samedi 2 mai 2015

Lettre à Elise

J’ai honte d’user de la plume pour te dire cela mais je le fais malgré tout. Au nom de mon attachement immuable pour notre famille. Au nom de l’amour…

Fébrilité au firmament. La lettre tisse son incrédulité sur le lino de la cuisine. Ce tourbillon de mots résonne tristement dans l’esprit d’une femme atterrée. Un opus littéraire qu’elle préfèrerait ne pas entendre résonner dans son cœur meurtri. Elise retient son souffle. Un ruban de brume a brusquement voilé le soleil irradiant. Ce frimas soudain répand dans l’atmosphère un vent mauvais. Comme souvent, il est parti aux primes lueurs matutinales. Un énième déplacement professionnel. Directeur des Ressources Humaines dans une société informatique, ses fonctions l’inclinent à de nombreux voyages d’affaires en Europe méridionale. Trois jours à Barcelone la semaine dernière. Buon giorno Italia cette fois-ci. Recrutements en perspective. Une filiale ouvre à Venise. Il ne sera pas de retour avant vendredi. A ce moment précis, Elise ne sait pas trop à quoi occuper ce laps de temps. Quatre jours, c’est long et court à la fois. Tout dépend de ce que l’on en fait. Dans le cas présent, elle redoute cette solitude tout en saluant cette liberté de pensée, en toute tranquillité. Pour la quiétude des lieux, c’est certain. Concernant la sérénité d’esprit, ce sera sans doute une toute autre histoire qui se conjuguera dans le futur sur un mode conditionnel. Que va-t-elle lui dire vendredi ? Se verront-ils d’ailleurs ? Il se pourrait bien qu’il trouve porte close ou que sa chère Elise ait pris la tangente. Son naturel impulsif aura alors pris le dessus. Ces quelques jours semblent salutaires. Besoin de réflexion, d’éloignement, avant tout face à face. Elle ne sait pas trop. Pour l’instant, la stupeur tremble. Le trouble vacille. L’irritation exhale. Laissons les gondoles à Venise pour les heures à venir. Ici, les flots sont agités. Il faudra du temps pour en apaiser les tourments.

La musique, c’est du bruit qui pense – Victor Hugo
Je m’en veux tant de t’infliger cela. En même temps, comment faire autrement ? La contrition me ronge. Elle grignote petit à petit chacun de mes neurones. Ils risquent fort de fondre comme neige au soleil. Je ne sais plus penser. Tout se mélange dans ma tête comme une symphonie sans chef d’orchestre pour donner le ton. Je ne vois que ces mots érigés en lettres de feu. Ils battent sur un rythme effréné. De ces avertissements qui te disent de faire attention. Tu prends la mauvaise direction. L’intention si prenante t’empêche de réfléchir de façon raisonnée. D’un autre côté, tu sais au fond de toi que la seule issue à emprunter risque de s’avérer sinueuse, un brin délétère pour certaines personnes. Que faire ? A part peut-être écouter ton cœur et suivre ta destinée, celle qui résonne si fort en toi. Tu me connais, je crois très fort aux signes qui peuvent se présenter à nous. Comme un message venu d’on ne sait où qui vous invite à découvrir un nouvel univers. Pourquoi te dire tout ceci ? Je sais ce que tu penses. Je ne devrais d’ailleurs pas l’exprimer. Que veux-tu, je lis en toi comme dans un livre ouvert. Traduire en mots les soupirs qui se glissent entre les pages m’est chose aisée. Je capte ces sons silencieux pour mieux les détourner de l’air entêtant. Leur âpreté peut s’avérer méphitique. Depuis tout ce temps, je te connais si bien. J’ose espérer que tu ne prendras pas mal mes présomptions sur tes pensées les plus intimes. Ma conscience éprouve déjà, peu ou prou, la souffrance qui nimbera ton cœur dans les temps à venir. Je voudrais tout faire pour ne pas graver en toi plus de remous superflus. Je m’égare, je le sais bien. Je ne veux pas ajouter de cerise amère sur le gâteau. La composition que je te sers aujourd’hui est déjà bien assez âcre. J’espère juste très sincèrement que tu sauras pardonner ma plume volubile ; cette intruse, un brin confondante mais on ne peut plus sincère. Elle ne fait que tracer ses pensées sur le papier pour faire taire les non-dits, par amour pour toi.

Le silence est la plus mélodieuse des musiques – Christina Georgina Rossetti
J’aurais dû te parler de vive voix. J’ai voulu le faire à maintes reprises. Je n’ai pas pu. La crainte de te voir souffrir me ramenait invariablement au silence. En même temps, certaines sensations tourmentaient le tréfonds de mon âme. Je ne pouvais plus vivre dans ce mutisme destructeur. J’ai alors décidé de t’écrire. Pour te livrer mes sentiments. Me délivrer de moi-même. Te parler tout simplement avec mon cœur exultant. De cette façon, j’ai l’impression que je n’oublierai rien. Tu sais, de ces mots, ces sensations qui peuvent changer notre perception des choses. Devant ton doux visage diaphane, j’aurais craint d’être décontenancé, au point de négliger certains aspects de ce que j’avais à te dire. Pourras-tu comprendre mon geste ? Sauras-tu l’excuser, oserais-je dire m’absoudre pour toutes ces années passées l’un avec l’autre ? Personnellement, je garderai de tendres souvenirs de notre belle complicité. Tu as été une compagne absolument exquise. Je n’ai et n’aurai jamais rien, absolument rien à te reprocher. Tu es sensible, délicate, aimante, une maman exemplaire. Je connais ton immense bonté. Pourras-tu accepter la teneur de mes propos ? Le doute m’assaille mais ce n’est rien. Peut-être voudras-tu me tancer à la hauteur de ta possible rancœur. Je l’aurais sans aucun doute méritée. Je l’accepterais alors sans mot dire même si tu en venais à me maudire. Tout ce qui compte, ce sont ces mots que je couche sur le papier. Ces mots qui s’envolent vers toi à jamais. Ils vont toucher tes émotions. Te faire tressaillir certainement. L’ire te ceindra peut-être. Je n’attends pas de toi que tu bénisses mes dires. Je sais, ô combien, les paroles livrées ici risquent de te paraître inaudibles, du moins pour un temps. J’espère juste que tu sauras lire à travers les lignes l’attachement que j’aurai pour toi, jusqu’à mon dernier souffle. Il est et restera inaliénable. Tu peux en être persuadée, comme une forme de serment que je brode sur la vie. Une dentelle de sentiments aux effets empreints d’éternité.

Elise reste interdite. A l’instar de ses neurones ébranlés, sa petite cuillère tourne en rond dans sa tasse de café. Le breuvage est froid. Son esprit bouillonne. Elle a dû relire cette lettre tant la perplexité l’enserrait d’un épais nuage cotonneux. Elle pensait qu’elle avait mal compris. Parcourir derechef ce courrier allait peut-être laisser place à des mots apaisés. Non ! Il n’y avait aucun fourvoiement sur son sens profond. Elle pourrait le lire, encore et encore, elle est bien consciente que sa teneur ne changera jamais. Le contenu est immuable, elle devra composer avec pour suivre son chemin. Elle n’aurait jamais imaginé, même dans ses plus sombres chimères, lire une telle missive. Les notes s’envoleront sur un rythme incertain. Les blanches joueront avec les noires une partition à la colorature grisonnante. Il lui faudra chanter la vie autrement, sans son bel amour. Tout bien réfléchi, elle avait bien eu des doutes à certains moments sur leur futur commun. Ils furent toujours dissipés par un attachement témoigné avec vivacité. Trop d’ardeur sans doute. Un empressement qui dissimulait l’évidence. Les années avaient coulé pourtant, comme une eau à la pureté inégalée. A peine quelques remous, somme toute, inévitables dans toute relation de couple. Aujourd’hui, la musique est dénuée d’harmonie. Elle entonne un couplet strié de trémolos. Les sons se perdent dans une voix éraillée, tel un amour qui se meurt.
La musique embellit les lieux où on l’entend – Julien Green
Je voudrais tant que tu saches combien j’ai aimé nos années ensemble, nos escapades inopinées aux quatre coins de l’Hexagone. C’était avant l’arrivée de Léna et Théo. Te souviens-tu de Saint-Malo ? La chambre aux tentures pourpres avec vue sur la plage du Sillon. Tes iris brillaient d’émerveillement lorsque le soleil prit place au-dessus de l’horizon le lendemain de notre arrivée. Nous avions dîné dans un restaurant du quartier Saint-Servan, juste derrière la Tour Solidor. Je me rappelle. Tu avais dégusté les toutes premières huîtres de ta vie. Je revois ton palais se délecter de ces petites merveilles en provenance directe de Cancale. Une légère mou avait laissé place à un franc sourire baigné d’aise. Après ce baptême culinaire, tu en commandais, invariablement, à chaque Noël. Je revois aussi la Petite France à Strasbourg. Tu attendais notre premier enfant à cette époque. Nous nous étions octroyés quelques jours en amoureux avant de passer à notre vie à trois. Tu avais toujours voulu découvrir les dédales de la capitale alsacienne. Quelle plus belle occasion que de célébrer cette vie sur le point de fleurir. Chaque été avec nos deux amours d’enfants, nous partions sur les rives atlantiques, à Mimizan. Tu m’as fait partager ta passion du surf. Je t’en serai éternellement reconnaissant. Grâce à toi, j’ai appris à dompter les éléments. Cette vague majestueuse qui s’élève face à nous. Il nous faut l’apprivoiser pour mieux la dépasser. J’espère de tout cœur que tu sauras appréhender les mots que je te livre aujourd’hui. Le parallèle est facile, je te l’accorde bien volontiers mais crois-bien que te faire du mal est vraiment la dernière chose dont j’ai envie. J’ai pourtant bien conscience que c’est précisément ce que j’ai fait en noircissant ces pages.

