-
J’ai honte… Si vous saviez. J’ai
tellement honte.
Assis,
les yeux rivés au sol, Tony tente d’exhumer sa voix de l’inaudible borborygme
auquel elle se trouve désormais réduite. Son accent méridional transparaît juste
assez pour donner à ses mots une tristesse pathétique, tout droit sortie d’un
roman de Pagnol. Il lutte pour empêcher les sanglots de se frayer un chemin à
travers sa gorge.
-
Je… J’arrive pas à comprendre ce qui
s’est passé. Je sais même pas exactement pourquoi je suis venu vous parler. Sur
le moment, ça m’a semblé la seule chose à faire. Mais maintenant que je suis
là… Je sais plus. J’ai besoin que… vous m’aidiez à comprendre.
Cette
dernière phrase, Tony a dû l’arracher à sa gorge. Il faut le comprendre. Hier
encore, il était un seigneur. Alors demander de l’aide ? Et dans un lieu
pareil, en plus, avec tout le mépris
qu’il lui inspire ?
Une
confession, une vraie. Pas qu’il y ait réfléchi en profondeur. Mais les rares
circonstances où il a vaguement tenté d’ordonner ses idées sur la question pour
en tirer une opinion, il n’a trouvé qu’une hypocrisie, une logique minable où
chacun vient quémander un peu de pardon, acheter sa tranquillité d’esprit au
prix d’une petite humiliation. Une pratique tellement usée qu’elle en a perdu ses
vertus rédemptrices pour se résumer à une exhibition commerciale, où l’âme se
loue plutôt qu’elle ne se rachète. De la morale en leasing. « Essayez dès
aujourd’hui votre nouvelle innocence ! Si au bout d’une semaine vous
n’êtes pas satisfait, nous vous en offrons une neuve et ce, quels que soient
son état et votre motif. Satisfait ou remboursé. Appelez dès maintenant le
numéro vert qui s’affiche au bas de votre écran pour bénéficier de votre
échantillon gratuit de miséricorde. »
Non,
il n’a pas besoin de ça, Tony. Jean Diesel élimé, ceinture D & G,
chemise YSL. Les trois premiers boutons, toujours défaits, révèlent la chaîne
en or vingt-quatre carats qui se prélasse paresseusement sur ses pectoraux tout
bronzés. Converses vintage délacées avec soin, crête luisante de gel encadrant
sa jolie gueule, secret azur de ses iris mystérieusement dissimulé derrière une
paire de Ray Ban miroirs. Une arme de séduction massive, aussi redoutée
qu’appréciée des discothèques de la côte sud qu’il écumait encore six semaines
plus tôt. À qui Tony pourrait-il bien demander pardon, avec un pédigrée pareil ?
Pourtant,
là, il se sent mal, et songe aux étranges caprices de ce corps mis à la torture
par de simples pensées. L’estomac se tord comme s’il voulait sortir de son
abdomen sans même se donner la peine de passer par la gorge. Une douleur
sourde, brûlante, consume ses entrailles et lui vrille les lacrymales tandis qu’une
fièvre glacée se répand à travers son cuir chevelu et irrigue sa nuque de sueur
froide. Alors, comme une âme en peine, pour échapper à ses tourments, Tony est
venu s’échouer dans ce confessionnal. Et là, plongé dans la pénombre, il essaye
de trouver les mots.
-
Je sais pas bien par où commencer. Vous me
connaissez déjà un peu. Je veux dire, pas le genre à me prendre la tête, quoi. J’aime
la vie. Les filles, la fête, tout ça, vous voyez ? Avant, je kiffais rien
tant que de débarquer en boîte et d’arroser tout le monde au champagne. Les
mecs mataient ma caisse et leurs nanas, rien qu’à voir comment elles me
bouffaient des yeux, je me sentais déjà à poil. Vingt ans à peine, la vie
devant moi, des parents sympas. Les études en loucedé, bien sûr… Mais à quoi
bon se fatiguer, si c’est pour être prof ou caissier à moins de trente piges ?
Il
s’arrête un instant puis reprend aussitôt, comme effrayé par son propre
silence :
-
Enfin voilà, c’est pour dire que je suis
pas le mauvais bougre. Juste, j’ai de la tchatche et du style. Le truc qui
plaît aux directrices de casting. Du coup il y en a une qui m’a proposé d’être
mannequin, il y a six mois. Me proposer ça, à moi… Vous imaginez si j’ai dit
oui.
Ses
lèvres dessinent un sourire désabusé.
