mardi 9 mai 2017

L’insatisfaction


« J’ai une bonne nouvelle nous concernant » avait été la première de ses introductions. Je dis première, car immanquablement d’autres viendraient. Ainsi en fut-il toujours avec Romain : ses mots souvent vous égarent ; vous ne savez qu’en comprendre tant aime-t-il toujours jouer avec. Son « J’ai une bonne nouvelle nous concernant » n’était qu’une provocation. Il lui fallait bien commencer par quelque chose, me dis-je à présent, histoire de me l’expliquer ce drôle de rendez-vous.
Je vous en restitue le décor, histoire que vous compreniez tout du terrible sentiment qui dès lors faisait assaut de ma personne. Romain : petit homme, sorte de grand jockey ; un drôle de visage, une voix malingre et complexe à définir : son de crécelle à mi-chemin entre une mandoline mal accordée et les cris du porc. C’était ça Romain : une immédiate apparence plaidant mal les bénéfices possibles d’une première impression. Son petit corps, un squelette sans muscles, des bras, que dis-je des baguettes, de toutes petites mains, pinces de crabe sorti de sa larve, du genre de ces mains à faire rêver un horloger.
Romain me regardait de biais une fois notre discussion commencée. Son œil bleu translucide, regard qui frise des jouissances de son bon mot. Qu’on le comprenne, enfin si cela en possible. Commencer un entretien de licenciement par « j’ai une bonne nouvelle nous concernant », cela vaut agréable moment lorsque, comme lui, on se croit drôle, que l’on fait du second degré sa constante façon de s’exprimer.
Tout cela m’intriguait : mais pas à moi, tout de même ? me disais-je, l’écoutant pousser plus loin ses explications servant à me virer. Pas à moi ce genre de façon très impolie, à la limite de l’humiliation ? Moi qui connaissais Romain Capron depuis plus de six ans, moi à qui il pouvait montrer ses interminables piles de photos prises lors de ses voyages dans les plus lointaines mers chaudes, histoire d’y assouvir sa passion pour la plongée. Je nous pensai proches ; s’il l’avait fallu, je nous aurais même qualifiés d’amis. Et pourtant il me virait, comme ça, sans le confort pris d’un minimum de formes à la tâche. Naïveté visant à confondre chose possible et chose acquise. Je vous résume ce qu’aujourd’hui j’en comprends : Romain DRH chez AzorP pouvant se mettre bien en amitié avec l’un de ses employés, si conscient, ancien, scrupuleux qu’il puisse être, c’était là chose intruse. Chez lui, tout n’est qu’instrumentalisation : seule la respectabilité compte. Il est chef, toi employé, alors lui décide, lui vire, lui s’en tire et toi tu exécutes ; surtout si tu es un modeste chargé Web, comme moi.
Je le regardais ce jour-là, cherchais à n’en rien paraître de mon affreuse déception. De cela aussi, il dut m’en vouloir, j’en suis sûr. Par « ça », je veux dire cette façon très neutre avec laquelle j’avais réagi ; l’écoutant, ne disant rien, tâchant juste de lui faire répéter ses arguments. Et pourtant tonnait déjà en moi la révolte : hors de question qu’on me jette comme ça, sans le moindre égard. Mes efforts pour AzorP avaient été bien trop extrêmes pour qu’ici tout s’arrête. Ma décision se prenait, très vite, en toute évidence : il me fallait une revanche sur Romain. Qu’importait la manière, il lui fallait payer : tuer son chien, me faire passer pour un huissier le harcelant jusqu’à qu’il se suicide, trafiquer ses bouteilles de plongée puis le voir tomber à l’eau, partir dans les grands fonds et ne jamais en remonter ; que son petit corps souffre, qu’il saigne, que l’on porte atteinte à l’estime dont il se fait gloire ; à ce stade tout était bon pour le faire payer.
Pour m’en assurer, je m’étais mis à le suivre dans ses moindres déplacements. Perfectionniste de mes vengeances, je voulais tout savoir, tout apprendre de lui, aller dénicher cette chose que tous nous cachons puis patiemment attendre le moment opportun pour asséner le coup de grâce qui, d’un simple fait, pour un mot, ferait s’écrouler le grand château de cartes de sa petite vie.
