mardi 9 mai 2017

Junior : Le Devoir

J’ai une bonne nouvelle : l’école est finie ! Plus de cours, de punition ni d’évaluation. Les levers à l’aube n’existent plus pour moi. Quel bonheur de ne pas aller à l’école pour écouter le professeur sept heures par jour, assis éternellement sur une chaise trop rigide ! A moi s’offrent maintenant le jeu, la liberté et le bonheur.

Il y a bien une cause à cela –un peu plus sérieuse, je l’avoue– mais cela reste une bonne nouvelle : tous les Français majeurs sont enrôlés dans l’armée afin de ramener la paix en Syrie, où la guerre civile fait rage depuis cinq ans. Nous allons enfin libérer le monde !
Les instituteurs participent également à la lutte, ce qui affranchit tous les enfants de l’école. Finalement, cet acte est doublement noble.

Cependant, en voyant mon père qui prépare sa valise, je ressens un pincement au cœur. Voilà quelque chose que je n’ai pas prévu. Je ne verrai plus avant un certain temps son chaleureux visage avec son sourire dissimulé sous une épaisse barbe rousse. Je prends peu à peu conscience de la réalité de la guerre. Ma mère, mes frères, ma sœur et moi devrons nous débrouiller. Il ne sera plus là pour venir nous chercher à l’école, ni nous aider dans nos devoirs, ni nous raconter une histoire avant d’aller au lit. Nous n’entendrons plus sa voix puisque l’Etat a interdit tout appareil électronique pour communiquer avec les soldats : cela pourrait être intercepté par l’ennemi. Seules les lettres seront autorisées. Mais bon, s’il ne s’agit que d’une absence de quelques mois pour le bien de l’humanité, alors nous pourrons bien la supporter.

« Au revoir, les enfants ! Je vous enverrai une lettre dès mon arrivée ! »
Tels sont les derniers mots de mon père avant de partir de notre maison.
 « Papa ! Papa ! hurle ma sœur, âgée de trois ans, aussitôt la porte fermée.
- Ne t’inquiète pas, tente de la consoler maman, Papa reviendra d’ici quelques mois...
- Papa ! Papa ! pleurniche-t-elle. Je veux Papa... »
Ni les câlins de ma mère, ni les grimaces de mes frères ne parviennent à calmer les pleurs de ma pauvre sœur. Mais nous aussi, nous avons le cœur lourd. Qu’arrivera-t-il à notre père ?

En me levant ce matin, je ressens un manque terrible : un silence inhabituel, angoissant, pèse sur la maison. Elle paraît vide, alors que nous sommes pourtant cinq âmes à y vivre. J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose, d’avoir raté un rendez-vous. Que vais-je faire aujourd’hui ?
« Que fais-tu, Antoine ? Il est dix heures et tu n’es pas encore levé ! s’étonne ma mère en entrant dans ma chambre.
- Mais maman, protesté-je, je n’ai plus école...
- Ah, crois-tu vraiment que c’est un prétexte à la paresse ? me reproche-t-elle. J’ai des milliers de choses à faire, et tu ne m’aides même pas ? »
Je me sens si honteux que mes joues s’enflamment et que je détourne le regard des yeux de ma mère déçue. Comment ai-je pu être aussi égoïste ? Je suis l’aîné de la famille, je ne dois pas laisser seule ma mère s’occuper de nous.
Je me prépare en vitesse et descends dans la salle à manger où ma fratrie est déjà présente, n’attendant que moi pour le petit-déjeuner. Nous avalons en silence nos tartines froides étalées de confiture qui n’a plus le même goût qu’avant.

Ma mère m’a chargé de faire lire des histoires à mes frères et à ma sœur car même si les professeurs ne sont plus là pour enseigner, nous devons tout de même nous instruire. Voilà autre chose que je n’ai pas prévu : les devoirs continuent...
De plus, nous devons aider notre mère dans les innombrables tâches ménagères : passer l’aspirateur, laver les vêtements et les draps, nous occuper du potager pour assurer notre autonomie, préparer les repas...

La première lettre de notre père est arrivée une semaine après son départ. Un véritable soulagement a parcouru toute la maison. Il nous assure qu’il est arrivé sans encombre à la caserne en Syrie –il ne peut pas préciser la ville pour préserver le secret. Le campement est plutôt propre, avec tout le nécessaire pour vivre. Les combats débuteront dans quelques jours.
Au mot « combats », ma mère nous regarde d’un air horrifié : que signifie-t-il ? Notre père sera-t-il exposé aux tirs et aux missiles de l’ennemi ?
Une question que je ne me suis jamais posée me vient alors à l’esprit :
« Contre qui nous battons-nous, maman ?
- Contre le gouvernement, répond-elle distraitement.
- Mais pourquoi ? Qu’a-t-il fait ?
- Il est trop autoritaire pour le peuple.
- Mais le gouvernement n’a rien fait à la France !
- Antoine... soupire ma mère, lasse. C’est plus compliqué que cela. Va lire. »

Deux semaines après, nous recevons une deuxième lettre de notre père : il est sain et sauf. Cependant, la victoire, nous explique-t-il, semble plus difficile que prévu. L’ennemi est bien organisé et possède une volonté de fer. Deux camarades de Papa sont déjà morts et certains autres ont de graves blessures. En ce qui concerne les conditions de vie, je ne sais pas pourquoi mon père refuse de nous les décrire. Est-ce si terrible ?
Je commence à regretter notre vie d’avant, et aussi l’école, un lieu de tranquillité et de stabilité... Mais non, je dois avoir le cafard pour que de telles bêtises me viennent à l’esprit.