-
Ensuite ça a continué. Une pub ou deux, une
frime dans un clip… Les plateaux de tournage, les studios de radio. Les gens me
reconnaissaient dans la rue. Bientôt je me suis retrouvé invité à des soirées, à
couper les files d’attente parce que j’étais avec un producteur, une chanteuse
ou un DJ… Jusqu’au jour où sans même avoir besoin de lui parler, le videur m’a fait
signe de rentrer alors que j’étais tout seul. J’ai commencé à voir ma tête un
peu partout sur le Net. Et puis sur certains magazines people, aussi, quand je
restais plus de deux jours avec la même nana.
Il
soupire.
-
À ce train-là, forcément, au bout d’un
temps, un producteur propose de me pistonner pour faire de la télé. Une vraie
émission, vous voyez, où ça serait moi la star. J’avais « la gueule de l’emploi »,
comme il disait : populaire, la réplique qui claque, fêtard… Beau gosse,
quoi. Je suis sur un petit nuage, vous voyez ? Je me sens bien. Encore
mieux qu’avant, je veux dire.
Tony
prend une seconde et passe nerveusement ses mains dans sa chevelure. Les
maillons d’une gourmette gravée à son nom cliquètent. Il ramène les coudes sur
ses genoux et hume au passage les relents ferreux. L’ombre avale les couleurs,
mais la sensation qui empoisse les lignes de ses paumes ne peut être que rouge.
-
Je passe en prime time, tout le monde
m’adore. Et alors il se passe un truc bizarre. Je pense être le roi du monde, un
modèle à suivre, et d’un coup je réalise que j’ai peur de décevoir. Des millions
de cerveaux me regardent tous les soirs, et je me dis que si je déraille, si je
ne fais pas ce qu’ils attendent, ils seront tristes. Peut-être même qu’ils me haïront.
Et cette idée-là, elle fait mal de l’intérieur, vous comprenez ? J’arrivais
plus à savoir si c’étaient eux qui voulaient être comme moi, ou bien moi qui
voulais être comme eux. J’ai commencé à avoir les jetons, en pensant que je
pourrais me taper la honte devant eux. Parce que s’ils décidaient que j’étais
plus intéressant, il me restait quoi ? Juste un emballage. Une
photocopieuse à personnalité. Et ça m’a rongé, cette idée. J’ai essayé de pas y
penser, de revenir à ce qui me branchait avant : la teuf, la mode,… Mais ça
a continué à m’envahir, cette idée que même sapé comme un prince et au volant
d’une Lamborghini, je pourrais pas ignorer que j’étais vide.
L’élocution
de Tony devient laborieuse et une confusion croissante brouille ses pensées. La
journée est caniculaire, la déshydratation le guette.
-
Je reviens dans une minute.
Le
bruit de ses pas s’éloigne. Un gémissement étouffé traverse l’air puis
disparaît. Quelques instants plus tard, Tony revient une bouteille d’eau à la
main, se rassoit et entreprend de l’ouvrir.
-
Désolé, je crève de soif. Où est-ce que
j’en étais, déjà ?
Le
bouchon cède avec un bruit sec. Il boit au goulot, en longues gorgées, puis
reprend :
-
Ah, oui. Le vide. Parce que finalement,
voir le monde à travers tous ces yeux qui vous regardent, ça vous fait prendre
du recul. Je sais pas si vous comprenez ce que je veux dire. Un peu comme si je
m’étais envolé, que je voyais la Terre de beaucoup plus haut et que d’un coup je
découvrais qu’elle est ronde. Moi, en devenant célèbre, j’ai commencé à me
demander comment étaient les gens qui voulaient me ressembler, ce qu’ils
avaient au fond d’eux, quelle était leur vraie forme. Et j’ai compris qu’en
fait, ils n’ont pas de forme, et moi non plus. Ils essayent de me ressembler,
j’essaye de leur ressembler… Ça tourne en rond. C’est quoi, qui décide qui on
est ? Pourquoi on veut ressembler à machin ou à bidule, finalement ?
Nouvelle
gorgée. Il va pour poser la bouteille. Un bruit de succion accompagne la
séparation de ses doigts d’avec le plastique. Considérant ses mains, il reprend
le récipient et verse un peu d’eau sur celles-ci. Le liquide ruisselle sur le
sol, apportant une note fraîche à son soliloque.
-
Je sais. Vous vous dites que j’ai dû
forcer sur le chichon ou le Get 27, ou que c’est la prise de bec avec Gina
qui m’a mis la tête à l’envers. C’est vrai que la philosophie, c’est plutôt le truc
qu’on se sort avec les copains en rigolant après un petit bédo. Mais je vous
jure que je me suis jamais senti aussi clair dans ma tête.
