"Quelle tumeur à couper n'entraîne une perte de sang ?
Quel incendie à éteindre n'exige la part du feu ?"
Victor
Hugo
"J'ai honte, j'ai tellement honte !
Mais avance, curé, viens plus près, qu'un
étranger ne m'entende…"
D'éternité chrétienne, les
curés de campagne ont été proches de leurs paysans et, malgré les exactions
passées ou parfois pendant, à leur chevet au dernier souffle ;
…Du moins lorsqu'ils
rendaient l'âme du fond de leur lit clos, ce qui n'était guère fréquent en ces
années de misère liée au servage. (On mourait davantage à la tâche, au milieu
des champs, à l'étable en trayant les vaches ou d'un coup du sabot de son
cheval.) "Personne ne saura, n'est-ce pas ?" L'homme vieillit par le
poids du remords usait ses dernières forces pour agripper la soutane et
soulever son torse. Le confesseur préparé posa sa main sur la tête déjà en
partance. "Personne ne doit savoir ; surtout pas mon Jeannot."
"Mon fils, tu…" "Laisse-moi causer, curé. Après, je te saluerai,
mais personne ne doit savoir et surtout pas mon Jeannot."
« C'était avant que
Cadoudal fasse du bruit ; ma vieille et moi étions au service du sieur
Mahé, lequel intendant reconnu gérait les récoltes des fermes de l'évêché,
autrement dit, beaucoup le tenait pour responsable du prix du pain ! On
n'était point des pis à plaindre ; ma jolie Marie servait la bourgeoise et
moi j'étais aux écuries.
…Non, ils n'étaient point
méchants, les Mahé. Lui, sévère, mais pas violent envers son monde. Un malcommode ?
À cette époque-là on parlait peu du besogneux quand la récolte était bonne et
que les maîtres revenaient du marché cabriolet rempli de vaisselle d'argent, et
des fanfreluches pour elle quand la soupe du pauvre restait maigre d'un nivôse
son suivant, ainsi qu'il convenait de parler. À ma Marie elle pouvait délaisser
une pèlerine, son calicot troué. Moi je n'attendais rien ;
– Même à la naissance de mon
Jeannot, ils n'eurent une prévenance, sauf la fois où lui, il avait su que mon
cadet était malingre et qu'il serait sans tarder chez les anges. Genre,
"mon brave, nous sommes peu de chose." Il faut vous préciser que le
Jeannot et monsieur Georges étaient nés à une journée d'intervalle et que tous
deux frisaient blonds, quand chez moi on tirait sur le roux. Ça, ça avait fait
jaser, et pourtant, quelle mauvaiseté y voir ?
…Vous vous souvenez des
évènements, avant que le Petit Tondu mette le holà à tout ce chambard ? Pas
seulement de la révolte des frères Cottereau, que plusieurs glorifient. Avant,
les abus, les exactions, qu'ils
écrivaient dans vos gazettes que l'abbé nous lisait perché sur un tonneau devant
le calvaire. Les têtes tranchées, les pendus et leurs châteaux incendiés
souvent avec leurs occupants. Moi, mes tracas me suffisaient amplement, mais ça
grognait, on peut le dire, et une première gentilhommière a brûlé, dans la
circonscription ! Les révolutionnaires, les révolutionnaires… Ils ont bon
dos, ceux qui n'étaient pas royalistes ! Ni Le Fort ni Lannemer, les
meneurs guillotinés depuis, ils n'admiraient leur Robespierre ou le "Salut
public" des Parisiens ! Les gens avaient faim et c'est marre ;
ils étaient las de ces coquelets qui vantaient les Amériques quand leurs
fermiers mangeaient des côtes de choux à vaches, un brouet de rutabaga le soir
et le dimanche un quignon noir au saindoux.
…Lorsqu'un ci-devant de
triste mémoire a fait donner du bâton au Pierrick qui venait d'attraper au
collet un piètre lapin, dans LEUR propriété familiale, ça, ça a mis le feu aux
poudres ! En suivant, dans la soirée, des domaines de rien du tout
flambaient ! Habitation et dépendances.
Où je vais ?
Voilà : je ne sais pas comment, il n'empêche, plus vite que le tocsin les
culs-terreux avaient entendu l'histoire, le braconnier, la bastonnade et le feu
aux symboles de l'ancien régime !
…Les culs-terreux et leurs
maîtres tout réduits dans leurs souliers vernis.
Le sieur Mahé m'a fait mander.
Il craignait l'avenir et moi je n'y comprenais goutte ! Lui était un
savant. Il connaissait des choses que je n'imaginais pas car il possédait une
bibliothèque, appelait-on cette pièce où nous étions debout. Sa dame pleurait
et ma Marie la consolait. Nous, on logeait hors du village. Notre Jeannot était
sous la garde de sa sœur de six ans et sa maîtresse a demandé à ma Marie
d'aller le quérir. La Marie est revenue rapidement, not' petiot tout rabougri et criard dans ses linges. Les maîtres
ont discuté entre eux, nous, on s'était retirés à la cuisine. Tous les
domestiques avaient déguerpi. Ils nous ont rappelés, la Marie et moi. Par les
lanterneaux du toit, j'avais constaté que des colonnes de fumée s'élevaient de partout !
Ils répétaient que personne ne les aimait. Qu'ils venaient d'ailleurs et qu'on
les tuerait, eux et leur rejeton. Qu'on brûlerait leurs biens et moi je me
demandais pourquoi. Qu'ils s'enfuient, conseilla ma Marie, "Aller
où ?", répondait monsieur. "Nul ne ferait du mal à un bébé de
six mois !", continuait Marie. "Impossible", je confirmais.