Je découvris très vite qu’il avait une maitresse ; entre elle et lui l’histoire n’avait que peu d’avenir : elle, attendant de Romain un engagement, quelques courages ; lui à la colle avec cette Sophie pour de simples histoires de sexe. J’abandonnai bien vite cette piste. Ses impôts, ses affaires dissimulées dans huit banques, tout ce qu’il cachait à sa mère, son médecin, son avocat ; tout ça ne m’intéressait guère à vrai dire. Il me fallait de l’exceptionnel, quelque chose de grandiose pour que ma revanche brille.
Enfin arriva la chose. Un notaire un peu falot, maître Dano, sorte de sosie ignoré de Woody Allen vint un jour le visiter. Il lui annonçait un héritage imprévu. Christian Capron, son oncle paternel, venait de mourir, lui laissant une petite fortune.
Et que fit Romain à cet instant : il ne changea rien à sa façon de vivre, du moins en apparence. Car moi qui le suivais, j’avais toutes les preuves de son manège. En réalité, Romain organisait sa propre disparition, s’étant mis en tête d’aller toucher seul son héritage, ne rien en dire, puis de mourir, du moins en apparence. Une fois son faux enterrement terminé, à lui la belle vie, sans femme ni enfant, loin de tout.
J’hésitais à cet instant autant le dire. Que faire ? Pousser la vengeance jusqu’à dénoncer son manège, ainsi perdrait-il tout : son héritage, sa nouvelle vie, ses bonheurs possibles ? Ou alors le laisser faire, puis une fois sa disparition acquise ne plus jamais le laisser tranquille : envoyer aux impôts ses déclarations faites depuis l’au-delà, tâcher d’un peu plus faire souffrir ses parents en prenant correspondance avec eux, envoyer à sa femme, Sihem, une carte postale de l’au-delà, lui faisant comprendre que l’au-delà se nommait la Suisse ; puis la pousser à venir inspecter l’endroit ; à la recherche d’un mari disparu. Cette dernière solution avait ma préférence, je l’avoue. Convaincre une femme des duperies de son mari puis l’aiguiller, de loin, pour qu’elle se mette à le chercher ; lui faire comprendre à lui qu’elle est sur ses traces, et rester dans la coulisse à regarder, délicieusement.
Le jour du faux enterrement de Romain, je repérais sa veuve, m’en laissais presque déjà séduire ; commençais à simplement prendre mots avec elle, sa voix troublée par la douleur comme premier des charmes agissant. À la suite de notre discussion, elle avait accepté que l’on se revoie.
Alors le 27 mai 2012 j’étais allé lui rendre visite chez elle, dans leur grande maison du 14 allée de Bellevue au Raincy.
Le jeu de dupes avec elle pour triste victime continuait. Grande, brune en envoutement, d’incroyables yeux que ses larmes récentes n’avaient en rien affadis, je l’admirais ; en prenais peur : et si ma vengeance allait à son échec, victime de ce qui se dessinait là, de ce que je n’avais pu prévoir : mes sentiments pour elle ?
Terrible dilemme !! l’orgueil de l’homme blessé cherchant revanche contre celui de l’homme amoureux cherchant satisfaction. J’étais piégé, victime très ironique de ma propre envie de faire mal à un autre. Oui, mais j’étais amoureux et c’est ce dernier instinct qui prit le dessus. Début juillet 2012, j’emménageais donc chez Sihem, chaussant les pantoufles, aimant la femme, la vie, de mon pire ennemi.
La peur m’en rattrapait de toute cette étrange situation. Voilà que me prenait l’effroi d’un jour subir ce que j’avais fait vivre à Romain, qu’à son tour il me suive, qu’il cherche mes failles, finissant par trouver les preuves de la filature que j’avais faite. Ma revanche se montrait impossible puisque je craignais de m’en voir devenir victime au bout du bout. La sienne l’était tout autant, du moins tentais-je de m’en rassurer, puisque pour m’en dénoncer il devait expliquer l’organisation de sa fausse disparition à sa propre femme.
Mon amour pour Sihem était fait du même principe d’impossibilité que ma revanche puisque sachant son mari en vie, il me serait impossible, à l’avenir, de l’épouser. Restait une solution : le tuer, lui ; n’y prendre que peu de risque puisque pareil fait revenait à aller tuer un homme supposément mort.
Il m’avait été possible de le retrouver, certes difficilement, des mois après avoir cessé toute filature. Romain avait changé de nom. Fini Romain Capron, à présent il s’appelait Jean-Philippe Coadou. Fait de ses habitudes encore que cela : « Jean-Philippe » c’était le prénom de son meilleur ami à l’école primaire de Faye, son village d’enfance ; et « Coadou » n’était autre que le nom de son institutrice de CM2.
Jean-Philippe Coadou était écrivain. C’était ça sa vocation, comme cela qu’il disait passer ses journées, le nez dans les livres et les ratures. Ses textes, il les signait d’un autre nom. Pour le monde de l’édition, il était Morgan Varans, auteur de polar très sombre, de ce genre de livre dont il convient d’un peu taire l’auteur, façon d’un peu mieux accréditer le mystère de ses inspirations. Pour simple logement, il louait un deux-pièces rue Azais dans le XVIIIe, non loin de Montmartre. Romain capron peu à peu s’effaçait, il travaillait un peu quand il voulait, sa nouvelle fortune lui permettant pareille facilité. Que cherchait-il dans l’écriture ? Le plaisir pris à l’invention d’autres vies, trait de ce qui lui était arrivé ? Le besoin d’un peu mieux exceller dans l’art de démasquer les imposteurs, comme lui, comme moi ? Vivre de sa plume ne semblait être de ses priorités ; que vienne la célébrité serait une catastrophe, vu que pareille chose irait ruiner ses efforts pour disparaître. Lui aussi s’y était piégé dans sa nouvelle vie. Je dois dire qu’il y avait là un constat qui me réjouissait. Je n’étais pas le seul dans cette situation.
Place Constantin Pecqueur, non loin de chez lui, on trouve une librairie où il est possible d’acheter ses livres. Pour savoir ce qu’il tramait ; moi, suspicieux, n’en croyant rien de la sincérité de sa nouvelle vie, je décidais d’y acheter ses trois livres déjà publiés. Ce sont de courts textes très prétentieux, sorte de création se défiant des genres, disant être des polars sans que cela soit vrai. À les lire, je tâchais d’un peu mieux le connaître, de savoir s’il n’y avait pas dans ses recherches la preuve qu’il m’espionnait sous couvert d’écriture. C’était là ma crainte, ici prospérait ma paranoïa, conséquence à ma drôle de nouvelle vie m’ayant fait le conjoint de la femme d’un homme que j’avais suivi.
Son existence d’écrivain oisif s’opposait trop à qui il avait été quand nous nous fréquentions. Le Romain Capron que j’avais connu était arriviste, toujours soucieux d’argent, de travail, de reconnaissance. Le Jean-Philippe Coadou du 17 rue d’Azais était parasite, crasseux, lent, comme apaisé ; il était autre : il était ce qu’il aurait peut-être fallu que je devienne quand il m’avait viré. Je recommençais déjà à l’envier, admettant à demi-mot que le problème chez moi était peut-être là, dans cette manie de toujours vouloir ce que je n’avais. L’envier ainsi me renvoyait au jour de mon départ de chez AzorP ; par cette envie s’exprimait le désir de posséder autre chose, l’espoir de se croire un jour heureux.
À force, je pense que c’est mon obsession à le suivre qui le forçat à en faire tout autant avec moi. S’il prit ma trace c’est à la force de nos drôles de rapports mutuels, moi dans son ancienne vie, lui s’étant donné à une existence qui aurait pu être mienne. Le détective suivait sa cible, la cible traquant à son tour qui le traque. Comment sortirions-nous de l’imbroglio ? Il fallait se rencontrer, histoire de parler de ce qui nous liait malgré nous.
La chose, reconnaissons-le, était plus simple à faire pour moi. En effet, de nous deux, j’étais le seul à tout connaître dans cette histoire. Pour seule concession, j’admettais comme indispensable d’avoir à lui expliquer pourquoi depuis plus d’un an, je vivais avec sa veuve. Je tenais là d’ailleurs, l’excuse toute trouvée me permettant d’expliquer les raisons de nos retrouvailles. Parfaitement possible, en effet, de lui expliquer que je m’étais mis à sa recherche suite à une discussion avec Sihem, histoire d’éteindre ses doutes sur le fait que son mari n’était peut-être pas mort pour de vrai.
Un mardi matin, au croisement des rues Saules et Norvins, je l’abordais, très tranquillement. Comme ça, tout en neutralité, feignant la normalité. Chose folle !!
« Ah, c’est toi !!, fut sa réaction.
— T’as le temps pour un verre là ??
— D’accord !! Tiens, y’a un petit bistro pas loin !! Il est assez sympa !! »
Entre nous, beaucoup de détachement, le règlement de nos gênes par l’humour, comme toujours.
J’appréciais qu’il n’ait aucune rigueur, aucun reproche brouillant son jugement. Il nous fallait discuter, nous y allions, rien de plus.
Situation étrange, j’y consens. Mais qu’y faire, si ce n’est s’y plier ?
« Je suppose que nos drôles de rapports méritent qu’on prenne tous les deux un bon demi. C’est qu’on ne discute pas tous les jours avec le mari de sa veuve, non ???... Alors, pourquoi t’es là J.C. ? Tu as besoin d’explications ??? »
Qu’il y avait loin entre l’homme d’avant et celui que je retrouvais, subtil en ses effets. Que j’eus, un jour, dans une autre vie, à apprécier cet homme, brusquement me parut aller de soi, n’ayant, sur l’instant, plus trop de honte à l’avoir pris pour un possible ami.
« Non pire : tu es là pour réclamer une pension ? C’est que je la connais la Sihem : elle dépense la bougresse !! Faut voir les économies que je fais aujourd’hui !! Heureusement qu’elle n’est que CPE. T’imagines si elle avait été, je sais pas moi, vendeuse en parfumerie ou hôtesse de l’air ? Un héritage n’y aurait pas suffi, hi hi… !!
Effet pervers de son humour : je ne savais trop comment y venir à ce qu’il fallait se dire tout à fait sérieusement.
— Je plaisante bien sûr !! Quoique !! » »
J’hésitais autant le dire. Qu’en faire de cette discussion ? Lui se cherchait une autre nouvelle vie, ça se comprenait. Son rêve d’encore une fois disparaître, cette facilité qu’il y a à tout laisser pour tâcher d’aller recommencer une autre existence, le tentait de nouveau, c’était évident.
Ainsi vivent forcément ceux qui, comme lui, comme moi, avaient déjà eu à connaître la jouissance de recommencer sa vie ailleurs : ils sont d’éternels insatisfaits. Alors pour qu’épreuve cesse, on croit parfaitement possible d’avoir à arrêter là la ronde des vies possibles en allant très naïvement vers l’ultime solution envisageable : revenir à sa première vie.
« D’après toi, Sihem pourrait croire à ma résurrection ? J’en ai fait le tour de cette vie nouvelle…
— Et tu l’expliqueras comment ton retour, par hasard ?
— T’inquiète, j’ai eu le temps de penser à la chose ! Je crois avoir trouvé la solution. Je vais plaider la mauvaise blague, le fait que je voulais faire comprendre à Sihem l’importance que j’avais dans sa vie ; chose qu’elle ne pouvait admettre qu’en se croyant veuve…
— Et l’argent tu l’expliqueras comment ?
— Oh pour ça, t’inquiète : L’argent y’en a plus !! Enfin officiellement, hi hi… ! Donc de ce côté-là, c’est affaire réglée !! »
Son petit rire, cette façon de toujours parler en vous signifiant tout le mépris qu’il portait aux gens m’horripilait. Venu pour lui trouver des excuses, pourquoi pas pour faciliter son retour, je décidais brusquement d’adopterle point de vue contraire.
« Et tu ne t’es pas dit que je pourrais tout lui dire ?
— Ah si si, je me le suis dit !! Je me suis aussi dit qu’une partie de l’héritage pourrait t’intéresser, et puis surtout il y a ton ancien boulot… Hi hi !! Tu vois que je m’en suis dit des trucs pendant tout ce temps… »
Je n’avais trop su quoi répondre sur l’instant. Hésitant entre franchise et lâcheté, haïssant cet homme pour tout ce qu’il donnait à voir de mes bassesses. Pour finir, il m’avait donné trois jours pour prendre ma décision. Demain donc j’irai le revoir pour lui dire que je refuse sa combine.
Me cherchant revanche, je n’ai fait qu’engendrer ma propre perte. C’est sur ce point que j’ai envie de conclure ma longue confession. Revient encore la possible solution à laquelle je résiste : le tuer, lui, pour renaître, moi !!


FIN

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