samedi 2 mai 2015

La Peur du vide

-          J’ai honte… Si vous saviez. J’ai tellement honte.
Assis, les yeux rivés au sol, Tony tente d’exhumer sa voix de l’inaudible borborygme auquel elle se trouve désormais réduite. Son accent méridional transparaît juste assez pour donner à ses mots une tristesse pathétique, tout droit sortie d’un roman de Pagnol. Il lutte pour empêcher les sanglots de se frayer un chemin à travers sa gorge.
-          Je… J’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé. Je sais même pas exactement pourquoi je suis venu vous parler. Sur le moment, ça m’a semblé la seule chose à faire. Mais maintenant que je suis là… Je sais plus. J’ai besoin que… vous m’aidiez à comprendre.
Cette dernière phrase, Tony a dû l’arracher à sa gorge. Il faut le comprendre. Hier encore, il était un seigneur. Alors demander de l’aide ? Et dans un lieu pareil, en plus, avec tout le  mépris qu’il lui inspire ?
Une confession, une vraie. Pas qu’il y ait réfléchi en profondeur. Mais les rares circonstances où il a vaguement tenté d’ordonner ses idées sur la question pour en tirer une opinion, il n’a trouvé qu’une hypocrisie, une logique minable où chacun vient quémander un peu de pardon, acheter sa tranquillité d’esprit au prix d’une petite humiliation. Une pratique tellement usée qu’elle en a perdu ses vertus rédemptrices pour se résumer à une exhibition commerciale, où l’âme se loue plutôt qu’elle ne se rachète. De la morale en leasing. « Essayez dès aujourd’hui votre nouvelle innocence ! Si au bout d’une semaine vous n’êtes pas satisfait, nous vous en offrons une neuve et ce, quels que soient son état et votre motif. Satisfait ou remboursé. Appelez dès maintenant le numéro vert qui s’affiche au bas de votre écran pour bénéficier de votre échantillon gratuit de miséricorde. »
Non, il n’a pas besoin de ça, Tony. Jean Diesel élimé, ceinture D & G, chemise YSL. Les trois premiers boutons, toujours défaits, révèlent la chaîne en or vingt-quatre carats qui se prélasse paresseusement sur ses pectoraux tout bronzés. Converses vintage délacées avec soin, crête luisante de gel encadrant sa jolie gueule, secret azur de ses iris mystérieusement dissimulé derrière une paire de Ray Ban miroirs. Une arme de séduction massive, aussi redoutée qu’appréciée des discothèques de la côte sud qu’il écumait encore six semaines plus tôt. À qui Tony pourrait-il bien demander pardon, avec un pédigrée pareil ?
Pourtant, là, il se sent mal, et songe aux étranges caprices de ce corps mis à la torture par de simples pensées. L’estomac se tord comme s’il voulait sortir de son abdomen sans même se donner la peine de passer par la gorge. Une douleur sourde, brûlante, consume ses entrailles et lui vrille les lacrymales tandis qu’une fièvre glacée se répand à travers son cuir chevelu et irrigue sa nuque de sueur froide. Alors, comme une âme en peine, pour échapper à ses tourments, Tony est venu s’échouer dans ce confessionnal. Et là, plongé dans la pénombre, il essaye de trouver les mots.
-          Je sais pas bien par où commencer. Vous me connaissez déjà un peu. Je veux dire, pas le genre à me prendre la tête, quoi. J’aime la vie. Les filles, la fête, tout ça, vous voyez ? Avant, je kiffais rien tant que de débarquer en boîte et d’arroser tout le monde au champagne. Les mecs mataient ma caisse et leurs nanas, rien qu’à voir comment elles me bouffaient des yeux, je me sentais déjà à poil. Vingt ans à peine, la vie devant moi, des parents sympas. Les études en loucedé, bien sûr… Mais à quoi bon se fatiguer, si c’est pour être prof ou caissier à moins de trente piges ?
Il s’arrête un instant puis reprend aussitôt, comme effrayé par son propre silence :
-          Enfin voilà, c’est pour dire que je suis pas le mauvais bougre. Juste, j’ai de la tchatche et du style. Le truc qui plaît aux directrices de casting. Du coup il y en a une qui m’a proposé d’être mannequin, il y a six mois. Me proposer ça, à moi… Vous imaginez si j’ai dit oui.
Ses lèvres dessinent un sourire désabusé.
