J’ai honte. Le feu aux joues. Les tempes qui palpitent et des petits poils
qui se dressent au bas de mon échine. Je crois que j’ignorais que j’avais des poils à cet
endroit. On ne se regarde pas assez. Surtout le dos. Les gens qui vont disent qu’ils
connaissent leur dos sont des menteurs. Ou des contorsionnistes narcissiques.
J’ai honte. Un noeud au ventre qui se déplace comme un yoyo épileptique.
Foutue journée...
Ça sentait le café. Et un violent relent de frites de la veille. C'était
l'inconvénient de ces vieilles bâtisses : les murs s'imprégnaient facilement de l'odeur
la plus puissante, se pliant docilement à la raison du plus fort. Les murs ne sont guère
courageux. Solides, oui. Fiables, immuables, de marbre, mais on n'a jamais dit d'un
mur qu'il était courageux. Sur une assiette, du pain grillé finissait de bronzer,
attendant placidement qu'on l'enduise de crème (et regrettant qu'on ne l'ait pas fait
plus tôt pour éviter de noircir ; on peut être une tartine et avoir un brin de coquetterie).
Assise à la table, une jeune femme mordait goulûment dans une banane très mûre,
devant un bol fumant.
- Bonjour, chéri ! Bien dormi ?
- Grumph, répondit "chéri" un oeil mi-clos louchant vers le tabouret le plus proche.
Je n’ai jamais été du matin. Même tout petit, je refusais le premier biberon de
la journée en vomissant avec obstination et en cassant les oreilles à force de cris
stridents de qui voulait bien m’entendre ; mes parents, les voisins et les passants
égarés dans un quartier résidentiel sans relief et particulièrement mal isolé
phoniquement.
- Moi j'ai passé une nuit excellente. Tu sais pourquoi ?
- Grumph ?
- J'ai rêvé de toi, François. Nu. Tu sortais de la maison pour te rendre à ton travail et...
tu étais nu !
- Grumph cauchemar...
- Pardon ?
- Ce qui me rassure, c'est que tu n'aies pas considéré ça comme un cauchemar,
parvins-je enfin à articuler.
- Non, c'était plutôt comique en fait. Tu avais ton attaché-case et tu partais gaiment
avec toute ta quincaillerie qui bringuebalait au vent...
- Ravi de t'avoir fait passer un bon moment, dis-je à moitié renfrogné.
Quand je sortis, je croisai la boulangère occupée à coller une affichette
sur la devanture de son magasin. La vitrine bariolée annonçait l'arrivée prochaine des
fêtes de fin d'année. Elle me vit, me sourit et rougit légèrement en reluquant
furtivement mon bas-ventre. Par réflexe, je vérifiai prestement que ma braguette était
fermée. Tout allait bien de ce côté là.
- Faut bien se vêtir par ce froid-là, hein, fit-elle ?
- Heu... oui, dis-je.
- Pas un temps à se découvrir d'un fil, hein ?
- Heu... non.
Elle roucoula un vague "au-revoir" et se replia vers son magasin en me jetant
un coup d'oeil oblique.
Le trajet dans le bus était habituellement calme, chaque passager l'esprit
ensuifé par les brumes d'une nuit trop courte cherchant à toute force l'isolement
salvateur ; livres, journaux, écouteurs ou paupières closes, les barricades se dressaient
et ne tomberaient que par la force de l'arrêt suivant.
- Maman, j'ai vu le monsieur tout nu, cette nuit !
Ce cri du coeur avait percé le silence feutré du voyage matinal. La mère releva
la tête, accompagnée par la moitié du bus.
- Il était tout nu, renchérit le jeune garçon en me montrant du doigt.
Je m'attendis un court instant à ce que la mère dise à son enfant qu'il était
impoli de désigner quelqu'un du doigt, puis intime le silence à son effronté bambin.
