- J’ai honte. Tu n’imagines pas à quel point j’ai honte ! n’arrête-il pas de répéter.
Les remontrances d’Hervé ne semblent n’avoir aucun impact sur Louise, qui, d’un pas indolent, se dirige tranquillement vers sa chambre. Perdue dans ses pensées.
Pourtant, les évènements de dimanche soir ont une nouvelle fois montré que Louise et sa copine n’ont vraiment pas l’intention de rentrer dans le rang.
Loin de là.
*****
Dimanche. 23 heures.
Tout le monde dort.
Tout le monde, sauf Louise et Anna.
C’est le moment. Elles vont enfin pouvoir mettre à exécution le plan qu’elles préparent minutieusement depuis des heures.
Elles avancent prudemment dans le couloir plongé dans une semi obscurité.
A priori, la voie est libre.
Les « pions », comme elles les appellent, ne semblent pas être dans les parages, et c’est tant mieux. Compte tenu de leurs antécédents, il serait fortement malvenu qu’elles se fassent repérer. D’autant que les deux amies savent pertinemment qu’aucune explication rationnelle ne saurait justifier leur présence en dehors des chambres à cette heure tardive.
Elles dépassent la cage d’escalier, et bifurquent vers la gauche. Plus que quelques mètres, et elles atteindront leur cible.
Leur cible justement, c’est la chambre de la nouvelle, Camille Moreau. Une petite brune arrivée il y a un mois, et qui semble plutôt bien intégrée.
Pour Louise et Anna, elle présente le profil idéal pour remplir au mieux la mission qu’elles comptent bientôt lui confier.
Et que la nouvelle n’ait pas la mauvaise idée de refuser. Si tel était le cas, Louise et Anna se chargeront de lui rendre la vie impossible.
Les idées ne manqueront pas.
Question d’expérience.
*
Lundi. 10 heures.
Assis derrière son bureau, Stéphane Dumont finit de pointer les dépenses du mois dernier. Une formalité administrative à laquelle il a déjà consacré toute sa matinée, et qu’il espère finir au plus vite.
Face à lui, Madame Willems, sa subordonnée, vient de lui relater les faits de la nuit dernière.
- Et où sont-elles en ce moment ? demande t-il, sans relever les yeux.
- A la bibliothèque, monsieur le directeur. Puis après un court instant, elle reprend. Vous voulez les voir ?
Le directeur est dubitatif. En vingt ans de carrière, c’est bien la première fois qu’il se sent démuni. Du moins à court d’idées.
Pourtant, ce presque quinquagénaire a déjà dirigé deux établissements scolaires. Et des éléments perturbateurs, agressifs voire violents, il en a vu défiler. De la retenue au renvoi définitif, lui et son équipe avaient tout un panel de sanctions administratives pour que les « brebis galeuses » soient vite remises dans le droit chemin.
Mais depuis qu’il a pris la direction de Sainte-Anne, voilà maintenant huit mois, le directeur pensait avoir un peu de répit dans cet établissement censé être plus « tranquille ».
Peine perdue.
Le directeur remonte les manches de sa chemise, se lève, puis se dirige vers une grande armoire.
Il s’accroupit, et penche légèrement la tête sur sa gauche pour mieux voir les noms inscrits sur les tranches des nombreux dossiers qui se trouvent face à lui.
- Il n’y a pas une semaine sans que j’entende parler de Louise et Anna, constate-t-il.
Il saisit deux pochettes cartonnées, puis regagne son fauteuil.
Madame Willems reste silencieuse, attendant les instructions de son supérieur pour gérer au mieux ce nouvel incident.
- Inutile de les faire venir dans mon bureau, reprend le directeur. Comme d’habitude, elles vont retourner la situation et se faire passer pour des victimes.
Il décroche son téléphone, et compose le numéro indiqué sur la fiche d’entrée de Louise.
- Je pense surtout qu’avec ces deux-là, il va falloir changer notre fusil d’épaule, conclut-il.
