J’ai
honte d’user de la plume pour te dire cela mais je le fais malgré tout. Au nom
de mon attachement immuable pour notre famille. Au nom de l’amour…
Fébrilité
au firmament. La lettre tisse son incrédulité sur le lino de la cuisine. Ce tourbillon
de mots résonne tristement dans l’esprit d’une femme atterrée. Un opus
littéraire qu’elle préfèrerait ne pas entendre résonner dans son cœur meurtri.
Elise retient son souffle. Un ruban de brume a brusquement voilé le soleil
irradiant. Ce frimas soudain répand dans l’atmosphère un vent mauvais. Comme
souvent, il est parti aux primes lueurs matutinales. Un énième déplacement
professionnel. Directeur des Ressources Humaines dans une société informatique,
ses fonctions l’inclinent à de nombreux voyages d’affaires en Europe méridionale.
Trois jours à Barcelone la semaine dernière. Buon giorno Italia cette fois-ci.
Recrutements en perspective. Une filiale ouvre à Venise. Il ne sera pas de
retour avant vendredi. A ce moment précis, Elise ne sait
pas trop à quoi occuper ce laps de temps. Quatre jours, c’est long et court à
la fois. Tout dépend de ce que l’on en fait. Dans le cas présent, elle redoute
cette solitude tout en saluant cette liberté de pensée, en toute tranquillité. Pour
la quiétude des lieux, c’est certain. Concernant la sérénité d’esprit, ce sera
sans doute une toute autre histoire qui se conjuguera dans le futur sur un mode
conditionnel. Que va-t-elle lui dire vendredi ? Se verront-ils
d’ailleurs ? Il se pourrait bien qu’il trouve porte close ou que sa chère
Elise ait pris la tangente. Son naturel impulsif aura alors pris le dessus. Ces
quelques jours semblent salutaires. Besoin de réflexion, d’éloignement, avant
tout face à face. Elle ne sait pas trop. Pour l’instant, la stupeur tremble. Le
trouble vacille. L’irritation exhale. Laissons les gondoles à Venise pour les
heures à venir. Ici, les flots sont agités. Il faudra du temps pour en apaiser
les tourments.
La musique, c’est du
bruit qui pense – Victor Hugo
Je
m’en veux tant de t’infliger cela. En même temps, comment faire
autrement ? La contrition me ronge. Elle grignote petit à petit chacun de
mes neurones. Ils risquent fort de fondre comme neige au soleil. Je ne sais
plus penser. Tout se mélange dans ma tête comme une symphonie sans chef
d’orchestre pour donner le ton. Je ne vois que ces mots érigés en lettres de
feu. Ils battent sur un rythme effréné. De ces avertissements qui te disent de
faire attention. Tu prends la mauvaise direction. L’intention si prenante
t’empêche de réfléchir de façon raisonnée. D’un autre côté, tu sais au fond de
toi que la seule issue à emprunter risque de s’avérer sinueuse, un brin
délétère pour certaines personnes. Que faire ? A part peut-être écouter ton
cœur et suivre ta destinée, celle qui résonne si fort en toi. Tu me connais, je
crois très fort aux signes qui peuvent se présenter à nous. Comme un message
venu d’on ne sait où qui vous invite à découvrir un nouvel univers. Pourquoi te
dire tout ceci ? Je sais ce que tu penses. Je ne devrais d’ailleurs pas
l’exprimer. Que veux-tu, je lis en toi comme dans un livre ouvert. Traduire en
mots les soupirs qui se glissent entre les pages m’est chose aisée. Je capte
ces sons silencieux pour mieux les détourner de l’air entêtant. Leur âpreté
peut s’avérer méphitique. Depuis tout ce temps, je te connais si bien. J’ose
espérer que tu ne prendras pas mal mes présomptions sur tes pensées les plus
intimes. Ma conscience éprouve déjà, peu ou prou, la souffrance qui nimbera ton
cœur dans les temps à venir. Je voudrais tout faire pour ne pas graver en toi
plus de remous superflus. Je m’égare, je le sais bien. Je ne veux pas ajouter
de cerise amère sur le gâteau. La composition que je te sers aujourd’hui est
déjà bien assez âcre. J’espère juste très sincèrement que tu sauras pardonner
ma plume volubile ; cette intruse, un brin confondante mais on ne peut
plus sincère. Elle ne fait que tracer ses pensées sur le papier pour faire
taire les non-dits, par amour pour toi.
Le silence est la plus
mélodieuse des musiques – Christina Georgina Rossetti
J’aurais
dû te parler de vive voix. J’ai voulu le faire à maintes reprises. Je n’ai pas
pu. La crainte de te voir souffrir me ramenait invariablement au silence. En
même temps, certaines sensations tourmentaient le tréfonds de mon âme. Je ne
pouvais plus vivre dans ce mutisme destructeur. J’ai alors décidé de t’écrire.
