samedi 2 mai 2015

Illusion

Et si c’était la dernière fois ?
Cette question me hante encore une fois l’esprit, et sans pouvoir l’arrêter, mon angoisse repart de plus belle. Toutes mes pensées s’accélèrent, prennent un rythme effrayant en imaginant une multitude de situations : crise cardiaque, AVC…
L’insomnie que je subis aujourd’hui est presque quotidienne pour moi. Il est une heure du matin, et la nuit ne fait que commencer. J’attrape le livre posé sur la table de chevet, et je lis quelques chapitres. Quand je le repose, quelques minutes plus tard, ma crise ne s’est en rien atténuée. Au contraire, elle a même empiré. Si d’habitude lire m’occupe suffisamment l’esprit pour que je réussisse à m’endormir, aujourd’hui, c’est complètement l’inverse. L’histoire est terrifiante, angoissante, et ma crise repart.
Et si je mourrais ce soir ?
Voilà la raison de mes insomnies, qui malheureusement, se multiplient. La peur, la sensation que la mort est tout près, tapie dans l’ombre, attendant le moindre clignement d’œil pour passer à l’action. Et ces douleurs, cinglantes, étouffantes. Les larmes coulent doucement sur mes joues, j’ai peur, si peur…
Même si sa présence ne suffirait pas pour me rassurer, je ne peux m’empêcher d’espérer que ma mère vienne. Mais je le sais, elle ne viendra pas. Cela fait trois nuits que je la réveille. Elle est fatiguée, et me trouve ridicule.
Mes paupières s’abaissent, j’ai sommeil. Mais…

Sans que je ne m’en aperçoive, le soleil est déjà levé. On m’a offert un jour de plus. Un soupir de soulagement franchit mes lèvres : je suis vivante…
Mais pour combien de temps ?
J’ai beau savoir que tout cela n’est que dans ma tête, que ces douleurs ne sont que le fruit de mon imagination, elles sont toujours là, et m’accompagnent au quotidien.

Je m’appelle Laure, j’ai dix-neuf ans. Je suis hypocondriaque, et si j’écris ceci, c’est pour dénoncer tous ces stéréotypes que les gens « normaux » ont sur nous.
L’hypocondrie est une maladie, et non un délire quelconque, comme celui que décrivait Molière dans sa pièce. Non. Il ne savait pas. Il ne savait pas ce que c’est de vivre avec la peur. Ne pas pouvoir dormir car on a trop peur de ne pas se réveiller le lendemain matin. Vivre avec ces douleurs, irréelles, mais qui sont parfois tellement violentes qu’elles nous empêchent de respirer. Sentir son corps en feu, être conscient de tout, et se demander à chaque fois si ce n’est pas quelque chose de grave. Vouloir se renseigner, mais savoir que cela ne ferait qu’empirer les choses. Entendre les gens autour de nous, parler de maladies indifféremment, pour ensuite ressentir tous les symptômes, un par un. Savoir que non, personne ne nous prendra au sérieux.
Non, vous ne savez pas tout ça.

Après un déjeuner express et un peu tardif, avant de me finir ma nouvelle composition, j’attrape mon ordinateur et me connecte sur mon site, seul endroit où je peux être prise au sérieux… Ou du moins le seul lieu où la haine que je reçois ne m’affecte pas. Une notification m’indique ainsi un nouveau commentaire, que je m’empresse de lire.

JIFRM76 a commenté : « Si ta vie est aussi nulle que ça, pourquoi tu la racontes partout ? Les gens n’en ont rien à faire de ce que tu endures. Chacun ses problèmes. »

Les commentaires comme celui-ci ne me font plus rien, j’en reçois presque tous les jours depuis que j’ai ouvert ce site. Heureusement, une autre notification m’apprend l’arrivée d’un nouveau message, que j’espère positif.
Mes vœux sont exaucés, puisque le message provient de ce certain BN67, avec qui je corresponds depuis deux semaines maintenant.

« -Salut ! Comment tu vas ? J’ai vu le commentaire sur ton dernier article. Ne fais pas attention, tu sais que ce n’est que de la haine gratuite.
  -ça peut aller. Ne t’inquiète pas, j’ai pris l’habitude.
  -Qu’est-ce qui se passe ?
  -Rien de nouveau, juste une insomnie. Je me disais, vu que tu n’habites pas si loin de chez moi, tu ne voudrais pas qu’on se rencontre ? »

Brian a une vingtaine d’années, et il vit à deux heures de chez moi. Ça peut paraître loin, mais je n’hésiterai pas à faire ce trajet pour rencontrer la seule personne qui s’inquiète un tant soit peu pour moi. Quitte à me disputer avec mes parents.

