Revel, mai
2012
J’ai honte.
Honte de n’avoir rien dit. Honte d’avoir voulu affronter le destin. J’ai honte
mais je suis heureuse car je sais qu’il a été le fruit d’un amour sans faille.
D’un amour véritable. Mais d’un amour avorté par le temps. Par la guerre. Par
la bêtise des hommes et le manque d’ouverture de mon père. J’ai honte parce que
j’ai obligé Henri à mentir pendant toutes ces années. Celles que nous avons
traversées main dans la main. Sans jugement. Sans égard. Sans trahison. En
silence. J’ai honte. Henri est mort et je l’ai laissé partir sans un mot. Sans
explication. Juste les yeux dans les yeux. Comme toujours. Avec l’amour pour
seul bagage. J’ai honte parce que je ne suis plus toute jeune et qu’il est
désormais bien trop tard pour tout dire. Malgré les doutes, les rancœurs, les
cris et les brouilles sans lendemain. Malgré les repas de famille qui ne sont
pas souvent des fêtes. Parce qu’on se tait. Parce qu’on ne dit rien. Parce
qu’on préfère le silence à la vérité. Pour ne pas blesser. Par peur de
comprendre. J’ai honte pour Mark mais aussi pour ses frères et sœurs.
J’ai honte parce
que je vais mourir et que tout le monde le sait. Et chacun continue à souffrir
en silence d’un mutisme qui noue l’estomac. Il est trop tard. Je ne peux plus
rien leur dire. Je suis intubée depuis hier. Plus la force de m’alimenter ni de
respirer par moi-même. Plus le courage d’expirer cet air trop longtemps contenu
au creux des tripes. Plus la volonté de me battre contre un cauchemar rencontré
au cœur de chacune de mes nuits. Depuis près de soixante-dix années. C’était au
siècle dernier. J’étais jeune, jolie, insouciante, volontaire, rebelle. J’avais
envie de vivre. Je ne pensais qu’à cela. L’occupation me rendait folle mais je
m’en accommodais, m’entourant d’une sérénité mise à mal à tout instant.
J’aimais les robes, les collants, les chaussures à talons, le maquillage.
J’aimais sortir, rencontrer d’autres jeunes qui, comme moi, faisaient fi du
danger. Nous vivions au cœur du conflit et, d’après mon père, il fallait raser
les murs. C’est ma tête qu’on a voulu raser plus tard. Mais je n’ai jamais
baissé le regard, trouvant mon souffle et du courage dans des prunelles claires
et rieuses.
Paris, 1940.
Le salon est
faiblement éclairé. Il regorge de meubles en tout genre. Un canapé à l’assise
déformée. Un buffet en chêne qui renferme de la vaisselle, des livres, des
torchons, des chiffons, des documents jaunis, des tirages photographiques
empreints de souvenirs. La peinture s’écaille à quelques endroits. La
cuisinière au bois laisse échapper des effluves de chaleur qui apaisent les
habitants des lieux. Les fenêtres permettent d’entrevoir des volets bleus qui
semblent ne pas avoir été ouverts depuis longtemps. Une longue table recouverte
d’une nappe en tissu fleuri est placée au centre de la pièce. Le silence de
l’instant est brisé de manière irrégulière par le tintement des couverts sur
les assiettes dont l’allure de fausse porcelaine ne trompe personne. La soupe a
été concoctée la veille, à la lueur des bougies, alors que les rues bourdonnaient
sous l’absence d’insouciance. Les légumes sont précieux, la viande rarissime. Les
regards sont plongés au fond du repas. La tension est palpable et elle n’est
plus seulement une référence à l’époque torturée et envahie.
C’est Gaston
qui, le premier, transgresse le rituel du moment sans parole, après avoir lâché
volontairement sa grande cuillère argentée.
« Tu ne
peux pas le garder. Tu ne peux pas nous faire ça, à ta mère et à moi. »
Les corps se
figent. Lucette, épouse de Gaston depuis vingt ans, relève doucement les yeux
et les pose tour à tour sur son mari et sa fille. Marie ne bronche pas et
continue à vider sa maigre collation. Aucune expression ne transforme le doux
visage de la jeune femme quand celui de sa mère se tord de peur et de tristesse.
Les mains calleuses de l’homme s’agitent frénétiquement.