*
Hervé Laroche est un homme demandé. Très demandé.
Ce directeur commercial d’un grand groupe immobilier a la responsabilité d’une dizaine d’agences sur la métropole lilloise.
Aucune vente ne peut se faire sans son accord, car c’est à Hervé que revient la décision de diminuer, ou non, la commission qui revient à sa société.
Un travail titanesque quand on sait que se négocient tous les jours une vingtaine de transactions.
Et ce lundi, en plus de la cinquantaine d’appels qu’il va probablement recevoir, le planning est chargé. Dans moins de trente minutes, ses nouvelles recrues vont arriver au siège pour être formées par ses soins. Au programme, techniques de vente, jeux de rôles et subtilités juridiques sur le métier.
Puis, en fin après-midi, direction Armentières et Hazebrouck pour licencier deux commerciaux qui n’ont pas rempli leurs objectifs.
Une journée ordinaire.
Hervé finit de préparer la salle de formation quand son téléphone sonne de nouveau.
Il reconnaît immédiatement le numéro.
Le directeur de Sainte-Anne. Encore une fois.
*
- Mais quelle balance celle-là ! J’hallucine.
- Elle a dit qu’on l’avait forcée.
- Et bien sûr, ça nous retombe dessus.
- Le truc Louise, c’est que personne ne peut nous encadrer. Ils se servent de tout et n’importe quoi pour nous enfoncer.
- Des gamines. Ils nous traitent comme des gamines.
- Quand je pense qu’elle a été voir la pionne dans notre dos… On lui avait pourtant dit de se taire.
- Tout s’était bien passé en plus. Franchement, je ne comprends pas.
- Si t’es motivée, on retourne la voir. J’ai pas peur moi !
- Moi non plus Anna, mais il vaut mieux rester discrètes aujourd’hui. On verra après.
- Ah ça y est, le rendez-vous est confirmé ?
- Dumont l’a appelé ce midi. Il est convoqué cet après-midi à 15h30 je crois. Mais comme il bosse tout le temps et qu’il s’en fout de moi, il ne viendra sûrement pas.
- Mais s’il se pointe quand même, ça risque d’être tendu, non ?
- Pouah, si tu crois que ça m’inquiète. Ce sont eux qui m’ont envoyée ici alors que je n’étais pas d’accord. Qu’ils assument maintenant !
*
Quelques heures plus tard, Hervé se gare sur le grand parking attenant à l’établissement Sainte Anne.
Une large bâtisse du 15e siècle composée de plusieurs bâtiments, tous rénovés il y a quelques années pour des questions de sécurité.
En sortant de sa voiture, Hervé se souvient de ce lundi ensoleillé de septembre où il est venu conduire Louise. Presque deux mois jour pour jour.
Lui et sa femme avaient longuement hésité, mais la vie à la maison était vraiment devenue insupportable. Mettre Louise à Sainte-Anne leur avait semblé être le meilleur moyen de retrouver une certaine harmonie dans la famille.
Mais une harmonie régulièrement mise à mal, même à distance, par le comportement puéril et insolent de Louise.
Hervé se présente à l’accueil, où une femme d’une trentaine d’années l’invite à patienter quelques instants sur un banc.
Le directeur arrive finalement avec dix minutes de retard, ce qui n’arrange pas Hervé dans son emploi du temps très serré. Mais compte tenu des raisons de sa présence, il s’abstient de tout commentaire.
Après les formules d’usage, le directeur invite Hervé à le suivre. Il interpelle en passant la secrétaire.
- Faites venir Louise dans mon bureau. Sans tarder.
*
- Menacée !? Elles l’ont… menacée ?
Enfoncé dans son siège, Hervé écoute avec stupéfaction le directeur relater les faits de la nuit dernière. Et visiblement, Louise et Anna ont franchi un nouveau cap dans l’escalade de la bêtise.
