mardi 2 juillet 2019

Les résultats du concours de nouvelles 2019

Cette année, les nouvelles devaient avoir une thématique qui était : « Déraciné(e) (s).

Le jury s’est tout d’abord attaché au respect du thème puis à l’originalité du récit, la construction, la cohérence des histoires, sans omettre la qualité de l’écriture. Il a été agréablement surpris par la diversité des styles ainsi que par l’intensité des récits. 

Fort du succès de ce concours nous recevons des nouvelles de tout le territoire français et même de Suisse, nous vous attendons encore plus nombreux à tenter l’expérience l’année prochaine... Avant-première : le thème sera en lien avec l’humour.

Les 4 premières nouvelles sélectionnées par le jury :
Sur le podium, de Christine Tollet
Tilikum, de  Christine Ringuet
Question de bon sens, de Mickaël Feugray
Enlacés, de Laure Hadrot

Prix Junior :  
D'une Terre à l'autre, de Anatole Cimbault


Sur le podium de Christine Tollet


Frankie sent son cœur se serrer au moment d’avancer sur le podium. Mais Madame  Rogers l’encourage du regard et Marsha lui fait un petit signe de la main. Il a particulièrement soigné sa tenue, jean neuf, tee-shirt immaculé et baskets impeccables. Il a discipliné ses épis avec du gel effet mouillé et ne porte pas ses lunettes pour qu’on voie ses grands yeux bleus, le seul atout d’un physique assez ingrat. Il doit parader, comme pour un défilé de mode.
Salle pleine comme un œuf, atmosphère bruyante et chaleureuse pour cette foire à l’adoption au cours de laquelle Madame Rogers espère bien caser le fond du panier, les enfants rendus à l’orphelinat. Marsha et Frankie sont au nombre de ces malheureux qui n’ont pas fait l’affaire. Vingt-cinq mille par an aux États-Unis. Retour à la case départ, et tentative de rehoming par le biais d’une agence spécialisée...
Il s’agit d’intéresser une nouvelle famille adoptive. Mais plus l’enfant grandit, plus ses chances de trouver preneur s’amenuisent... Aux portes de l’adolescence, le candidat est beaucoup moins attractif, trop grand, trop vieux, avec une personnalité déjà dessinée : certes on pourra l’accompagner mais pas l’assimiler ni le modeler. Cela fait réfléchir. Frankie arrive à cet âge critique, il le sait, pour lui il y a urgence à plaire.

Il a déjà été placé à trois reprises en vue d’adoption et à chaque fois ses apprentis parents l’ont remis aux services sociaux, comme on rend un objet défectueux au service après-vente d’un magasin.

La première fois, il échoue chez un couple hétéro de la classe moyenne. Janice ayant enchaîné fausse couche sur fausse couche, le couple décide de sous-traiter en prenant un enfant tout fait. Frankie a trois mois, on peut considérer cela comme un avantage, il passera aisément pour leur enfant biologique; mais le gosse crie, fait des caprices, refuse de manger et de dormir, il ne correspond en rien au bébé idéal, fantasmé parce que trop longtemps attendu: c’est un modèle sans option, aux perspectives limitées, un gosse difficile à aimer; ils le rendent sans aucun état d’âme avant qu’il ne commence à faire ses nuits... Frankie n’a que six mois.

Deuxième tentative, deux ans plus tard : un couple de lesbiennes baba cool le choisit sur catalogue. Julia enseigne la psycho à l’université et Toni est prof de yoga; alliance sympathique du cerveau et des muscles. Apparemment Frankie est bien tombé. Ses deux mères s’occupent à tour de rôle de lui, il ne manque ni de soins ni d’amour. Tout baigne pendant une petite année. Mais Julia est invitée deux mois au Népal et Toni l’accompagnera, elles ne se séparent jamais. Personne ne peut ni ne veut prendre en charge le môme. Impensable de l’emmener. Finalement le couple se dit que cet étranger limite beaucoup leur liberté; les deux femmes n’ont fait qu’entrebâiller la porte, il n’y a pas réellement de place dans leur vie pour un enfant. Elles ont tenté de le vendre d’occasion sur internet, mais en vain. Elles vont prendre un chat, c’est plus facile à caser. Exit Frankie.

Troisième tentative, après trois ans d’attente. Frankie est maintenant un petit garçon doué de raison; il commence à réfléchir sérieusement à son parcours déjà compliqué. Madame Rogers lui annonce un matin que son profil intéresse une famille. Frankie ne sait pas vraiment ce que c’est, faute d’expérience, mais il ne veut pas demander à madame Rogers, elle a tant à faire avec ses cas... Shirley et Don ont déjà deux enfants, une fille biologique Kathleen et une fille adoptive, Sue. Un bon point pour eux; ils souhaitent agrandir la famille, avec un modèle masculin cette fois pour que Don ne se sente pas trop seul. Ils ont le sens de l’humour, Frankie apprécie. Le voici donc embarqué dans l’aventure; la maison est jolie, le quartier agréable, les frangines sympas, surtout Sue qui a son âge, et les parents font le job. Il y a une grande famille élargie, des fêtes, des réunions, des sorties. Tout est prétexte à rassembler ce petit monde. Voilà Frankie pris dans un tourbillon d’affection bruyante. Il se fond avec délices dans le groupe qui le considère bientôt comme le fils préféré. Une année passe, Frankie commence à respirer et se met enfin à grandir : au sein de cette constellation aimante et bigarrée, il n’a plus besoin de se faire tout petit. Parfois il se prend à oublier l’orphelinat, Marsha et Madame Rogers. Il pense être sauvé : il a trouvé sa place. Mais le destin le rattrape. Don perd son boulot, les parents doivent vendre la maison, et Shirley recommence à travailler comme dentiste. Don est père au foyer mais il plonge peu à peu dans la dépression et les trois mômes trinquent... La famille tire le diable par la queue. Cinq personnes, c’est trop, il faut lâcher du lest... Il faut lâcher Frankie, le denier arrivé dans cette galère. La mort dans l’âme, Shirley et Don reconduisent le garçon à l’orphelinat, pour raison économique. Le môme coûte trop cher, c’est un luxe qu’ils ne peuvent plus s’offrir. Il faut reconnaître que les parents ont longuement discuté pour choisir quel enfant adoptif ils éjecteraient de la montgolfière; avec son bol habituel, Frankie a gagné... Normal que Sue l’ait emporté, elle jouera plus facilement aux Barbies que Frankie et Don n’est plus en état d’imposer la parité... Dix-huit mois se sont écoulés depuis que le gosse a quitté l’orphelinat. Il a déjà bien changé, naïvement il avait commencé à croire au bonheur...

Entre chacune de ces tentatives malheureuses, l’enfant revient au camp de base : l’orphelinat. C’est comme un internat où les mômes, hôtes involontaires des services sociaux, sont assignés à résidence pour une durée indéterminée. Pas de week-end à l’extérieur ni de vacances. La vie collective H 24... Tout un programme. Aucune cellule familiale, aucun cocon où se réfugier les jours de déprime. Derrière ces murs, tout est mutualisé, le chagrin, la joie, l’espoir, le doute et surtout l’attente. Les enfants ressemblent à ces prisonniers tendus vers une levée d’écrou problématique. Mais Celle-ci est souvent trompeuse, comme le gamin l’a appris à ses dépens.

Frankie a presque quatorze ans maintenant. Il est assez frêle et d’une taille inférieure à la moyenne : la vie ne lui a pas vraiment laissé la possibilité de bien grandir, il a passé son temps à s’adapter et à attendre... Il a presque atteint la date de péremption, comme un yaourt; sa validité est beaucoup plus longue, comme celle des yaourts, mais les consommateurs se méfient, faut les comprendre. Le droit à l’enfant est inscrit dans les mœurs, mais pas à n’importe quel enfant, nul ne veut d’un môme ordinaire, médiocre, bas de gamme...et c’est ce
Que Frankie pense de lui : il ne se trouve pas décoratif, il ne fait pas rêver...

Il fait son show sur le podium, de son mieux, pour Madame Rogers et Marsha, ses seuls supporters pendant les presque quatorze ans de sa misérable existence. Il va échouer une nouvelle fois et il passera à l’orphelinat les dernières années de sa minorité. Ensuite il s’engagera dans les Marines avant de reprendre ses études. Puis il épousera Marsha et ils auront des enfants ...