  « -Euh écoute ce n’est pas trop le moment là. J’suis pas mal occupé avec les cours.
     -Pas de problèmes, on verra ça une autre fois.
     -Je dois y aller. Salut. »

Mes yeux s’écarquillent, et la surprise se dessine sur mon visage. Je ne comprends pas sa réaction, que j’essaye de balayer de mon esprit.
 Je me remets donc au travail, et tente de finir le projet sur lequel je planche depuis quelques mois. Je tiens beaucoup à cette chanson, qui est ma première vraie composition. J’en ai déjà écrite, bien sûr, mais elles étaient de qualité moyenne et ne correspondaient pas vraiment à ce que je recherchais. Mais celle-ci, j’en suis persuadée, est la bonne. J’y travaille depuis des mois, attendant que l’idée mûrisse dans mon esprit, et d’être enfin prête pour commencer ce travail sur moi-même. Si je la finis ce soir, je pourrais peut-être l’envoyer à Brian, pour qu’il soit le premier (et le seul) à l’entendre.
Partager mon travail avec Brian est en quelque sorte une façon pour moi de lui offrir ma confiance. Cela ne fait que quelques semaines que nous sommes en contact, mais il m’apparaît déjà comme un ami fidèle. Le seul qui semble me comprendre et qui ne se moque pas de ma maladie. Le rencontrer ? Oui, ce serait un rêve inespéré. Je pensais que ce sentiment était réciproque, mais apparemment non…

Malheureusement, quelques jours après, Brian ne m’a toujours pas recontacté. Je ne comprends pas ce que j’ai fait de mal, après tout, j’ai toujours été si franche avec les gens. Et avec lui.

   « -Brian ? Je t’ai vexé ? Je suis désolée, ma franchise peut parfois être perçue comme un défaut… »

Désespérée, c’est déjà le troisième message que je lui ai envoyé. Bizarrement, depuis qu’il ne me répond plus, mon hypocondrie a empiré. Je pense qu’avoir un ami sur qui compter, à qui parler, à qui se confier, est parfois la meilleure façon de guérir. Il est comme un médicament à ma peur.
Ça peut paraître bizarre mais ces derniers jours, il hante constamment mes pensées. Depuis que nous avons commencé à nous parler, je vais beaucoup mieux. J’ai de moins en moins d’insomnie, et cela est dû au fait que je passe dorénavant plus de temps à penser à lui qu’à ma maladie. Je dois dire que j’ai eu comme un regain de santé… sans mauvais jeu de mots.

Les jours passent, et la situation initiale s’inverse : ce n’est plus lui qui s’inquiète, mais bien moi. Cela fait déjà deux semaines qu’il ne m’a pas répondu, et je prends alors ce qui va être la pire décision de ma vie : je décide d’aller lui rendre visite. Connaissant sa ville et son nom complet, trouver son adresse ne devrait pas être trop compliqué. Je passe alors tout mon jeudi après-midi à surfer sur Internet, espérant ainsi pouvoir trouver toutes les informations nécessaires. Le soir, j’avais déjà tout trouvé : adresse, billets d’aller et de retour, argent pour le déjeuner… Le lendemain, levée tôt le matin (après une nuit sans insomnie, fort heureusement), prête à décoller et à enfin rencontrer celui qui hante mes pensées depuis quelques jours.

Le trajet en train se fait sans encombre, et quand j’arrive à la gare, mes mains sont moites. Cela a été les deux plus longues heures de mon existence. Trépignant d’impatience, mais aussi d’angoisse, je sors du wagon en tentant tant bien que mal de contrôler les tremblements de mes jambes. Je regarde une dernière fois mon carnet pour ne pas me tromper d’adresse. Ce qui est inutile, vu que j’ai déjà appris l’adresse par cœur.
41, rue Carlina. Etrange comme nom, si vous voulez mon avis.
Selon mes calculs, il me faut encore une trentaine de minutes de marche pour arriver à mon but, mais le trajet ne me prend que vingt minutes. Je ne suis pas consciente de mes pas, ils me portent tout seuls : je suis fébrile. Quand j’arrive au bout de la rue, je m’arrête, paralysée. Ma détermination s’est soudain envolée, et une multitude de questions m’empêche de penser clairement. Que vais-je dire à ses parents en me présentant ? Que vais-je lui dire ? Et si Brian était un pédophile de quarante-cinq ans, comme on en voit toujours dans les faits divers ? Que vais-je faire ? Le doute m’emplit soudainement, comme une vague déferlant sur une plage inoccupée. Mais je n’ai pas fait ce trajet pour rien, alors j’avance. Lentement. Je ne suis plus très pressée d’arriver à destination.