Certes, depuis le coup de téléphone de ce matin, il s’attendait à tout. On est rarement convoqué par le directeur en personne pour vous dire que tout va bien. Mais de là à imaginer
que Louise se conduit comme un petit caïd avec ses camarades… Hervé a beau réfléchir, il ne voit pas où elle a appris à se comporter de la sorte.
- Et si j’ai bien compris, reprend-il, elles font ça en duo. Comme la fois où elles ont fumé dans les chambres. Une sorte de Bonnie and Clyde, mais 100% féminin.
La comparaison fait légèrement sourire le directeur, mais il reprend vite son sérieux.
- Si vous voulez dire par là que Louise et Anna sont inséparables, alors oui, vous avez raison.
Deux coups francs à la porte interrompent la discussion.
- Oui, entrez ! crie le directeur.
Madame Willems ouvre la porte, et la Bonnie -ou Clyde- de Sainte-Anne pénètre dans le bureau avec le sourire. Comme une ultime provocation avant le face à face familial.
- Je vous remercie Madame Willems. Je vous appellerai si nous avons besoin de vous.
La porte se referme, et le directeur invite Louise à prendre place face à lui, juste à côté d’Hervé.
Elle s’exécute sans un mot.
D’abord hésitant, Hervé finit par lui lancer un regard glacial. Il veut tout de suite faire comprendre à Louise que sa présence dans ce bureau implique qu’elle a très probablement atteint un point de non retour.
Il se demande malgré tout lequel des deux est le plus mal à l’aise.
*
- Comme je vous l’avais expliqué Louise, débute le directeur, j’ai organisé cette petite « réunion » pour faire le point sur votre comportement.
Enfoncée dans le creux de sa chaise, les doigts croisés, Louise fixe le sol.
- Vous voulez bien nous donner votre version des faits ? demande-t-il.
- Et pour dire quoi ? De toute façon, ça nous retombe toujours dessus, réplique-t-elle.
Sans la présence de sa copine, le directeur avait espéré que Louise perdrait un peu de son aplomb.
Mais il n’en est rien. Elle n’est visiblement nullement impressionnée ou déstabilisée par la situation.
- Je vous conseille vivement de laisser de côté votre habituelle attitude désinvolte Louise. Outre les multiples règles internes que vous bafouez régulièrement depuis votre arrivée, vous avez franchi cette nuit une ligne qui pourrait sérieusement remettre en cause votre présence parmi nous.
Louise se redresse sur sa chaise, et entre dans le vif du sujet. La meilleure défense, c’est l’attaque.
- Franchement, me virer pour ça… souffle-t-elle.
- Dois-je vous rappeler Louise que vous avez réveillé Camille Moreau en pleine nuit ? Dois-je vous rappeler que vous l’avez obligé -et le mot est faible- à descendre dans les cuisines pour voler deux bouteilles de champagne ? Bouteilles que nous gardions pour le pot de départ de notre secrétaire !
- On ne l’a pas obligée, c’est faux ! peste Louise. Elle était contente de nous rendre ce service.
- Arrête de dire n’importe quoi ! s’emporte Hervé. Vous l’avez sortie de son lit de force à 23 heures, je doute qu’elle ait vraiment eu le choix de vous rendre ce « service » comme tu dis ! Assume un peu les conséquences de tes actes. Tu feras preuve de maturité pour une fois.
Louise hausse les épaules. La leçon de morale fait partie du jeu, elle le sait. Ce n’est pas la première, et sûrement pas la dernière. Mais elle n’en démord pas, cette affaire ne mérite vraiment pas tout ce cinéma.
- On n’a rien fait de grave. On avait juste soif, glisse-t-elle malicieusement.
Cette nonchalance sidère Hervé, autant qu’elle agace le directeur. Il est d’ailleurs grand temps pour ce dernier d’enfoncer le clou. A défaut de regrets, il espère obtenir un semblant d’excuses.
- Le plus grave dans cette histoire Louise, c’est que vous l’avez menacée.
Il saisit une petite feuille, et continue.
- Vous avez dit à Camille que si elle refusait, elle aurait, je cite « de gros problèmes » et que vous diriez à tout le monde qu’elle est, je cite toujours, « encore vierge ».