Ensuite, je commençai à paniquer en imaginant que quelqu'un puisse le croire et
m'accuse d'agression pédophile. Alors, l'ensemble du bus commença à bruire. Et la
rumeur devint tempête quand, tout à la fois, elle se mélangea de ricanements étouffés,
de propos récriminant et de mots salaces. La mère de l'enfant intima bien à celui-ci de
se taire, mais en détournant le regard et en se mordant les lèvres pour ne pas rire. Elle
était rouge comme une pivoine. Une dame âgée s'étira le cou pour me voir en pied et
émit un soupir satisfait. Trois jeunes hommes échangèrent quelques paroles parlant
d'anatomie dans des termes que n'aurait pas reniés un aéropage de carabins éméchés.
Je décidai de descendre en toute hâte à l'arrêt suivant, sans prendre le temps de
détailler le reste de l'assemblée. J’étais loin de ma destination, mais la fuite m’avait
paru la seule alternative viable. La porte du véhicule se referma derrière moi dans un
soupir lascif, laissant échapper in extremis un "satyre !" lancé par une dame guindée
cachée derrière un vison élimé. Que diable se passait-il ? Les gens étaient-ils tous fous
ce matin ?
Je remontai mon col et marchai d'un pas vif le nez raclant le sol. J’évitai
consciencieusement de relever la tête lorsque je croisais quelqu'un et gagnai mon lieu
de travail prestement, frôlant les murs.
En arrivant devant l'immeuble des Assureurs Delatour-Avagé, j’eus un instant
d'hésitation. Je contemplai mon reflet éthéré dans la porte d'entrée vitrée. Voyons...
J’étais habillé. Toujours. Normalement. Décemment. Evidemment !
L’épisode du bus m’avait mis en retard, alors j’approchai d’un pas de la porte
coulissante qui s'ouvrit escamotant mon image. Deux autres pas et je pénétrai dans le
bâtiment.
- Bonjour, Monsieur Cavalier.
Je levai la tête. Reconnaissant Monsieur Avagé, l'un des directeurs de
l'entreprise, je souris poliment. Alors que j’ouvrais la bouche pour le saluer en retour,
il m'interrompit :
- Dans mon bureau !
J’étais employé seulement depuis trois semaines. Ma période d’essai arrivait
presque à son terme et le ton glacial de mon patron ne me semblait pas très engageant.
Ce léger retard était-il de nature à me valoir quelques remontrances ? Je le suivais,
une légère boule à l’estomac. Ou à la gorge. Enfin quelque part où elle n'aurait jamais
dû se trouver.
Il ouvrit la porte de son bureau toujours très peu éclairé et à la forte odeur de
tabac froid ; un réel mystère avec l'interdiction de fumer dans les locaux...
Une fausse blonde fripée était assise dans un fauteuil de cuir défraîchi. « Thon
sur ton », pensai-je…
- Je ne vous présente pas ma femme !
- Ha bon ?
- Ha non ! Je crois que vous la connaissez !
Sa désagréable faculté à aboyer chaque syllabe me privait de toute tentative de
concentration. Cependant, je ne me souvenais pas avoir jamais rencontré sa femme.
- Heu... Nous nous sommes déjà croisés, demandai-je à la dame sans trop d’espoir ?
- Cette nuit, répondit-elle !
- Je vous demande pardon ?
- Vous pouvez, reprit monsieur Avagé ! Vous vous êtes introduit dans notre domicile
et vous avez eu le culot de dévaliser notre réfrigérateur. C'est là que mon épouse vous
a surpris. Nu !
- Elle était nue ?
- Oui... Enfin en léger déshabillé et... Non ! Là n'est pas la question. C'est vous qui
étiez nu !
C'est là qu’évidemment je compris la situation...
- Vous allez rire, commençai-je en regrettant tout de suite la formulation, mais je
pense que votre épouse était en train de rêver. Il semblerait que tout le monde ait rêvé
de moi cette nuit. J'ignore pourquoi, mais... Vous, par exemple, vous avez sûrement
rêvé de moi...
- Je ne rêve jamais, monsieur Cavalier ! Je ne suis pas payé pour ça. Et encore moins
de mes employés ! Votre histoire abracadabrantesque ne tient pas un seul instant.
Ecoutez plutôt celle-là : vous êtes un malade mental et vous êtes viré ! Elle vous
plaît ? Prenez vos affaires et partez ! Vous pouvez bien entendu vous asseoir sur vos
émoluments. Et estimez vous heureux que je ne porte pas plainte !