Pour te livrer mes sentiments. Me délivrer de moi-même. Te parler tout
simplement avec mon cœur exultant. De cette façon, j’ai l’impression que je
n’oublierai rien. Tu sais, de ces mots, ces sensations qui peuvent changer
notre perception des choses. Devant ton doux visage diaphane, j’aurais craint
d’être décontenancé, au point de négliger certains aspects de ce que j’avais à
te dire. Pourras-tu comprendre mon geste ? Sauras-tu l’excuser, oserais-je
dire m’absoudre pour toutes ces années passées l’un avec l’autre ?
Personnellement, je garderai de tendres souvenirs de notre belle complicité. Tu
as été une compagne absolument exquise. Je n’ai et n’aurai jamais rien,
absolument rien à te reprocher. Tu es sensible, délicate, aimante, une maman
exemplaire. Je connais ton immense bonté. Pourras-tu accepter la teneur de mes
propos ? Le doute m’assaille mais ce n’est rien. Peut-être voudras-tu me
tancer à la hauteur de ta possible rancœur. Je l’aurais sans aucun doute méritée.
Je l’accepterais alors sans mot dire même si tu en venais à me maudire. Tout ce
qui compte, ce sont ces mots que je couche sur le papier. Ces mots qui
s’envolent vers toi à jamais. Ils vont toucher tes émotions. Te faire
tressaillir certainement. L’ire te ceindra peut-être. Je n’attends pas de toi
que tu bénisses mes dires. Je sais, ô combien, les paroles livrées ici risquent
de te paraître inaudibles, du moins pour un temps. J’espère juste que tu sauras
lire à travers les lignes l’attachement que j’aurai pour toi, jusqu’à mon
dernier souffle. Il est et restera inaliénable. Tu peux en être persuadée,
comme une forme de serment que je brode sur la vie. Une dentelle de sentiments
aux effets empreints d’éternité.
Elise
reste interdite. A l’instar de ses neurones ébranlés, sa petite cuillère tourne
en rond dans sa tasse de café. Le breuvage est froid. Son esprit bouillonne.
Elle a dû relire cette lettre tant la perplexité l’enserrait d’un épais nuage
cotonneux. Elle pensait qu’elle avait mal compris. Parcourir derechef ce
courrier allait peut-être laisser place à des mots apaisés. Non ! Il n’y
avait aucun fourvoiement sur son sens profond. Elle pourrait le lire, encore et
encore, elle est bien consciente que sa teneur ne changera jamais. Le contenu
est immuable, elle devra composer avec pour suivre son chemin. Elle n’aurait
jamais imaginé, même dans ses plus sombres chimères, lire une telle missive. Les
notes s’envoleront sur un rythme incertain. Les blanches joueront avec les
noires une partition à la colorature grisonnante. Il lui faudra chanter la vie
autrement, sans son bel amour. Tout bien réfléchi, elle avait bien eu des
doutes à certains moments sur leur futur commun. Ils furent toujours dissipés
par un attachement témoigné avec vivacité. Trop d’ardeur sans doute. Un
empressement qui dissimulait l’évidence. Les années avaient coulé pourtant,
comme une eau à la pureté inégalée. A peine quelques remous, somme toute,
inévitables dans toute relation de couple. Aujourd’hui, la musique est dénuée
d’harmonie. Elle entonne un couplet strié de trémolos. Les sons se perdent dans
une voix éraillée, tel un amour qui se meurt.
La musique embellit les
lieux où on l’entend – Julien Green
Je
voudrais tant que tu saches combien j’ai aimé nos années ensemble, nos
escapades inopinées aux quatre coins de l’Hexagone. C’était avant l’arrivée de
Léna et Théo. Te souviens-tu de Saint-Malo ? La chambre aux tentures
pourpres avec vue sur la plage du Sillon. Tes iris brillaient d’émerveillement
lorsque le soleil prit place au-dessus de l’horizon le lendemain de notre
arrivée. Nous avions dîné dans un restaurant du quartier Saint-Servan, juste
derrière la Tour Solidor. Je me rappelle. Tu avais dégusté les toutes premières
huîtres de ta vie. Je revois ton palais se délecter de ces petites
merveilles en provenance directe de Cancale. Une légère mou avait laissé place
à un franc sourire baigné d’aise. Après ce baptême culinaire, tu en commandais,
invariablement, à chaque Noël. Je revois aussi la Petite France à Strasbourg.