La matinée égrène une litanie résonnant âprement dans le cœur d’une femme amoureuse. Chaque feuillet apporte son lot de ressentis. La résonnance aux mots écrits à l’encre de jais revêt une kyrielle de sentiments se teintant au gré du temps. Cataclysme tout d’abord. Une once de compréhension. S’en suit une colère incommensurable. Une profonde sensation de trahison. Ce cercle infernal réitère son tracé depuis trois bonnes heures maintenant. Elise oscille sur cette palette de sentiments. Elle se sent claquemurée dans un labyrinthe dont la sortie est pourtant clairement indiquée. Atteindre le bout du tunnel est impossible. Elle pourrait, mais elle ne veut pas. Elle ne peut se résoudre à accepter cet état de fait. Elle était Alice aux pays des merveilles et se retrouve, le temps d’une lecture, dans un monde à mille lieues de son univers de conte de fée. Elle abhorre cette réalité. Rester dans son cocon. Ce paysage enchanteur dans lequel elle évoluait depuis une vingtaine d’années. Voici ce qu’elle souhaiterait plus que tout. La laisser rêver encore un peu. Croire que ces écrits ne sont que pure invention. Sortir au plus vite des dédales de haies fleuries pour arpenter la dureté de l’asphalte. Ce sera certainement le seul moyen de ne pas se noyer dans des abysses. Elise est battante de nature. Elle devra alors puiser en elle pour avancer vers des lendemains lumineux. Seule certitude au tableau de l’amour, son cher et tendre ne fera plus partie du décor.

Une jeune femme resplendit dans une robe immaculée. Une tiare sertie de brillants pare délicatement un chignon impeccablement peigné. Un bellâtre, costume gris perle, porte une lavallière de soie rose. Deux regards enamourés ont déclaré leur amour auprès de leurs proches. En arrière-plan, on devine une vieille demeure de pierres aux volets cobalt. Des cascades de fleurs diaprées baignent de félicité ce paysage de campagne. Un moment de grâce absolu, figé pour l’éternité sur papier glacé. Deux perles de jais embuées de larmes pleurent leur tristesse sur ce cliché désenchanté. Elise lance avec perte et fracas le cadre de leur photo de mariage. Un regard posé sur cette image idyllique depuis une vingtaine d’années. C’est du moins ce qu’elle croyait. Elle avait emprunté un chemin sans issue. Comment pouvait-elle s’être trompée à ce point ? Une part de culpabilité l’affecte malgré tout. Aurait-elle pu faire quoi que ce soit pour inverser le cours des choses ? Et maintenant, que va-t-il se passer ? Se sentir responsable paraît incongru, c’est pourtant tangible dans l’âme meurtrie d’une femme blessée. Elise se sent totalement désorientée. Elle se retrouve comme un pion posé sur l’échiquier sans connaître les règles du jeu. Comment s’extirper de là sans trop d’encombres ? Elle est perdue dans ses pensées, brouillées par ces bribes de vie prenant forme petit à petit. Elle n’aime pas les aperçus de ce futur à venir. Un futur qui se conjugue d’ailleurs au présent. Elle baigne d’ores et déjà dans des eaux troubles. Rien ne changera jamais. Il l’a dit très clairement. C’est évident. Elle devra s’y faire. Stagner dans un lacis inextricable n’est pas une option pour Elise. Volontaire, elle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. Elle sortira de ces méandres littéraires, dépassera l’apriori ressenti à la première lecture. C’est du moins ce qu’elle espère car la situation actuelle récite des vers bien singuliers.