La rue est calme, et je ne croise que deux voitures. Les maisons se ressemblent toutes, et pourtant j’en repère une, qui semble ressortir des autres. Je le sais, c’est celle que je cherche. J’arrive devant le jardin, et pour la deuxième fois, je reste debout, droite comme un i. Le jardin est magnifique, comme celui que j’ai toujours voulu avoir. J’essaye de le mémoriser pour l’utiliser comme inspiration dans mon prochain poème. La position des arbres, des arbustes, les couleurs rayonnantes au soleil… L’herbe a dû être coupée quelques semaines plus tôt, car elle est courte, mais pas trop. Parfaite.
La maison, quant à elle, est beige, contrastant avec les volets rouges. Les fenêtres sont au nombre de deux, et sont situées de façon symétrique quelques mètres au dessus de la porte.
C’est la maison de mes rêves, et pourtant, elle risque de les briser d’une seconde à l’autre.

Après dix minutes d’observation, je finis par sonner, d’une main tremblante. Les rideaux bougent, j’aperçois une femme, qui repart une seconde plus tard. La porte s’ouvre soudain, et elle vient m’accueillir au portail.
Elle est belle, brune, aux yeux noisettes. De taille moyenne, elle semble être dans la quarantaine. Elle me sourit tendrement, et je comprends qu’il n’y a pas que la maison qui mérite l’appellation « de mes rêves ».

   « - Oui ? »

Même sa voix est chaleureuse, et tous mes doutes s’évaporent. Enfin, presque tous.

   « - Bonjour, euh… Je m’appelle Laure, et je suis une amie de Brian, je murmure d’une voix hésitante.
- Oh je vois… Et bien, il n’est pas là…
- Est-ce qu’il reviendra bientôt ? j’insiste, le cœur lourd.
- Il est à l’hôpital. »

Mon cœur se serre, et mon esprit devient vide. L’hôpital ? Il est malade ?

   « - Laure ? Si tu veux vraiment le voir, je peux t’y emmener. Je ne travaille pas aujourd’hui, et j’avais prévu de lui rendre visite », propose-t-elle, avec un petit sourire triste.

J’accepte d’un hochement de tête, et entre avec elle dans la maison. Je n’ai même pas le temps d’observer l’intérieur et de me rendre compte qu’il n’y a pas que l’extérieur qui est parfait.
Cinq minutes plus tard, nous sommes en voiture, en route pour l’hôpital. L’ambiance est légèrement gênante, mais la conversation s’installe rapidement.

   « - Tu es dans la classe de Brian ? Je croyais pourtant qu’il avait prévenu la plupart de ses amis…
     - A vrai dire madame, on ne s’est jamais rencontrés. Cela fait à peine un mois que l’on se parle sur mon site. Et quand il a arrêté de me répondre, il y a deux semaines, j’ai commencé à m’inquiéter.
    - Je vois. Je pense qu’il est mieux pour toi que tu apprennes ce qu’il a maintenant, plutôt que d’arriver là-bas en totale confusion. Voilà deux ans que Brian est malade, et après plusieurs séances chez le médecin, le diagnostic est tombé. Brian a une leucémie. Un cancer du sang. Heureusement, à l’époque, on pensait l’avoir diagnostiqué dans les temps. Après des séances de chimiothérapie, Brian allait mieux, et quelques mois plus tard, il était guéri. Mais il y a deux semaines, il a fait une rechute. Et cette fois, il est en stade terminal… »

Sa voix se coince, je tourne le visage pour voir qu’elle est en larmes. A vrai dire, moi aussi. Comment ai-je pu être assez égoïste pour lui parler de mon hypocondrie, de ma peur d’avoir un jour un cancer, quand lui en avait un ? Les larmes coulent sur mes joues sans que je n’arrive à les retenir, j’ai mal, si mal.

Elle coupe le contact quelques minutes plus tard, mais ne sort pas. Elle attend que je me calme, et pose sa main sur la mienne. Elle tremble autant que moi.

    « - Je te remercie d’être venue. Il me parlait souvent de toi, et quand il le faisait… ses yeux s’illuminaient. Comme avant. Et moi je pensais que tu étais une élève de son lycée, sa petite amie… Je n’aurai jamais pensé… Quand je t’ai vu tout à l’heure, je ne sais pas, je crois que j’ai compris que c’était toi, la fille qu’il fallait pour mon fils. Je suis heureuse que vous ayez pu vous parler pendant quelques jours. »

Elle me sourit finalement à travers les larmes baignant ses joues, puis me chuchote qu’il faut y aller.
Je balaye les gouttes salées sur mon visage et sors de la voiture. La peur que j’éprouvais tout à l’heure n’est rien comparée à celle que je ressens à cet instant précis. En entrant dans l’hôpital, mes douleurs reprennent, plus fortes que jamais. Tous ces gens malades me rappellent que ça aurait pu être moi sur cette chaise roulante, moi dans ce lit, au bord de la mort. Mais je me reprends en pensant à Brian, qui livre un combat acharné.