Tony
repose la bouteille au sol, à côté du couteau.
-
Ce que je comprends, c’est que la forme
des gens, ma forme à moi, c’est quelque chose que j’ai pas choisi. Vous voyez,
les marques de mes fringues ? C’est du vent. Et mes lunettes. C’est pas la
classe, des lunettes comme ça ? Non, c’est que dalle. Juste de la pub. Le
droit de vendre ce que je suis pour avoir le privilège de faire briller une
marque. Alors vous raquez, et plus vous avez de pognon sur le dos, plus vous
ressemblez à ce qu’on vous fait avaler à longueur de journée. Et plus vous
pensez être quelqu’un d’habillé alors qu’en fait vous êtes juste un tas de
fringues avec de la viande à l’intérieur.
Il
prend une inspiration, ample comme s’il voulait avaler sa propre détresse au
point de s’en faire exploser, puis expire avec lenteur.
-
J’aurais peut-être pu continuer comme ça.
J’angoissais un peu au fond de moi, mais dans l’ensemble, je me disais que la
vie était belle, que j’aurais toujours le temps de flipper le moment venu. Avec
un bandeau sur les yeux, on sent moins la peur du vide. Et puis j’ai rencontré
Gina.
Sa
voix tremble. Il déglutit.
-
Moi j’y croyais, avec elle. Bien sûr, j’ai
voulu me la jouer, au début. Lui en mettre plein la vue, à elle, mais surtout
aux autres. J’ai assuré, hein, vous avez vu ? Romantique, et tout. Je lui ai
parlé des robes que je lui offrirais, des bijoux, des fleurs. Et sans faire
gaffe, je me suis retrouvé à penser à des robes blanches. À des cérémonies,
style comme en Amérique, vous voyez ? Sur le moment je n’ai pas percuté
sur ce que ça voulait vraiment dire, de se marier. Parce que j’étais à fond sur
mon délire frime, je suppose. D’ailleurs j’ai rigolé, la première fois que j’ai
imaginé ça. C’est vrai que je la connaissais que depuis six semaines, et on
sortait ensemble depuis moitié moins. Puis ça s’est glissé en moi comme l’autre
idée, comme cette envie d’avoir une vraie personnalité. Et avant même de savoir
ce qui m’arrivait, je l’avais dans la peau, Gina.
Une
pointe de nostalgie perce dans sa voix, puis s’efface tandis que son ton se
fait plus solennel.
-
Petit à petit, j’en suis venu à me
demander comment ça serait d’avoir un bébé avec elle. Je me suis même dit que
le mariage, en fait, je m’en foutais. Faire une fête bling-bling, ça
m’intéressait plus. Je voulais devenir quelqu’un, avec elle, vous voyez ?
Son mec à elle. Le père de ses enfants. Ça m’a fait bizarre de penser que ce qui
me manquait, c’était plus le regard des mecs ou de leurs minettes en boîte, ni le
traitement VIP des videurs. C’était même plus l’idée de passer à la télé. Ce
que je voulais, c’était trouver qui j’étais dans ses yeux à elle. C’est pas
facile à expliquer, mais je me demande si c’est pas ça, en fait…
Il
bute sur le mot. Des années à le tourner en dérision battent lentement en
retraite, et il finit par lâcher :
-
… l’amour. Quand on sent que c’est
l’autre qui fait de vous ce que vous êtes, et que vous lui donnez la même
chose, vous savez ? Que tous les deux, tous seuls, vous vous sentez
complètement vides. Et qu’à côté de ça, vous pourriez être SDF, vous
continueriez à trouver que la vie a du sens tant que vous êtes ensemble.
Tony
se tait, comme pour prendre le temps de juger ses propres propos.
-
Quand j’ai compris ça, j’ai voulu lui
dire ce que je ressentais exactement, à Gina. Lui dire que j’allais tout
plaquer et l’emmener là, de suite. Sortir de ce foutu studio et partir vivre ma
vie avec elle sans que tout le monde nous regarde vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, parce que le seul regard que je voulais sentir, c’était le sien.
J’ai foncé dans sa chambre et je l’ai trouvée avec Kevin. Ce bâtard, putain. Deux
jours avant la finale, quoi…
Des
coups sourds résonnent de l’autre côté de la paroi. Tony fait mine de ne pas
les entendre.