Tu attendais notre premier enfant à cette époque. Nous nous étions octroyés
quelques jours en amoureux avant de passer à notre vie à trois. Tu avais
toujours voulu découvrir les dédales de la capitale alsacienne. Quelle plus
belle occasion que de célébrer cette vie sur le point de fleurir. Chaque été
avec nos deux amours d’enfants, nous partions sur les rives atlantiques, à Mimizan.
Tu m’as fait partager ta passion du surf. Je t’en serai éternellement
reconnaissant. Grâce à toi, j’ai appris à dompter les éléments. Cette vague
majestueuse qui s’élève face à nous. Il nous faut l’apprivoiser pour mieux la
dépasser. J’espère de tout cœur que tu sauras appréhender les mots que je te
livre aujourd’hui. Le parallèle est facile, je te l’accorde bien volontiers
mais crois-bien que te faire du mal est vraiment la dernière chose dont j’ai
envie. J’ai pourtant bien conscience que c’est précisément ce que j’ai fait en
noircissant ces pages.
La
matinée égrène une litanie résonnant âprement dans le cœur d’une femme
amoureuse. Chaque feuillet apporte son lot de ressentis. La résonnance aux mots
écrits à l’encre de jais revêt une kyrielle de sentiments se teintant au gré du
temps. Cataclysme tout d’abord. Une once de compréhension. S’en suit une colère
incommensurable. Une profonde sensation de trahison. Ce cercle infernal réitère
son tracé depuis trois bonnes heures maintenant. Elise oscille sur cette
palette de sentiments. Elle se sent claquemurée dans un labyrinthe dont la
sortie est pourtant clairement indiquée. Atteindre le bout du tunnel est
impossible. Elle pourrait, mais elle ne veut pas. Elle ne peut se résoudre à
accepter cet état de fait. Elle était Alice aux pays des merveilles et se
retrouve, le temps d’une lecture, dans un monde à mille lieues de son univers
de conte de fée. Elle abhorre cette réalité. Rester dans son cocon. Ce paysage
enchanteur dans lequel elle évoluait depuis une vingtaine d’années. Voici ce
qu’elle souhaiterait plus que tout. La laisser rêver encore un peu. Croire que
ces écrits ne sont que pure invention. Sortir au plus vite des dédales de haies
fleuries pour arpenter la dureté de l’asphalte. Ce sera certainement le seul
moyen de ne pas se noyer dans des abysses. Elise est battante de nature. Elle
devra alors puiser en elle pour avancer vers des lendemains lumineux. Seule
certitude au tableau de l’amour, son cher et tendre ne fera plus partie du
décor.
Une
jeune femme resplendit dans une robe immaculée. Une tiare sertie de brillants pare
délicatement un chignon impeccablement peigné. Un bellâtre, costume gris perle,
porte une lavallière de soie rose. Deux regards enamourés ont déclaré leur
amour auprès de leurs proches. En arrière-plan, on devine une vieille demeure
de pierres aux volets cobalt. Des cascades de fleurs diaprées baignent de
félicité ce paysage de campagne. Un moment de grâce absolu, figé pour
l’éternité sur papier glacé. Deux perles de jais embuées de larmes pleurent
leur tristesse sur ce cliché désenchanté. Elise lance avec perte et fracas le
cadre de leur photo de mariage. Un regard posé sur cette image idyllique depuis
une vingtaine d’années. C’est du moins ce qu’elle croyait. Elle avait emprunté
un chemin sans issue. Comment pouvait-elle s’être trompée à ce point ? Une
part de culpabilité l’affecte malgré tout. Aurait-elle pu faire quoi que ce
soit pour inverser le cours des choses ? Et maintenant, que va-t-il se
passer ? Se sentir responsable paraît incongru, c’est pourtant tangible
dans l’âme meurtrie d’une femme blessée. Elise se sent totalement désorientée.
Elle se retrouve comme un pion posé sur l’échiquier sans connaître les règles
du jeu. Comment s’extirper de là sans trop d’encombres ? Elle est perdue
dans ses pensées, brouillées par ces bribes de vie prenant forme petit à petit.
Elle n’aime pas les aperçus de ce futur à venir. Un futur qui se conjugue
d’ailleurs au présent. Elle baigne d’ores et déjà dans des eaux troubles. Rien
ne changera jamais. Il l’a dit très clairement. C’est évident. Elle devra s’y
faire. Stagner dans un lacis inextricable n’est pas une option pour Elise. Volontaire,
elle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. Elle sortira de ces méandres
littéraires, dépassera l’apriori ressenti à la première lecture. C’est du moins
ce qu’elle espère car la situation actuelle récite des vers bien singuliers.