-          Ensuite ça a continué. Une pub ou deux, une frime dans un clip… Les plateaux de tournage, les studios de radio. Les gens me reconnaissaient dans la rue. Bientôt je me suis retrouvé invité à des soirées, à couper les files d’attente parce que j’étais avec un producteur, une chanteuse ou un DJ… Jusqu’au jour où sans même avoir besoin de lui parler, le videur m’a fait signe de rentrer alors que j’étais tout seul. J’ai commencé à voir ma tête un peu partout sur le Net. Et puis sur certains magazines people, aussi, quand je restais plus de deux jours avec la même nana.
Il soupire.
-          À ce train-là, forcément, au bout d’un temps, un producteur propose de me pistonner pour faire de la télé. Une vraie émission, vous voyez, où ça serait moi la star. J’avais « la gueule de l’emploi », comme il disait : populaire, la réplique qui claque, fêtard… Beau gosse, quoi. Je suis sur un petit nuage, vous voyez ? Je me sens bien. Encore mieux qu’avant, je veux dire.
Tony prend une seconde et passe nerveusement ses mains dans sa chevelure. Les maillons d’une gourmette gravée à son nom cliquètent. Il ramène les coudes sur ses genoux et hume au passage les relents ferreux. L’ombre avale les couleurs, mais la sensation qui empoisse les lignes de ses paumes ne peut être que rouge.
-          Je passe en prime time, tout le monde m’adore. Et alors il se passe un truc bizarre. Je pense être le roi du monde, un modèle à suivre, et d’un coup je réalise que j’ai peur de décevoir. Des millions de cerveaux me regardent tous les soirs, et je me dis que si je déraille, si je ne fais pas ce qu’ils attendent, ils seront tristes. Peut-être même qu’ils me haïront. Et cette idée-là, elle fait mal de l’intérieur, vous comprenez ? J’arrivais plus à savoir si c’étaient eux qui voulaient être comme moi, ou bien moi qui voulais être comme eux. J’ai commencé à avoir les jetons, en pensant que je pourrais me taper la honte devant eux. Parce que s’ils décidaient que j’étais plus intéressant, il me restait quoi ? Juste un emballage. Une photocopieuse à personnalité. Et ça m’a rongé, cette idée. J’ai essayé de pas y penser, de revenir à ce qui me branchait avant : la teuf, la mode,… Mais ça a continué à m’envahir, cette idée que même sapé comme un prince et au volant d’une Lamborghini, je pourrais pas ignorer que j’étais vide.
L’élocution de Tony devient laborieuse et une confusion croissante brouille ses pensées. La journée est caniculaire, la déshydratation le guette.
-          Je reviens dans une minute.
Le bruit de ses pas s’éloigne. Un gémissement étouffé traverse l’air puis disparaît. Quelques instants plus tard, Tony revient une bouteille d’eau à la main, se rassoit et entreprend de l’ouvrir.
-          Désolé, je crève de soif. Où est-ce que j’en étais, déjà ?
Le bouchon cède avec un bruit sec. Il boit au goulot, en longues gorgées, puis reprend :
-          Ah, oui. Le vide. Parce que finalement, voir le monde à travers tous ces yeux qui vous regardent, ça vous fait prendre du recul. Je sais pas si vous comprenez ce que je veux dire. Un peu comme si je m’étais envolé, que je voyais la Terre de beaucoup plus haut et que d’un coup je découvrais qu’elle est ronde. Moi, en devenant célèbre, j’ai commencé à me demander comment étaient les gens qui voulaient me ressembler, ce qu’ils avaient au fond d’eux, quelle était leur vraie forme. Et j’ai compris qu’en fait, ils n’ont pas de forme, et moi non plus. Ils essayent de me ressembler, j’essaye de leur ressembler… Ça tourne en rond. C’est quoi, qui décide qui on est ? Pourquoi on veut ressembler à machin ou à bidule, finalement ?
Nouvelle gorgée. Il va pour poser la bouteille. Un bruit de succion accompagne la séparation de ses doigts d’avec le plastique. Considérant ses mains, il reprend le récipient et verse un peu d’eau sur celles-ci. Le liquide ruisselle sur le sol, apportant une note fraîche à son soliloque.
-          Je sais. Vous vous dites que j’ai dû forcer sur le chichon ou le Get 27, ou que c’est la prise de bec avec Gina qui m’a mis la tête à l’envers. C’est vrai que la philosophie, c’est plutôt le truc qu’on se sort avec les copains en rigolant après un petit bédo. Mais je vous jure que je me suis jamais senti aussi clair dans ma tête.