Alors ils nous on fait promettre, à la Marie et à moi, de s'occuper de leur
fils s'ils venaient à disparaître.
…Seulement là, ils nous ont
raconté ce qui se passait à Paris. Ce qui circulait sur Versailles et dont on
avait peu fait cas. Jamais nous n'avions tant entendu parler des Chouans
combattus par le général Hoche, des Vendéens, – le Marquis de Pontcallec et un
inconnu, Tinténiac, qu'ils mélangeaient dans une même phrase ? Du discours
d'oiseux. Les précurseurs d'une ère nouvelle ?... Ni Marie ni moi ne
voyions encore où ils voulaient en venir, leur crainte de la "populace" ! C'était la
première fois que j'entendais ce mot, populace, et ils l'appréhendaient sacrément,
ladite populace ! Oui, on ne pouvait ignorer qu'un recteur, errant et
fugitif, un jour, avait semé une zizanie régionale à cause d'une messe
interdite, et oui, on était au courant du coup d'état du 18 fructidor an V,
puis du retour de bâton qui permit à nouveau la vente des biens de l'église,
ainsi celle du 28 germinal an VI de la nôtre ;
Et alors ?...
Les représailles collectives
d'un peuple rancunier après les "noyades de Nantes",
– Ah ! Il était d'une célèbre
famille nantaise !
Nous les avons quitté à
l'angélus du soir. Je pense qu'ils auraient voulu que l'on reste avec eux, que
nul n'oserait les toucher si… Nous trois, on les aurait patronnés, saint Jude
des causes désespérés ou gui de druide, pour ne pas vous déplaire. Étrangement,
lui, oui lui, il ne pouvait plus nous lancer d'ordre. C'est curieux et c'est
ainsi : ce charivari faisait qu'à cette heure précise il ne semblait n'y avoir
ni Dieu ni maître. Notre aînée nous attendait ; nous avions un logis certes
minuscule, mais sûr. Pas garanti d'un papier du notaire, néanmoins plus
protecteur que certains vastes toits à dix pentes !
Le cidre aidant, les torches
dansaient, vu de notre jardinet, au loin. Une meule de foin brûla. Plusieurs
feux follets apparents s'approchèrent du presbytère et quelqu'un dut…
Aussitôt on remarqua
distinctement que les torches se regroupaient à en construire un dard de flèche
vers la demeure modestement seigneuriale des Mahé. Marie entraina notre
fillette par la main, décidée à rejoindre la ferme de ses parents, à dix lieues,
moi j'ai saisi son frère. Mes deux femmes foncèrent par où c'était prévu et je
les avisais d'un détour d'au-revoir aux maîtres avec mon fils, ainsi que je
l'avais promis à notre séparation et si nous devions nous éloigner mettre les
petits à l'abri. Je suivrais… Jeannot dans mes bras, j'entendais la clameur qui
disait "On veut voir leurs trois cadavres", "Pas de
quartier !"
Mahé et sa femme savaient
qu'ils n'auraient la moindre chance. C'était évident. Dans l'air : chez
nous il n'y a jamais eu de gendarmes ; on n'était Commune indépendante que
depuis 1790. On s'est dévisagés, créatures semblables devant Dieu, et elle,
elle m'a tendu son fils ; pour m'en emparer j'ai dû poser mon Jeannot au
bord du berceau de monsieur George et je m'apprêtais à le ressaisir, prévoyant
un enfançon dans chaque bras, quand lui, Mahé, il a inséré une bourse de pièces
d'or entre les langes de son garçon ;
Et elle, elle a eu un sursaut
machinal. Sans réflexion, à mon image de l'instant précédent : délicatement
elle a dénudé mon Jeannot, l'a enveloppé d'une belle couverture tirée de son
armoire, a ôté les beaux atours de son séraphin et l'a enroulé dans le vieux
linge de mon angelot fatigué à moi.
C'n'est pas le pire, curé. C'n'est
pas le pire. C'était pleine lune, celle qui énerve les hommes et les transforme
en bêtes sauvages. Cruelles. Les cloches des sonneurs fous traversaient la nuit
d'un clocher épargné à l'autre. Le ciel, partout, brillait rouge sang, devant,
derrière, à gauche et à droite : quelqu'un a même crié que c'était le
prieuré voisin qui se consumait si bien. – Qu'importait ! C'était la folie
et les tonneaux crevaient et les alambics pourraient refaire des fontaines d'eau-de-vie,
à la prochaine saison des pommes. À ma vieille, retrouvée après deux jours d'errance,
j'ai rapporté que son Jeannot était passé, qu'il avait pris froid, dans ma
course, et elle s'y attendait, à la vérité.
– Dieu veuille me
pardonner !
Ses grands-parents n'avaient
pas vu l'enfant depuis son baptême et crièrent au miracle, devant sa bonne
santé florissante ; sa jeune sœur fut troublée, cependant, au bout d'un
mois… Ma femme n'a jamais rien redit. Elle s'est éteinte de chagrin,
probablement, et ma nouvelle compagne ignore tout. Je l'ai rencontrée ici où la
bourse m'a permis d'acheter une échoppe. Les émeutiers, lorsque je quittais nos
noblaillons, frottaient leurs flambeaux sur l'écurie, brûlaient l'étable non
sans avoir libéré les vaches ;
…Moi j'ai crié plus fort que tous
et j'ai placé un fagot en feu devant la porte de la chambre ou le sieur Mahé –
qui troussait aisément ses servantes, murmurait-on – sa bourgeoise et leur
héritier, s'étaient enfermés. Puis un deuxième et un troisième, pour être certain… »
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