Le portrait de mariage a volé en mille éclats. Elise s’empare de la lettre, se retient de la déchirer. Son emportement récent s’apaise crescendo. Elle la relira sans doute. Pour aider sa réflexion peut-être, pour deviner les non-dits, s’ils subsistent encore malgré ce courrier circonstancié. Elise range l’enveloppe dans le tiroir de sa table de nuit. Léna rentre des cours vers 16H00. Elle ne voudrait surtout pas que sa fille en découvre la teneur. Elle songe à ces adorables enfants. Son Théo d’amour, il voue une admiration telle à son père. Comment vont-ils appréhender ceci ? Jérémy a prévu de leur parler dans les temps à venir. Pour l’ores, une maman en détresse s’effondre dans la bergère installée près de la fenêtre de la chambre. Elle pose son regard vide sur le massif d’hortensias qui jonche la platebande. Sur l’instant, son cœur saigne. Elle se sent perdue, comme abandonnée face à un gouffre béant qui l’appelle dans sa cavité profonde. Va-t-elle plonger ? Oubliera-t-elle de respirer ? Une vive angoisse la parcoure de part en part.

Et si cette journée n’existait pas ? Peut-être va-t-elle émerger d’un long repos et réaliser que mari et enfants l’attendent à la table du petit-déjeuner comme à peu près chaque jour de l’année ? Elle aperçoit les lumières jaunes sur le panneau d’affichage de la ville, de l’autre côté de la rue. Il est midi. Il semble que l’on soit bien le 6 mars. Son mari est parti en Italie ce matin. Il lui aurait donc bien laissé une lettre pour exprimer l’indicible. L’ineffable qu’elle a eu tant de peine à appréhender. Elise se lève machinalement, se dirige vers le meuble en pin. Effectivement, elle s’y trouve. L’enveloppe cachant en son sein cette cruelle vérité. Elle n’a pas rêvé. Tout est bien réel. Il a bel et bien laissé ces mots entrelacés à l’intention de son épouse parce qu’il se devait de le faire. Elise ne peut s’empêcher de relire ce courrier du cœur. Elle aime cet homme plus que tout au monde. Il fut à ses côtés pendant les deux dernières décennies. Ils ont partagé de tendres moments. De beaux voyages. Une progéniture d’amour a embelli leur quotidien de façon inénarrable. Elle ressent aujourd’hui une profonde colère à son encontre. Dans le même temps, elle ne peut s’empêcher de penser qu’il ne sera jamais loin. Malgré tout. Malgré les sons assourdissants qu’il a chantés sur le papier. Elle l’aime de toute son âme. Cet attachement ne saurait sans doute s’éteindre subitement. Il souffle sur cette journée une forme d’amour éternel. Elle espère que le temps apaisera ces relents tourmentés. Que les rayons du soleil luiront derechef sur leur relation. Elle sera différente mais Léna et Théo seront toujours au cœur d’eux-mêmes. Un trait d’union entre deux êtres doués d’une grande sensibilité. Elise n’a aucune conviction sur demain. Elle souhaite juste que son mariage garde une belle part de pimpant, de joie, de réminiscences positives. Elle ne veut pas que la nouvelle du jour vienne rayer à l’encre obscure ces années communes qui furent, au demeurant, réjouissantes. La composition actuelle se joue sur un piano désaccordé. Temps et raison tisseront sans doute une nouvelle et heureuse habitude dans leur vie respective. Elle espère entendre une autre mélodie du bonheur.

La musique est une révélation plus haute que toute sagesse ou toute philosophie – Ludwig Van Beethoven

Je n’aurais su faire autrement. Il fallait que je te parle. Pour faire exulter la franchise. Ne plus vivre dans un mensonge autodestructeur. J’ai mis en balance mes sentiments intimes. Je t’aime infiniment. C’est pour cette raison notamment que je me dois de tout t’expliquer. La rencontre avec l’autre. Ce désir irrépressible. L’impression d’en crever si je devais poursuivre ma route sur cette trajectoire esquissée depuis une vingtaine d’années. Je ne veux faire souffrir personne. Il est vain d’espérer cela, c’est évident. Dans le même temps, l’exprimer serait libérateur. Egoïstement, c’est certain, mais c’est vital. Je ne saurais avancer un jour de plus vers un destin tout tracé. Ma vie se dessinera auprès d’une personne qui me chérira comme nulle autre sur terre. Pardon mon Elise adorée. Je te prie, si tu en as la force, de bien vouloir excuser ma sincérité. Au fil des ans, tu t’es avérée être une compagne délicieuse. Mais même ta meilleure volonté n’y changerait rien. Je m’en veux terriblement. J’ai honte d’user de la plume pour te dire cela mais je le fais malgré tout. Au nom de mon attachement immuable pour notre famille. Au nom de l’amour. L’amour que je porte à Camille, l’homme de ma vie.

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