« Tu
m’entends Marie ? Tu n’as pas le droit. Tu nous mettrais en danger. Dans
l’immeuble, les gens parleraient et les choses iraient très vite. »
Le carillon de
l’église voisine sonne les coups de huit heures. Le soleil a disparu depuis
plusieurs heures déjà. La journée maussade n’a fait que renforcer les craintes
et les angoisses, au rythme des bottes des soldats qui foulent inlassablement les trottoirs de la ville.
« Si tu en
décides autrement, il faudra que tu partes d’ici. »
Lucette a arrêté
de se nourrir brusquement. Elle étouffe un sanglot, se lève et se dirige vers
les toilettes. L’eau se déversant du robinet finit d’exalter les rancœurs. Marie
et Gaston ne se regardent pas. Elle mange mécaniquement, ne suspend aucun de
ses gestes, remplissant son corps frêle sans savourer. Juste pour le nourrir.
Pour le rendre fort et solide. Pour que « la petite chose » grandisse
et que son ventre s’arrondisse encore, jusqu’à ce qu’il déforme ses vêtements.
Marie en rêve chaque nuit depuis qu’elle a compris.
Lucette revient
s’asseoir sans un mot. Elle ne recommence pas à manger, laissant les aliments
refroidir. Elle croise les mains de manière solennelle.
« Marie
peut se rendre chez ma sœur, à Toulouse. Là-bas, elle sera protégée. Personne
ne la connaît. Et puis, en zone libre, les contrôles sont moins
fréquents. »
Lucette a
prononcé ces mots sur un ton monocorde, telle une supplication afin
d’encourager sa fille et pour lui montrer qu’elle la soutient. Elle n’a pas
réservé un regard pour son époux. Comme si son avis ne comptait pas. Mais, elle
le sait, c’est sans compter sur son caractère et sa position de chef de
famille.
« Tu sais
ce que ce voyage peut coûter ? As-tu pensé à cela ? Comment allons-nous
payer ? Toi aussi, tu veux qu’elle le garde ce… »
Marie jette ses
couverts brutalement et plonge ses yeux colériques dans ceux désemparés de son
père.
« Ce
quoi ? Hein ? Ben vas-y, dis-le ! Dis-le ! Ce sera ton
petit-fils je te rappelle. Que tu le veuilles ou non. Il portera ton sang. Il
aura peut-être tes yeux, ta bouche, la forme de ton visage. Il sera peut-être
aussi têtu que toi ou bien calme comme maman. Alors quoi ? Tu vas lui
tourner le dos ? Tu vas me jeter dehors parce que tu as peur du regard des
autres ? Tu vas m’envoyer sous le soleil du sud pour m’empêcher d’entendre
le bruit des obus ou pour que je fasse le plein de vitamines ? Hein ?
Arrête de faire semblant papa ! Tu m’as toujours appris à être
respectueuse tout en restant droite et en gardant la tête haute. Ne me dis pas
que devenir grand-père te mette dans une telle rage ! Si je t’avais dit
que ce petit avait été conçu avec le voisin du cinquième étage qui veut devenir
médecin, tu m’aurais embrassée et tu serais allé sabrer le champagne avec ses
parents, n’est-ce pas ?
- Marie,
arrête ! Laisse ton père tranquille ! »
Lucette a
compris le mal que vont engendrer les paroles que sa fille tente encore de
contenir au fond de sa bouche, laquelle se tord à mesure qu’elle tente de
convaincre son père.
« Non, je
ne m’arrêterai pas. Cela fait des années que je vous entends louer à qui veut
l’entendre mon caractère de fonceuse, de battante. Je ne suis jamais restée
sagement assise à lire des ouvrages classiques ou à réaliser du point de croix.
Et vous vous en êtes toujours vantés. Mais aujourd’hui, ce n’est pas cet enfant
à naître qui vous fait peur. Ce n’est pas mon ventre que l’on pourrait sans difficulté
lier au premier venu de l’immeuble pour me couvrir. Vous vous en moquez
éperdument. Moi aussi, je suis arrivée avant votre mariage et, les conventions
n’ayant jamais été votre point fort, le côté inopiné de la situation vous a
toujours fait sourire. Alors que je vive la même histoire ne devrait pas vous gêner.