On passe à l’accueil et la mère de Brian me prend la main en me guidant à travers les couloirs. Je crois qu’elle n’en n’a même pas conscience, que c’est moi qui la rassure.
On arrive enfin devant une porte blanche, et elle m’indique d’un signe une chaise adjacente tandis qu’elle entre dans la chambre. Quelques minutes plus tard, que j’ai surtout ressenti comme une éternité, elle ressort et me fait un sourire.

   « - Il t’attend. »

Je la remercie et entre dans la chambre, tremblante.
J’aperçois le lit et la silhouette de Brian. Je ferme les yeux quelques secondes, histoire de reprendre mes esprits. J’entre enfin, et je croise son regard.

Il est exactement comme je l’avais imaginé… Mais en plus mince, plus pâle, fatigué, malade. Les larmes me montent aux yeux, mais je dois rester forte. Pour lui.

   « - Salut. »

Sa voix est aussi faible que son apparence. N’y tenant plus, je m’approche et m’assoie près de lui, pour mieux le dévisager. Ses cheveux noirs retombent sur son front, désordonnés, et ses yeux bleus me transpercent. Ma main passe dans ses cheveux, et un sourire timide se dessine sur mes lèvres.

   « - Tu ne m’en veux pas ?
     - Comment pourrais-je ?
     - Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Que… tu étais malade ?
     - Alors que tu as une peur bleue de tout ce qui concerne les microbes ? Je n’aurai jamais pu faire ça. »

Les larmes recommencent à tomber sans que je puisse les retenir. Il n’a pas le droit de partir maintenant.
Sa main caresse ma joue, et il prend la force de murmurer quelques mots.

   « - Tu es encore plus belle que dans mes rêves. »

La machine surveillant son cœur s’emballe, et il lâche un petit rire.

   « - Je remercie la vie pour m’avoir accordé quelques minutes de plus, pour m’avoir permis de te voir en vrai. Je t’aime Laure. Merci pour tout, tu as été la meilleure rencontre de ma vie.
     - Brian ? Pourquoi tu dis ça soudainement ? »

Ma voix tremble, et soudainement, sa main tombe sur son torse. Paniquée, j’entends un bruit assourdissant, aiguë, horrible.

Ça y est, c’est fini. Les grincements cinglants que j’entends chaque nuit ne sont rien comparés à ce bruit sans fin. Son cœur s’est arrêté. Les larmes coulent sans fin, la culpabilité me ronge de l’intérieur. Je suis là, enfin. Mais pas toi. J’imaginais, et toi tu vivais. C’est cruel, n’est-ce pas ? Que la seule chose que je n’osais imaginer… Soit celle qui se soit déroulée.
Les infirmières arrivent en trombes dans la chambre et m’ordonnent de sortir, ce que je fais, en transe. Je n’arrive même pas à croiser le regard de sa mère.
Quelques minutes plus tard, le médecin arrive, et nous nous levons, prêtes à entendre n’importe quoi, si possible une bonne nouvelle.

   « - Je suis désolé. »

La mère de Brian s’écroule à côté de moi, mais je ne réagis pas. Les larmes ne coulent même plus. Je n’ai même pas eu le temps de lui avouer mes sentiments, de lui dire au revoir.
L’hypocondrie n’a plus aucune raison de m’atteindre dorénavant, je n’ai plus le droit de ressentir ça. Pas après ce qui s’est passé.
Je m’appelle Laure, j’ai dix-neuf ans. J’étais malade.
Presque systématiquement, quand je parle de ma maladie, on me regarde avec de grands yeux. Incompréhension et surprise, c’est ce que je peux lire dans le regard des gens. J’oublie souvent que pour vous, l’hypocondrie n’est pas une maladie, que pour vous, une personne hypocondriaque n’est qu’un fou qui croit être malade. Vous ne savez pas ce que c’est. Ressentir des douleurs, paniquer, tout en sachant très bien que tout cela est dans notre tête.
Pour être honnête, je m’en suis sorti. J’ai réussi à vaincre tout ça.
Vous allez, je pense, me dire que si je m’en suis sorti, les autres y arriveront très bien. Qu’il suffit de rencontrer cette personne qui nous aidera.

Il y a quatre ans maintenant, mon médecin m’a diagnostiqué une hypocondrie névrotique – assez sévère. Heureusement, cette forme est la plus… douce, si je puis dire.

Mais j’ai rencontré cette personne. Celle qui m’a aidé à m’en sortir.


A quel prix… 

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