Tony repose la bouteille au sol, à côté du couteau.
-          Ce que je comprends, c’est que la forme des gens, ma forme à moi, c’est quelque chose que j’ai pas choisi. Vous voyez, les marques de mes fringues ? C’est du vent. Et mes lunettes. C’est pas la classe, des lunettes comme ça ? Non, c’est que dalle. Juste de la pub. Le droit de vendre ce que je suis pour avoir le privilège de faire briller une marque. Alors vous raquez, et plus vous avez de pognon sur le dos, plus vous ressemblez à ce qu’on vous fait avaler à longueur de journée. Et plus vous pensez être quelqu’un d’habillé alors qu’en fait vous êtes juste un tas de fringues avec de la viande à l’intérieur.
Il prend une inspiration, ample comme s’il voulait avaler sa propre détresse au point de s’en faire exploser, puis expire avec lenteur.
-          J’aurais peut-être pu continuer comme ça. J’angoissais un peu au fond de moi, mais dans l’ensemble, je me disais que la vie était belle, que j’aurais toujours le temps de flipper le moment venu. Avec un bandeau sur les yeux, on sent moins la peur du vide. Et puis j’ai rencontré Gina.
Sa voix tremble. Il déglutit.
-          Moi j’y croyais, avec elle. Bien sûr, j’ai voulu me la jouer, au début. Lui en mettre plein la vue, à elle, mais surtout aux autres. J’ai assuré, hein, vous avez vu ? Romantique, et tout. Je lui ai parlé des robes que je lui offrirais, des bijoux, des fleurs. Et sans faire gaffe, je me suis retrouvé à penser à des robes blanches. À des cérémonies, style comme en Amérique, vous voyez ? Sur le moment je n’ai pas percuté sur ce que ça voulait vraiment dire, de se marier. Parce que j’étais à fond sur mon délire frime, je suppose. D’ailleurs j’ai rigolé, la première fois que j’ai imaginé ça. C’est vrai que je la connaissais que depuis six semaines, et on sortait ensemble depuis moitié moins. Puis ça s’est glissé en moi comme l’autre idée, comme cette envie d’avoir une vraie personnalité. Et avant même de savoir ce qui m’arrivait, je l’avais dans la peau, Gina.
Une pointe de nostalgie perce dans sa voix, puis s’efface tandis que son ton se fait plus solennel.
-          Petit à petit, j’en suis venu à me demander comment ça serait d’avoir un bébé avec elle. Je me suis même dit que le mariage, en fait, je m’en foutais. Faire une fête bling-bling, ça m’intéressait plus. Je voulais devenir quelqu’un, avec elle, vous voyez ? Son mec à elle. Le père de ses enfants. Ça m’a fait bizarre de penser que ce qui me manquait, c’était plus le regard des mecs ou de leurs minettes en boîte, ni le traitement VIP des videurs. C’était même plus l’idée de passer à la télé. Ce que je voulais, c’était trouver qui j’étais dans ses yeux à elle. C’est pas facile à expliquer, mais je me demande si c’est pas ça, en fait…
Il bute sur le mot. Des années à le tourner en dérision battent lentement en retraite, et il finit par lâcher :
-          … l’amour. Quand on sent que c’est l’autre qui fait de vous ce que vous êtes, et que vous lui donnez la même chose, vous savez ? Que tous les deux, tous seuls, vous vous sentez complètement vides. Et qu’à côté de ça, vous pourriez être SDF, vous continueriez à trouver que la vie a du sens tant que vous êtes ensemble.
Tony se tait, comme pour prendre le temps de juger ses propres propos.
-          Quand j’ai compris ça, j’ai voulu lui dire ce que je ressentais exactement, à Gina. Lui dire que j’allais tout plaquer et l’emmener là, de suite. Sortir de ce foutu studio et partir vivre ma vie avec elle sans que tout le monde nous regarde vingt-quatre heures sur vingt-quatre, parce que le seul regard que je voulais sentir, c’était le sien. J’ai foncé dans sa chambre et je l’ai trouvée avec Kevin. Ce bâtard, putain. Deux jours avant la finale, quoi…
Des coups sourds résonnent de l’autre côté de la paroi. Tony fait mine de ne pas les entendre.