-
D’un coup, j’ai senti tout ce que
j’avais voulu devenir pour elle crever la gueule ouverte. Le seul truc que j’ai
vu, c’est que j’allais me faire éliminer. Redevenir un mec comme les autres. Un
mec qu’on oublie, un truc vide. On allait se foutre de ma gueule dans la rue. Tous
ceux qui m’avaient traité comme un des leurs allaient se mettre à me cracher dessus
ou à me mettre la honte. J’ai pas supporté. J’ai voulu casser la gueule à
Kevin, je l’ai coursé dans la cuisine et puis là je ne sais pas trop ce qui
s’est passé. Je crois que j’ai dû prendre un coup sur la tête…
Il
passe à nouveau la main à l’arrière de son cuir chevelu, trouve la plaie et
grimace lorsqu’un trait de douleur lui vrille l’occiput.
-
En tout cas, ce que je sais, c’est que
quand je me suis réveillé, Kevin était allongé par terre, avec un couteau planté
dans la poitrine.
Tony
fixe l’ustensile qui gît à ses pieds.
-
Alors j’ai enfermé Gina dans le cellier.
Elle criait, j’ai eu peur de lui faire mal. Ou qu’elle me fasse mal. Je voulais
qu’elle se calme, et moi j’avais besoin de temps pour y voir clair. Parce que
là, sérieux, je sais plus où j’en suis. J’ai honte, je me sens indigne, mais de
quoi ? Je suis qui, au fond ? Un être humain qui a déçu la société ?
Un fils qui a déçu ses parents ? Un mec qui a déçu sa copine ? Ou
seulement un candidat de téléréalité qui a déçu son public ?
Il
saisit le couteau. La lame danse en ombre chinoise devant la caméra.
-
Moi je suis sûr de rien, mais je crois
que je commence à entrevoir un bout de tout ça. Et je me dis qu’avec un peu de
chance, en vous parlant, peut-être que vous aussi, vous comprendrez. Que la
télé, Internet, la radio… Tout ça vous remplit la cervelle avec de la merde
parce que s’ils y mettaient autre chose, vous vous mettriez peut-être à
réfléchir et vous vous décideriez à les éteindre. Vous comprendriez peut-être que
dépenser votre temps et votre fric pour ressembler à ce que les autres ont inventé
à votre place, ça mène nulle part.
Sa
voix s’affermit, comme face à une révélation.
-
Vous voyez, la religion, tout ça, ça m’a
toujours pris le chou. Alors quand la prod’ m’a dit que je devrais aller dans
le confessionnal une fois par jour pour parler aux téléspectateurs, j’ai failli
pas signer le contrat. Et puis le réalisateur m’a expliqué qu’en fait je
pouvais dire ce qui me passait par la tête, que le but c’était de faire le show
pour que vous restiez le plus longtemps possible devant votre écran. Je me suis
dit que je me confesserais pas vraiment, qu’il s’agissait seulement de faire
style, histoire de faire cracher l’audimat.
Il
relève les yeux et fixe la caméra.
-
Mais en fin de compte, je crois que je me
suis trompé. C’étaient réellement des confessions, genre comme on faisait à
l’église, autrefois. J’ai cherché votre approbation, dans cette pièce, votre
reconnaissance, tout comme vous avez cherché la mienne devant votre écran. On a
changé de dieu, mais c’est toujours la même logique. Un truc pour qu’on se
ressemble tous, qu’on accepte d’être idiots individuellement pour être solides
ensemble. On adore le dieu télé, c’est tout. Vous cherchez plus à savoir qui
vous êtes en lisant la Bible ou toutes ces conneries. Vous le cherchez en
regardant des gens enfermés dans des lofts pour voir comment ils vivent, et
essayer de les imiter.
Un
léger vrombissement se fait entendre, qui va en s’amplifiant. Tony tourne la
tête, revient face à la caméra. Sa voix accélère.
-
Ces gens-là, ils veulent pas votre bien.
C’est des dealers. Ils veulent que vous preniez votre dose d’abrutissement
quotidien, que vous droguiez vos enfants aussi, que vous continuiez à
ingurgiter de la pub et à en redemander. Et même maintenant que je comprends un
peu comment tout ça fonctionne, je vous en veux pas. Parce que je vous jure que
c’est dur, putain, ça fait mal de contempler tout ça et de sentir à quel point c’est
impossible à changer.
Un
bruit étouffé, de l’autre côté de la cloison. Gina se met à crier. Quelqu’un vient
de la libérer. Tony empoigne le couteau de cuisine, appuie la lame sur sa
gorge… Deux formes noires traversent le champ de la caméra, tandis qu’un éclair
aqueux se répand sur celle-ci au moment où elle bascule. Quelques
grésillements, puis l’image s’éteint.
