mardi 9 mai 2017

Un feu dans la cheminée

« Devine qui j’ai vu au supermarché hier ? » me demanda soudain ma mère, alors que je me levais pour aller chercher du bois dans le garage. Les températures avaient chuté et le froid commençait à se faire désagréablement ressentir dans la maison. Depuis le départ de mon père, ma mère avait abandonné toute notion de gestion domestique, à l’exception de la cuisine, et je reprenais la main en improvisant un peu chaque jour.
-          Non, lui répondis-je, je ne vois pas comment je peux trouver avec si peu d’indices !
-          Monsieur Martineau, ton instituteur de CM2
-          Ah ! Et que devient-il ?
-          Il a quitté l’éducation nationale et vient d’acheter une ferme vers le grand bois, il envisage d’y ouvrir une ferme pédagogique.
-          Ça ne m’étonne pas de lui, il passait son temps à nous parler de chèvres, de moutons,  de vaches, de poireaux et de salades !
Je quittais la pièce en me remémorant ces souvenirs, finalement pas si lointains. J’avais 9 ans, nous vivions encore tous les quatre, heureux, me semble-t-il. Ma vie, à cette époque, était une vie simple d’enfant à la campagne, rythmée par l’école, les jeux avec les voisins et les vacances en Bretagne chez mes grands-parents paternels. 
Je reviens les bras chargés de bûches ; Jacques, le voisin, m’avait fourni du bois provenant de ses propres chênes. Il en avait coupé beaucoup cette année et m’en avait donné une partie. Il savait bien que depuis le départ de papa, ce n’était pas simple pour nous…
J’arrangeais le bois dans l’âtre.
-          Il m’a dit qu’on pourrait venir boire un café et voir ses installations, à l’occasion.
-          Hum ? De quoi tu parles ? je répondis à ma mère
-          Ben, Monsieur Martineau !
-          Ah oui, pardon, j’étais passé à autre chose
-          Tu voudras qu’on y aille ?
-          Je ne sais pas, on ne le connaît pas plus que ça. Je crois que je le verrai toujours comme mon instit’, je ne sais pas si j’arriverais à être naturel avec lui. Mais j’ai l’impression que toi, tu y tiens. Je me trompe ?
-          Ben, il est gentil. Ca me ferait du bien de rencontrer de nouvelles personnes. Tu sais, je m’ennuie un peu ces jours-ci.
Ça, je le savais bien. Mais, je n’en croyais pas mes oreilles. Ma mère qui voulait se rapprocher de mon instituteur de CM2 ! C’était tellement… bizarre !
Je pris un petit cube allume feu et le glissais sous les bûches que j’avais disposées du mieux que j’avais pu. La boite d’allumettes longues était posée près de la cheminée, je l’ouvris et j’en pris une. Je la grattais et l’approchais du cube, qui s’enflamma instantanément.
-          Tu t’intéresses aux fermes pédagogiques, maintenant ? lui dis-je en lui adressant un sourire entendu.
-          Oui ! j’ai toujours aimé les animaux. Et je trouve important de sensibiliser les enfants au respect de la nature.
-          Il est divorcé, Martineau ?
-          Euh, ben, je sais pas. Pourquoi cette question ?
-          Maman, ne me prend pas pour un lapin de six semaines…
-          Benoit, ton père m’a laissée, nous a laissés tomber pratiquement du jour au lendemain. 25 ans de mariage qui se terminent par un « je ne sais pas si je t’aime encore ». Le choc est rude, mon fils. C’est un échec cuisant pour moi. Je sors à peine la tête de l’eau. J’ai aimé ton père follement, c’était l’amour de ma vie. Je voulais vivre avec lui jusqu’à mon dernier souffle. Il en a décidé autrement. Maintenant, soit je passe le reste de ma vie à me morfondre et à pleurer son départ, soit je relève la tête et je tente de poursuivre ma route. Je n’ai aucunement l’intention de me jeter au cou du premier venu, mais j’ai décidé de m’ouvrir aux autres, à la vie. Je n’ai pas de vues particulières sur Monsieur Martineau, mais, peut être que cette rencontre au supermarché n’était pas due au hasard. J’ai envie de croire aux signes que le destin peut nous envoyer.
-          Je comprends. C’est dur pour moi aussi. La famille idéale, brisée sans préavis. Papa n’a jamais rien laissé paraître. J’aimerais tellement lui parler, lui demander pourquoi il nous a fait ça. Notre famille avait l’air tellement heureuse ! Maintenant, on est là, tous les deux, à tourner en rond dans cette grande maison à moitié vide. Léa en Belgique, papa, on ne sait où. Je n’arrive pas à croire à ce qu’on est devenus. Je suis encore sous le choc, je ne sais pas où je vais, ce que je vais faire. Tout ça, c’est un séisme pour moi. Je passe le bac à la fin de l’année et je ne sais pas ce que je vais faire après. Je ne veux pas te laisser seule dans cette maison. Je ne veux plus partir à la fac.
En disant cela, je regardais le feu, qui avait du mal à démarrer. Le cube s’était presque entièrement consumé et les quelques flammes qui s’en étaient dégagées n’avaient pas suffi à faire prendre le feu dans les bûches. Il fallait que j’en mette un nouveau.
-          Tu ne veux plus aller à la fac ? Mais tes études d’économie ?
-          Je sais, c’est mon projet depuis tellement longtemps. Je ne me vois pas partir de la maison. Tu vas faire comment ? Tu n’y arriveras pas. Il y a trop de choses à faire, entre le terrain à entretenir, le jardin, et tous les petits travaux. La maison vieillit et il y a toujours quelque chose à réparer.
-          Je demanderai à Jacques.
-          Tu ne pourras pas tout demander à Jacques, il a sa vie aussi.
-          Je verrai venir quelqu’un que je paierai.
-          Je crois que tu ne réalises pas bien. Tu y laisseras une fortune maman.
-          Mais enfin, je ne peux pas te laisser sacrifier tes études pour rester avec moi ici !
-          Et comment on les paiera ces études ? Il me faudra un logement, manger tous les jours, les transports… et puis un peu de loisirs. Tu n’as pas les moyens, maman. J’y pense depuis quelques semaines, la meilleure solution est que je reste avec toi. Je trouverais bien des petits travaux à faire dans le coin pour gagner un peu de sous.
-          Eh bien, mon fils, tu me sidères. Je refuse que tu te sacrifies pour moi. Quelle mère je serais si je te laissais faire ça ? Je sais que je n’ai pas toujours les pieds sur terre et que je me repose beaucoup sur toi pour la maison. Le départ de ton père m’a tellement sonnée… je me suis laissée aller. Je t’ai demandé trop, beaucoup trop. Tu as pris une place d’adulte ici et je n’aurais pas du laisser faire. Tu as fait preuve d’une incroyable maturité. Je le réalise maintenant.
Le deuxième cube avait pris aussi vite que le premier. Les bûches s’enflammaient doucement. La vitre de l’insert commençait à dégager de la chaleur.
-          C’était ma manière à moi de ne pas sombrer, m’accrocher au réel, me concentrer sur les choses du quotidien. Mon monde s’est effondré, j’ai ressenti un besoin vital d’être en contact avec quelque chose de concret, de palpable. Les préoccupations de tous les jours, tondre la pelouse, repeindre une porte, tout ça c’est du réel, ça ne peut pas disparaître. Ça raccroche à la vie, quand la vie perd son sens.
Je détournais mes yeux de la cheminée quelques instants et je regardais ma mère. Elle était livide, le regard fixe et embué.
-          Maman, repris-je, je ne veux pas te faire de peine. Si je te raconte ça, c’est juste pour t’expliquer ce que j’ai vécu. Mais, je t’en prie, ne pleure pas. Ce n’est la faute de personne, c’est la vie. Je m’en sors doucement. Et puis, comme on dit, ce qui ne tue pas, rend plus fort. C’est ce que je ressens aujourd’hui.
Ma mère se laissa tomber lourdement dans le fauteuil. Elle avait toujours l’air ailleurs. Je décidais de me taire et de lui laisser le temps de digérer tout ce qui venait d’être dit.
Le feu avait l’air de vouloir prendre, cette fois. De belles flammes se dégageaient des bûches. Une jolie teinte orangée colorait la vitre de l’insert. Je me levais et allais chercher le pouf, je le ramenais devant la cheminée et m’installais afin de profiter du spectacle des flammes. Une douce chaleur irradiait mon visage. Je la sentais se propager dans tout mon corps. Je me détendais.
Au bout d’un certain temps, je rompis le silence :
-          Tu veux y aller quand, chez Martineau ?
-          Je ne sais pas, me dit-elle en souriant. Je crois que je vais d’abord aller voir une agence immobilière. On va vendre la maison et repartir sur de nouvelles bases.
Elle me rejoignit et je lui laissais une petite place sur le pouf. Elle s’assit et mis son bras autour de mes épaules. On resta tous les deux un long moment à regarder le feu dévorer les bûches.
Dans quelque temps, il ne restera dans cet âtre qu’un tas de cendres et de poussières.

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