-          D’un coup, j’ai senti tout ce que j’avais voulu devenir pour elle crever la gueule ouverte. Le seul truc que j’ai vu, c’est que j’allais me faire éliminer. Redevenir un mec comme les autres. Un mec qu’on oublie, un truc vide. On allait se foutre de ma gueule dans la rue. Tous ceux qui m’avaient traité comme un des leurs allaient se mettre à me cracher dessus ou à me mettre la honte. J’ai pas supporté. J’ai voulu casser la gueule à Kevin, je l’ai coursé dans la cuisine et puis là je ne sais pas trop ce qui s’est passé. Je crois que j’ai dû prendre un coup sur la tête…
Il passe à nouveau la main à l’arrière de son cuir chevelu, trouve la plaie et grimace lorsqu’un trait de douleur lui vrille l’occiput.
-          En tout cas, ce que je sais, c’est que quand je me suis réveillé, Kevin était allongé par terre, avec un couteau planté dans la poitrine.
Tony fixe l’ustensile qui gît à ses pieds.
-          Alors j’ai enfermé Gina dans le cellier. Elle criait, j’ai eu peur de lui faire mal. Ou qu’elle me fasse mal. Je voulais qu’elle se calme, et moi j’avais besoin de temps pour y voir clair. Parce que là, sérieux, je sais plus où j’en suis. J’ai honte, je me sens indigne, mais de quoi ? Je suis qui, au fond ? Un être humain qui a déçu la société ? Un fils qui a déçu ses parents ? Un mec qui a déçu sa copine ? Ou seulement un candidat de téléréalité qui a déçu son public ?
Il saisit le couteau. La lame danse en ombre chinoise devant la caméra.
-          Moi je suis sûr de rien, mais je crois que je commence à entrevoir un bout de tout ça. Et je me dis qu’avec un peu de chance, en vous parlant, peut-être que vous aussi, vous comprendrez. Que la télé, Internet, la radio… Tout ça vous remplit la cervelle avec de la merde parce que s’ils y mettaient autre chose, vous vous mettriez peut-être à réfléchir et vous vous décideriez à les éteindre. Vous comprendriez peut-être que dépenser votre temps et votre fric pour ressembler à ce que les autres ont inventé à votre place, ça mène nulle part.
Sa voix s’affermit, comme face à une révélation.
-          Vous voyez, la religion, tout ça, ça m’a toujours pris le chou. Alors quand la prod’ m’a dit que je devrais aller dans le confessionnal une fois par jour pour parler aux téléspectateurs, j’ai failli pas signer le contrat. Et puis le réalisateur m’a expliqué qu’en fait je pouvais dire ce qui me passait par la tête, que le but c’était de faire le show pour que vous restiez le plus longtemps possible devant votre écran. Je me suis dit que je me confesserais pas vraiment, qu’il s’agissait seulement de faire style, histoire de faire cracher l’audimat.
Il relève les yeux et fixe la caméra.
-          Mais en fin de compte, je crois que je me suis trompé. C’étaient réellement des confessions, genre comme on faisait à l’église, autrefois. J’ai cherché votre approbation, dans cette pièce, votre reconnaissance, tout comme vous avez cherché la mienne devant votre écran. On a changé de dieu, mais c’est toujours la même logique. Un truc pour qu’on se ressemble tous, qu’on accepte d’être idiots individuellement pour être solides ensemble. On adore le dieu télé, c’est tout. Vous cherchez plus à savoir qui vous êtes en lisant la Bible ou toutes ces conneries. Vous le cherchez en regardant des gens enfermés dans des lofts pour voir comment ils vivent, et essayer de les imiter.
Un léger vrombissement se fait entendre, qui va en s’amplifiant. Tony tourne la tête, revient face à la caméra. Sa voix accélère.
-          Ces gens-là, ils veulent pas votre bien. C’est des dealers. Ils veulent que vous preniez votre dose d’abrutissement quotidien, que vous droguiez vos enfants aussi, que vous continuiez à ingurgiter de la pub et à en redemander. Et même maintenant que je comprends un peu comment tout ça fonctionne, je vous en veux pas. Parce que je vous jure que c’est dur, putain, ça fait mal de contempler tout ça et de sentir à quel point c’est impossible à changer.
Un bruit étouffé, de l’autre côté de la cloison. Gina se met à crier. Quelqu’un vient de la libérer. Tony empoigne le couteau de cuisine, appuie la lame sur sa gorge… Deux formes noires traversent le champ de la caméra, tandis qu’un éclair aqueux se répand sur celle-ci au moment où elle bascule. Quelques grésillements, puis l’image s’éteint.