L’inquiétude de ma mère est visible malgré ses tentatives de dissimulation : quand je l’aperçois à travers la porte entrouverte du bureau, elle tape sur son ordinateur à toute vitesse en se rongeant les ongles. Quelques fois, je l’entends qui pousse un cri qu’elle n’a pu réprimer. Elle semble pâle et fatiguée. Alors, pour l’aider du mieux que je peux, je m’occupe des repas que je réussis maintenant plutôt bien –après mes premières tentatives qui ont ruiné pendant quelque temps l’appétit de la famille, instruis mes frères et ma sœur de tout ce que j’ai retenu de l’école, et propose mes services autant que possible à ma mère.

Je sors quelques fois du foyer pour rendre visite à nos voisins. Aujourd’hui, je vais chez les Dupuis, où sont restées la mère et ses deux filles.
« Antoine ! s’exclame la mère en m’ouvrant. Viens, viens vite... Ah, quelle nouvelle m’est tombée sur la tête ! »
Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise annonce. Je me précipite à l’intérieur.
Les deux filles assises toutes raides sur le canapé semblent étrangement calmes, elles qui bavardent et se moquent tant de moi d’habitude. Leurs yeux ne bougent même pas à mon entrée dans le salon, ils semblent fixer l’horizon.
« Ah, mon Dieu, qu’allons-nous faire maintenant ? lâche madame Dupuis.
- Qu’avez-vous toutes avec vos mines déconfites ? demandé-je, déconcerté.
- Mon... mon mari est mort. »
Je n’ai pas vu le coup arriver. Ma tête est si secouée que mon esprit se vide, qu’aucun son ne sort de ma bouche bée et que je ne vois plus rien.
Désormais pour moi, la guerre ne sera plus une bonne nouvelle.

Notre père, après la troisième lettre aussi inquiétante que la précédente, n’a toujours pas écrit depuis un mois. C’est encore pire que de lire ses craintes griffonnées à la hâte car nous ne savons pas s’il est encore en vie. Chaque jour est une nouvelle source d’angoisse. Je ne dors pas en ce moment et j’ai l’impression que ma famille ne va pas mieux que moi.
Quand cette guerre prendra-t-elle fin ? Quand Papa rentrera-t-il ? Et puis, quand retournerai-je à l’école ?

Je n’ai pas pensé au début à toutes les vies brisées, toutes les maisons détruites et toute la misère provoquées par la guerre, malgré mes cours d’histoire sur les deux guerres mondiales. Des organisations ont pour but d’éviter de nouveaux massacres mais rien ne change, les conflits continuent dans le monde.
A l’école aussi, j’ai appris qu’il ne faut pas se bagarrer et être respectueux envers les autres. C’est ce que nous disent les adultes, qui veulent toujours nous donner l’exemple. Pourtant, leurs guerres sont d’énormes bagarres qui, comme des raz-de-marée, finissent par engloutir tout le monde. Ils se tuent entre eux avant de discuter pour trouver un accord. Pourquoi ne discutent-ils pas tout de suite ?

J’ai une bonne nouvelle : une lettre de notre père est arrivée ! Ma mère se dépêche de déchirer l’enveloppe pour lire le message devant nous :

Chère femme, chers enfants,
Je ne sais pas depuis combien de temps je vous ai écrit –sans doute longtemps. Les chefs nous ont interdit de dévoiler jusqu’à maintenant la nouvelle qui vous réjouira sans doute : la France se retire de la Syrie ! Je rentrerai dans une semaine à la maison.
Bisous
Papa

« Hourrah ! »
Une explosion de joie détonne dans toute la maison. Notre mère nous embrasse et nous nous serrons tous dans les bras. Rien de mieux n’aurait pu arriver. Tant pis pour l’honneur et tant pis pour la victoire : je veux juste que nous soyons réunis en famille.


Demain, je reprendrai l’école. J’ai hâte de retrouver mes amis, ainsi que ma chaise et mon professeur pour apprendre de nouvelles choses. Ma soif de connaissances n’a pas été désaltérée depuis deux longs mois. Je veux grandir, quitter mon corps d’enfant impuissant, devenir adulte pour changer le monde et le rendre meilleur. L’école, quelle bonne nouvelle !

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