*
-
Alors ? demande Diane.
Le
directeur des programmes avise le story-board dont la réalisatrice vient
d’étaler quelques feuillets sur son bureau.
-
Ouais, c’est pas mal. Le début, là, en
voix off, ce n’est pas un peu trop lyrique ? Il ne faudrait pas que les
gens zappent au bout de cinq minutes.
-
On peut le retravailler si vous voulez,
mais d’expérience, le pathos se vend très bien. Personnellement je m’inquiétais
plutôt concernant le monologue. J’ai averti le scénariste que rien ne passerait
sans votre vérification préalable.
-
Vous avez bien fait. Ça a déjà été
suffisamment pénible d’expliquer au CSA comment ce petit con a pu garder
l’antenne jusqu’à l’intervention de la police…
Diane
esquisse un sourire. Secret de Polichinelle : le chef de régie prenait sa
retraite trois mois plus tard. Le discret coup de fil du directeur lui enjoignant
de maintenir la diffusion lui avait offert une solide prime de départ.
-
… sans que j’aille à nouveau risquer ma
place pour le téléfilm qui relate l’histoire. Ça a beau s’être passé l’année
dernière, l’incident est encore sensible.
-
Précisément, Monsieur. Je me demandais
si le texte ne vous semblait pas trop, disons… subversif ?
L’homme
prend une minute ou deux pour relire quelques phrases.
-
Non, je ne vois rien qui me dérange.
Pourquoi ? Vous pensez qu’il faut retoucher quelque chose ?
-
Eh bien, en l’état, nous avons repris
mot pour mot le discours qu’a réellement tenu Tony avant que la police ne le
neutralise. Les circonstances étaient particulières, bien sûr. Mais tout ce
qu’il a dit n’était pas dénué de sens, et il a exposé des vérités qui…
Le
directeur l’interrompt :
-
Dites-moi, Diane, vous avez vu les
courbes d’audimat, ce soir-là ?
-
Naturellement. Un record historique.
-
Bien sûr. Mais vous vous êtes sans doute
arrêtée à ça. Je ne vous blâme pas. Vous êtes réalisatrice, et c’est du boulot.
Mais moi je m’occupe des grilles de programme. Je dois constamment rester sur
le qui-vive pour sentir d’où vient le vent. Alors j’ai surtout regardé les
courbes pendant les jours suivants. De combien pensez-vous qu’elles aient
baissé, après le laïus de Tony ?
Elle
se tait, tandis qu’il se rengorge :
-
Elles ont augmenté ! Tony est une
poule aux œufs d’or. Les reportages sur sa convalescence, les passages au vingt
heures, le suivi de son procès… Depuis un an, chaque fois qu’il pointe sa
bobine quelque part, on assure minimum trente pour cent de part de marché. Une
star du petit écran vendant aux téléspectateurs l’idée qu’ils peuvent s’affranchir,
vous réalisez ? C’est aussi beau qu’un évêque proposant un prêche en
faveur de l’athéisme seulement si vous communiez !
Diane
scrute l’homme avec une sorte de dégoût fasciné. Il émet un ricanement.
-
Franchement, Diane, vous pensez que le
public va chercher un sens à ce qu’il a raconté ? Vous vous imaginez
peut-être aussi que les amateurs de Docteur House essayent de comprendre la
médecine quand ils regardent un épisode ?
Elle
n’ose pas répondre. Malgré ses trente ans de maison, elle n’a pas encore atteint
son niveau de cynisme, mais elle sait qu’il a raison. Pourtant elle croyait
sincèrement à la télévision comme instrument d’édification des masses, à ses
débuts. Un objet merveilleux, placé face aux gens comme un miroir face à un
autre miroir, entre lesquels se trouvait un espace vide attendant d’être
rempli.
Mais
à force de côtoyer des gens comme lui, à force d’avoir peur de passer pour une
idéaliste naïve dans les réunions de programmation, elle a fini par abdiquer son
droit à définir cet instrument, à remplir cet espace. Et tandis que tout en
elle hurle le refus de cette mécanique inique, elle se tait par peur du mépris
que pourrait lui témoigner cet homme. L’un de ses semblables, qui se reconnaît en
elle comme elle se reconnaît en lui. Une négation qui anéantirait ce que trente
ans de carrière ont fait d’elle et la plongerait, elle aussi, dans la honte…
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