Non, ce que vous ne supportez pas, c’est que ce petit ait pu être conçu
amoureusement avec un étranger. »
Plus elle parle,
plus elle hausse le ton, plus Marie laisse se déverser ses larmes. Celles d’une
jeune femme amoureuse, enceinte en pleine guerre, dans un univers où la mort se
transforme en jeu quotidien.
« Marie, ce
n’est pas n’importe quel étranger, l’ennemi ! Tu ne crois tout de même pas
que tu vas pouvoir l’épouser ?
- Je n’en ai pas
l’intention pour l’instant.
- Alors
qu’adviendra-t-il lorsqu’il retournera de l’autre côté du Rhin ? »
Le père et la
fille s’observent, les yeux pleins de leurs tristesses respectives. Marie sait
que le beau blond aux yeux bleus qui lui a ouvert ses bras et son cœur, au
mépris du danger, ne restera pas éternellement dans la capitale. Même s’il
n’est pas toujours d’accord avec les choix de son pays, il en porte les
couleurs et le drapeau. Il combat pour lui, ce qui blesse profondément la jeune
femme qui n’aspire qu’à fonder une famille comme tout le monde. Elle rêve de
pouvoir présenter Hans comme étant son fiancé. Mais elle est consciente que
c’est purement impossible.
Revel, juin 2012.
Léa ne peut
s’empêcher de frotter ses mains contre ses vêtements, déjà largement emplis
d’une poussière lourde et collante. Dans le grenier de la vieille bâtisse de
son enfance, elle s’active afin de rassembler les vieilleries qui rejoindront
la déchetterie le soir-même. Elle est venue aider son père, ses oncles et
tantes. Sa grand-mère est morte depuis trois semaines et, déjà, ils pensent
tous à vendre les murs et à jeter les souvenirs. Sans déchirure ni remords.
Mais Léa compte bien récupérer quelques babioles planquées au fond des malles
et des armoires. Des photographies jaunies, des magazines vieux de plusieurs
dizaines d’années, des livres aux couvertures souillées. Tout juste majeure,
Léa était très attachée à la vielle dame qui lui comptait souvent des histoires
de sa jeunesse, au temps de la guerre et des révoltes.
Dans la ville, tout
le monde connaissait Marie, l’enseignante emblématique de l’école de Couffinal.
Pour ne pas effacer toute sa vie devant un notaire, Léa trie, classe, range,
met dans des sacs, des cartons. La fin de journée est là. Il ne lui reste plus
qu’une pile de cahiers d’écoliers à feuilleter. Tous sont datés d’une année
différente. Mais en lieu et place d’écritures infantiles attendues, Léa
découvre les lettres à la calligraphie parfaite de sa grand-mère. Elle
s’installe en tailleur et commence à découvrir ce qui semble être un journal
tenu régulièrement. Pourtant, à mesure qu’elle tourne les pages, Léa découvre
que chaque chronique semble adressée à des personnes différentes. Parfois à
Lucette, son arrière-grand-mère. Parfois à Gaston, le mari de celle-ci. Les
minutes défilent, les mots transperçant la jeune femme. Instinctivement, elle
recherche le cahier de l’année 1941. C’est le dernier de tous. L’année de
naissance de son père. Celui qui ne ressemble à aucun autre de ses six frères
et sœurs. Celui qui lui a transmis ses yeux bleus azur. Celui dont on se
bornait à chercher la ressemblance avec Marie et Henri, son mari décédé à la
fin du vingtième siècle.
15 mai 1941
Cher Hans,
Hier soir, les étoiles brillaient comme
elles ne le firent pas depuis longtemps. Je les ai regardées depuis ma couche.
J’ai eu de nombreuses douleurs. Ma tante a appelé le médecin. Le temps était
venu. Je n’ai eu de cesse de penser à toi. A nous. A cet instant où ce petit
être fut conçu dans nos cœurs et dans nos têtes. Tu le voulais autant que moi.
Mais aujourd’hui, je ne peux que t’annoncer sa venue au travers de ce cahier
que je cache chaque soir dans ma table de chevet. Je ne sais pas où tu es. Si
tu es en vie ou s’ils t’ont pris. Je ne sais pas si je te reverrai un jour ou
une nuit. Mais je n’oublierai jamais tes yeux si bleus et tes mots si tendres.
Mark est né hier, Hans. Et il est ton portrait craché. Tendrement,
Marie
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