- Et alors, je suis sûre qu’elle l’est vraiment, répond du tac au tac Louise.
Cette dernière phrase finit d’achever Hervé. Lui qui d’ordinaire se contrôle en toutes circonstances est à deux doigts d’exploser.
Il se masse lentement les tempes, et tente tant bien que mal de garder son calme.
- Vous voyez, l’arrogance de Louise dans toute sa splendeur, lui lance alors le directeur. Vous comprendrez que, cette fois-ci, nous allons devoir prendre les sanctions adéquates.
*
Pour la première fois depuis sa prise de fonction, le directeur a décidé d’infliger un avertissement à l’une de ses brebis galeuses. Anna attendra son entretien de demain pour se voir infliger la même sanction.
Au prochain écart donc, c’est l’exclusion définitive.
Après avoir pris note de la sentence -qu’il n’a d’ailleurs pas contestée- Hervé raccompagne Louise dans le dédale de couloirs. Les vingt dernières minutes lui ont été extrêmement pénibles.
- J’ai honte. Tu n’imagines pas à quel point j’ai honte ! n’arrête-t-il pas de répéter.
Les remontrances d’Hervé ne semblent n’avoir aucun impact sur Louise, qui, d’un pas indolent, se dirige tranquillement vers sa chambre. Perdue dans ses pensées.
Elle est plutôt partagée sur l’issue de l’entrevue. Elle ne pensait pas que le directeur irait jusqu’à lui donner un avertissement, mais elle est finalement assez fière d’être la première à avoir cette distinction. Et nul doute qu’Anna partagera son avis.
Arrivés à hauteur de la chambre dite « Tulipe » -toutes les chambres du bâtiment porte des noms de fleurs ou de fruits-, Louise entre la première, aussitôt suivi d’Hervé. Il veut profiter de sa présence pour inspecter rapidement les lieux.
Sans surprise, c’est un véritable capharnaüm. Lit défait, paquets de biscuits vides sur le bureau et vêtements éparpillés un peu partout.
Une vraie chambre d’ado.
Cela ne le surprend pas vraiment, c’était la même chose à la maison.
- On ne vous oblige pas à ranger ici ?
- Bah c’est presque rangé là, marmonne Louise, en s’asseyant sur son lit.
Hervé n’insiste pas, il a eu sa dose pour la journée.
Sa femme a sûrement raison. Il faut le reconnaître, il a tendance à vite baisser les bras avec Louise. Mais que peut-il vraiment faire ? Il se sent surtout dépassé, et ne sait jamais quelle attitude adopter.
Il ne l’a jamais vraiment su d’ailleurs.
Il faudrait qu’il trouve du temps pour lui parler, il le sait bien. Mais pas aujourd’hui. Il n’aura pas les mots. Et quand bien même ils les trouveraient, il y a peu de chance pour que le comportement de Louise s’en trouve changé.
L’excuse du boulot est donc, comme bien souvent, une échappatoire salvatrice.
- Je vais devoir y aller, j’ai des rendez-vous, annonce-t-il d’une voix sèche. Mais je repasserai la semaine prochaine.
Il embrasse Louise, et se dirige vers le couloir. Alors qu’il est sur le point de fermer la porte, il se retourne une dernière fois.
- A bientôt maman.
*****
Quand Hervé regagne sa voiture, il allume son téléphone portable.
Neuf messages. Neuf interlocuteurs qu’il faut rappeler au plus vite.
Et dans vingt minutes, Hervé doit être à Armentières. Avec la circulation dense, ça s’annonce compliqué.
Il branche son oreillette, et met le moteur en marche. Pour gagner le périphérique, il décide d’emprunter la rue Pasteur qui, par chance, ne semble pas être trop encombrée pour l’instant.
Dans son rétroviseur, l’établissement pour personnes âgées Sainte-Anne s’éloigne peu à peu.
Une journée ordinaire.
Ou presque.
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