*



-          Alors ? demande Diane.
Le directeur des programmes avise le story-board dont la réalisatrice vient d’étaler quelques feuillets sur son bureau.
-          Ouais, c’est pas mal. Le début, là, en voix off, ce n’est pas un peu trop lyrique ? Il ne faudrait pas que les gens zappent au bout de cinq minutes.
-          On peut le retravailler si vous voulez, mais d’expérience, le pathos se vend très bien. Personnellement je m’inquiétais plutôt concernant le monologue. J’ai averti le scénariste que rien ne passerait sans votre vérification préalable.
-          Vous avez bien fait. Ça a déjà été suffisamment pénible d’expliquer au CSA comment ce petit con a pu garder l’antenne jusqu’à l’intervention de la police…
Diane esquisse un sourire. Secret de Polichinelle : le chef de régie prenait sa retraite trois mois plus tard. Le discret coup de fil du directeur lui enjoignant de maintenir la diffusion lui avait offert une solide prime de départ.
-          … sans que j’aille à nouveau risquer ma place pour le téléfilm qui relate l’histoire. Ça a beau s’être passé l’année dernière, l’incident est encore sensible.
-          Précisément, Monsieur. Je me demandais si le texte ne vous semblait pas trop, disons… subversif ?
L’homme prend une minute ou deux pour relire quelques phrases.
-          Non, je ne vois rien qui me dérange. Pourquoi ? Vous pensez qu’il faut retoucher quelque chose ?
-          Eh bien, en l’état, nous avons repris mot pour mot le discours qu’a réellement tenu Tony avant que la police ne le neutralise. Les circonstances étaient particulières, bien sûr. Mais tout ce qu’il a dit n’était pas dénué de sens, et il a exposé des vérités qui…
Le directeur l’interrompt :
-          Dites-moi, Diane, vous avez vu les courbes d’audimat, ce soir-là ?
-          Naturellement. Un record historique.
-          Bien sûr. Mais vous vous êtes sans doute arrêtée à ça. Je ne vous blâme pas. Vous êtes réalisatrice, et c’est du boulot. Mais moi je m’occupe des grilles de programme. Je dois constamment rester sur le qui-vive pour sentir d’où vient le vent. Alors j’ai surtout regardé les courbes pendant les jours suivants. De combien pensez-vous qu’elles aient baissé, après le laïus de Tony ?
Elle se tait, tandis qu’il se rengorge :
-          Elles ont augmenté ! Tony est une poule aux œufs d’or. Les reportages sur sa convalescence, les passages au vingt heures, le suivi de son procès… Depuis un an, chaque fois qu’il pointe sa bobine quelque part, on assure minimum trente pour cent de part de marché. Une star du petit écran vendant aux téléspectateurs l’idée qu’ils peuvent s’affranchir, vous réalisez ? C’est aussi beau qu’un évêque proposant un prêche en faveur de l’athéisme seulement si vous communiez !
Diane scrute l’homme avec une sorte de dégoût fasciné. Il émet un ricanement.
-          Franchement, Diane, vous pensez que le public va chercher un sens à ce qu’il a raconté ? Vous vous imaginez peut-être aussi que les amateurs de Docteur House essayent de comprendre la médecine quand ils regardent un épisode ?
Elle n’ose pas répondre. Malgré ses trente ans de maison, elle n’a pas encore atteint son niveau de cynisme, mais elle sait qu’il a raison. Pourtant elle croyait sincèrement à la télévision comme instrument d’édification des masses, à ses débuts. Un objet merveilleux, placé face aux gens comme un miroir face à un autre miroir, entre lesquels se trouvait un espace vide attendant d’être rempli.

Mais à force de côtoyer des gens comme lui, à force d’avoir peur de passer pour une idéaliste naïve dans les réunions de programmation, elle a fini par abdiquer son droit à définir cet instrument, à remplir cet espace. Et tandis que tout en elle hurle le refus de cette mécanique inique, elle se tait par peur du mépris que pourrait lui témoigner cet homme. L’un de ses semblables, qui se reconnaît en elle comme elle se reconnaît en lui. Une négation qui anéantirait ce que trente ans de carrière ont fait d’elle et la plongerait, elle aussi, dans la honte…

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