Le
portrait de mariage a volé en mille éclats. Elise s’empare de la lettre, se
retient de la déchirer. Son emportement récent s’apaise crescendo. Elle la
relira sans doute. Pour aider sa réflexion peut-être, pour deviner les non-dits,
s’ils subsistent encore malgré ce courrier circonstancié. Elise range
l’enveloppe dans le tiroir de sa table de nuit. Léna rentre des cours vers
16H00. Elle ne voudrait surtout pas que sa fille en découvre la teneur. Elle
songe à ces adorables enfants. Son Théo d’amour, il voue une admiration telle à
son père. Comment vont-ils appréhender ceci ? Jérémy a prévu de leur
parler dans les temps à venir. Pour l’ores, une maman en détresse s’effondre
dans la bergère installée près de la fenêtre de la chambre. Elle pose son
regard vide sur le massif d’hortensias qui jonche la platebande. Sur l’instant,
son cœur saigne. Elle se sent perdue, comme abandonnée face à un gouffre béant
qui l’appelle dans sa cavité profonde. Va-t-elle plonger ? Oubliera-t-elle
de respirer ? Une vive angoisse la parcoure de part en part.
Et
si cette journée n’existait pas ? Peut-être va-t-elle émerger d’un long
repos et réaliser que mari et enfants l’attendent à la table du petit-déjeuner
comme à peu près chaque jour de l’année ? Elle aperçoit les lumières
jaunes sur le panneau d’affichage de la ville, de l’autre côté de la rue. Il
est midi. Il semble que l’on soit bien le 6 mars. Son mari est parti en Italie
ce matin. Il lui aurait donc bien laissé une lettre pour exprimer l’indicible.
L’ineffable qu’elle a eu tant de peine à appréhender. Elise se lève
machinalement, se dirige vers le meuble en pin. Effectivement, elle s’y trouve.
L’enveloppe cachant en son sein cette cruelle vérité. Elle n’a pas rêvé. Tout
est bien réel. Il a bel et bien laissé ces mots entrelacés à l’intention de son
épouse parce qu’il se devait de le faire. Elise ne peut s’empêcher de relire ce
courrier du cœur. Elle aime cet homme plus que tout au monde. Il fut à ses
côtés pendant les deux dernières décennies. Ils ont partagé de tendres moments.
De beaux voyages. Une progéniture d’amour a embelli leur quotidien de façon inénarrable.
Elle ressent aujourd’hui une profonde colère à son encontre. Dans le même
temps, elle ne peut s’empêcher de penser qu’il ne sera jamais loin. Malgré
tout. Malgré les sons assourdissants qu’il a chantés sur le papier. Elle l’aime
de toute son âme. Cet attachement ne saurait sans doute s’éteindre subitement.
Il souffle sur cette journée une forme d’amour éternel. Elle espère que le
temps apaisera ces relents tourmentés. Que les rayons du soleil luiront
derechef sur leur relation. Elle sera différente mais Léna et Théo seront
toujours au cœur d’eux-mêmes. Un trait d’union entre deux êtres doués d’une
grande sensibilité. Elise n’a aucune conviction sur demain. Elle souhaite juste
que son mariage garde une belle part de pimpant, de joie, de réminiscences
positives. Elle ne veut pas que la nouvelle du jour vienne rayer à l’encre obscure
ces années communes qui furent, au demeurant, réjouissantes. La composition
actuelle se joue sur un piano désaccordé. Temps et raison tisseront sans doute
une nouvelle et heureuse habitude dans leur vie respective. Elle espère
entendre une autre mélodie du bonheur.
La musique est une
révélation plus haute que toute sagesse ou toute philosophie – Ludwig Van
Beethoven
Je
n’aurais su faire autrement. Il fallait que je te parle. Pour faire exulter la franchise.
Ne plus vivre dans un mensonge autodestructeur. J’ai mis en balance mes
sentiments intimes. Je t’aime infiniment. C’est pour cette raison notamment que
je me dois de tout t’expliquer. La rencontre avec l’autre. Ce désir
irrépressible. L’impression d’en crever si je devais poursuivre ma route sur
cette trajectoire esquissée depuis une vingtaine d’années. Je ne veux faire
souffrir personne. Il est vain d’espérer cela, c’est évident. Dans le même
temps, l’exprimer serait libérateur. Egoïstement, c’est certain, mais c’est vital.
Je ne saurais avancer un jour de plus vers un destin tout tracé. Ma vie se
dessinera auprès d’une personne qui me chérira comme nulle autre sur terre.
Pardon mon Elise adorée. Je te prie, si tu en as la force, de bien vouloir
excuser ma sincérité. Au fil des ans, tu t’es avérée être une compagne
délicieuse. Mais même ta meilleure volonté n’y changerait rien. Je m’en veux
terriblement. J’ai honte d’user de la plume pour te dire cela mais je le fais
malgré tout. Au nom de mon attachement immuable pour notre famille. Au nom de
l’amour. L’amour que je porte à Camille, l’homme de ma vie.
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