Plus de boulot... Je marchais dans la rue en essayant de me remémorer
les minutes passées et leur flot d'absurdités. Et comment allais-je annoncer ça à Julie ?
Je ne savais pas si elle allait en rire...
Je prenais des cours de dessins une fois par semaine, à l'heure du déjeuner.
C'était aujourd'hui. Au moins ne serais-je pas en retard. A condition toutefois d'y
aller. Avec mon début de matinée, forcément, j'hésitais... Je résolus de ne pas m’y
rendre et de rentrer chez moi en évitant au maximum les fous. Et je décidai de
m'accorder auparavant une pause salvatrice dans un proche jardin public. La météo
était clémente et le froid légèrement mordant me ferait sûrement du bien. J’enfonçai
profondément le menton dans mon manteau et marchai en m'absorbant dans la
contemplation assidue du trottoir pour éviter d'éventuels regards scrutateurs. Je
poussai une grille de fer grinçante et repérai un banc de pierre entre deux massifs de
buis. Un banc isolé…
C’était peut-être moi qui devenais fou après tout ? Ou bien s'était-il vraiment
passé quelque chose ? Mais quoi ? Qu'avait-il bien pu arriver cette nuit pour que des
gens aient rêvé de moi à poil ? J'avais déjà moi-même rêvé de personnes nues. Surtout
adolescent. Je m'étais aussi rêvé nu dans des situations plus ou moins incongrues.
Surtout adolescent aussi maintenant que j'y réfléchissais. Mais je n'avais jamais
entendu parler de ce genre de phénomène de fantasmes collectifs.
Un léger vent caressait les feuilles du buis et m'aurait volontiers chatouillé les
miennes si j'en avais été pourvu ; le vent n'est pas très regardant... Les cloches d’une
église carillonnèrent quelque part un air presque gai.
Les minutes passaient et une certaine sérénité commençait à me gagner. La
fâcheuse odeur de pipi de chat du buis ne m’incommodait presque plus. Un pigeon
intéressé par une éventuelle pluie miraculeuse de miettes s'approcha de mes
chaussures. Comme le Dieu Boulanger ne semblait pas répondre à ses suppliques, il
leva un bec interrogateur. Puis se détourna vivement en secouant la tête. On aurait dit
qu'il riait !
- Toi aussi, lui dis-je alors qu'un sourire me venait ! Tu te rends compte ? On m'a viré
pour un rêve ! Le monde marche sur la tête.
C'était du grand n'importe quoi cette journée ! Je n'allais quand même pas me
laisser miner par un imbécile d'assureur givré et sa vieille peau d’épouse frustrée. Des
gens avaient rêvé de moi ? La belle affaire ! Nu ? Je n'allais pas m'arrêter de vivre
pour autant. Et j'allais commencer par me rendre à ce fichu cours de dessin !
Le pigeon s'envola et je fis de même. Au raz du sol. Je manquais d'ailes pour
aller plus haut...
Cette flânerie revigorante dans le jardin m'avait emporté plus
longtemps que je ne le pensais. J'arrivai à mon cours avec un léger retard. Je montai
les deux étages d’un bâtiment presque insalubre et poussai une porte discrètement...
- Ha ! Monsieur Cavalier ! Vous êtes l'heureux élu !
Pas aussi discrètement que je l'espérais apparemment.
- Heu... Ha ?
- Vous êtes le dernier arrivé et vous avez gagné ! Notre modèle habituel a eu un
empêchement. C'est vous qui allez poser pour nous ce midi. Et ça tombe très bien !
J'ai honte. Ce trimestre, nous étudions le nu. Nous. Moi et les soixante
élèves du cours. Aujourd'hui, c'est donc moi le modèle. « Nous travaillerons en outre
la mémoire », a ajouté la prof en me précisant ce que je devais faire.
J'ai honte. Tous ces regards qui m’étudient et me dépècent… Mais j’ai surtout
honte car c'est la première fois que j’entends parler de quelqu'un qui pose pour un nu
en restant habillé...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire