret. L’heure est au départ, aux adieux. Le sable fin enlace mes pieds nus avec une sombre tendresse ; on échange des salutations silencieuses.
C’est la dernière fois. Dans un calme surnaturel, je sens ma famille me dire au revoir. Et moi je m’avance vers la mer, rejoignant pour l’éternité ce monde auquel j’appartiens, le seul qui m’ait accepté...
CET EXTRAIT DE JOURNAL, RETROUVÉ ENTERRÉ DANS LE SABLE, SUR LA PLAGE OU A ÉTÉ APERÇU POUR LA DERNIÈRE FOIS LE JEUNE B…, SERVI DE PIÈCE À CONVICTION DANS L’ENQUÊTE SUR SA DISPARITION MYSTÉRIEUSE AU COURS DU MOIS DE MARS 201...
APRÈS L’INTERROGATOIRE DES ÉLÈVES CITÉS DANS CE DOCUMENT, DE TOUT LE PERSONNEL DE L’ÉTABLISSEMENT SCOLAIRE, ET DES PARENTS DE L’ADOLESCENT, LES ENQUÊTEURS CONCLURENT À UN SUICIDE ENGENDRÉ
PAR UN HARCÈLEMENT SCOLAIRE PHYSIQUE, MORAL, ET PSYCHIQUE PERPÉTUEL ET PROLONGÉ.
SUITE À CE RAPPORT, LES PARENTS DE L’ENFANT DECIDÈRENT DE PORTER PLAINTE CONTRE L’ÉCOLE ET LES HARCELEURS.
CEPENDANT, LA NOTION DE HARCÈLEMENT SCOLAIRE N’ÉTANT DÉFINIE DANS AUCUNE LOI FRANCAISE, AUCUNE CHARGE N’A PU ÊTRE RETENU CONTRE LES DÉFENDEURS.
L’AFFAIRE FUT CLASSÉE SANS AUCUNE AUTRE FORME DE PROCÈS.
LE CORPS NE FUT JAMAIS RETROUVÉ.
LA FAMILLE RESTA BRISÉE.
L’ECOLE REPRIT.
LES ÉLÈVES HARCELEURS CONTINUÈRENT LEUR VIE.
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