Frankie est assis sur un banc quand la directrice vient le trouver. Elle arbore un air joyeux, très inhabituel chez un membre du personnel des services sociaux : ces travailleurs sont des rustines sur la chambre à air de la société, ils permettent au système de fonctionner avec un semblant de justice. Madame Rogers a encore desillusions, vraiment miraculeux à cinquante ans. Le gosse n’en a plus depuis belle lurette.
     Frankie, quelqu’un t’a remarqué pendant le défilé, si tu veux bien lui dire un mot...
L’ado la regarde d’un air désabusé. Encore un velléitaire qui va jouer avec ses sentiments et sa solitude... Mais le mec est là et le gratifie d’une poignée de main franche et cordiale.
     Je m’appelle Steve et j’aimerais bien qu’on fasse un essai pour voir si on est compatibles.
Le garçon est étonné; Madame Rogers ne l’a pas présenté comme un cas désespéré : personne n’a voulu de lui sur le long terme. Comme les produits de contrefaçon, il ne fait pas d’usage... Le mec continue :
     Si tu es OK, je viendrai te chercher bientôt; j’ai quinze jours de congé, on pourra faire connaissance...
La directrice encourage d’un froncement de sourcils son poulain à tenter le coup. Frankie est vraiment un cas, il va lui rester sur les bras jusqu’à sa majorité, on ne peut pas se permettre de chipoter, si ce mec le veut, qu’il le prenne... Ce sera un souci en moins. Frankie a compris le message muet et opine du chef. Steve a fait le stage de trois jours, censé former les parents potentiels à leur tâche. Il a de l’argent, c’est un bon candidat.

Le samedi suivant, Frankie va chercher son sac et le voilà parti pour le royaume de Steve, un informaticien célibataire de quarante-deux ans. Le mec est carré, sportif, énergique. Il n’a pas l’air de se prendre la tête; mais le gamin ne voit pas trop comment s’inscrire dans son projet de vie, son développement personnel. Que peut-il lui apporter comme supplément d’existence ? Franchement, il ne pige pas. Dès son arrivée chez le type, ses doutes se confirment. Si Frankie était quadragénaire, célibataire, avec un bon revenu, une belle baraque, une bagnole classe, un bon job, il ne s’encombrerait pas d’un ado à problèmes, refusé partout... Il prendrait un chien, un enfant qui ne grandit pas, et il se ferait prêter des gosses à l’occasion, pour rendre service et jouer au parent, mais il ne les implanterait pas à demeure, c’est trop de boulot et trop de souci... Faut être libre de s’en débarrasser quand ils deviennent gênants, et ils le deviennent, c’est juste une question de temps, cela Frankie le sait d’expérience. Il a été très marqué par un fait-divers d’une ironie tragique. Dans le Nebraska, en 2008, possibilité avait été donnée d’abandonner légalement et anonymement son enfant dans les hôpitaux, sans avoir à fournir la moindre explication. L’abandon de confort en quelque sorte. Les services avaient été rapidement submergés : les gens affluaient d’autres états, et des parents au bout du rouleau étaient même venus déposer leurs rejetons ados. Il avait fallu rétropédaler d’urgence. Fausse bonne idée... Les tours d’abandon, les fenêtres à bébé ont de beaux jours devant elles. Le marché de l’enfant d’occasion prospère. La naissance d’un enfant n’est pas toujours un événement heureux, même dans les pays riches.
Si le cadre de vie de Steve rappelle beaucoup celui de Shirley et Don au temps de leur splendeur, l’environnement humain est totalement différent. Pas de famille élargie, d’amis, de copains, de relations; en matière d’échanges, régime sec. Steve est fils unique d’enfants uniques, l’arbre généalogique tient plus du cyprès que du chêne... Frankie ne peut pas se fondre dans le groupe pour se faire oublier, il n’y a que Steve, qui cultive l’art de la solitude. Le gosse se demande comment il va pouvoir rester les quinze jours prévus dans ce qui ressemble beaucoup à une prison dorée. Le mec l’emmène au base-ball, à la pêche, au resto mais il ne le présente jamais à personne; juste bonjour bonsoir aux voisins et basta. Le gamin se prend à penser à Madame Rogers et à Marsha; elles lui manquent car elles font vraiment partie de sa pauvre histoire.

Un peu avant la fin de la première semaine, il n’y tient plus et saisit son téléphone pour appeler Marsha. Comme lui, elle est arrivée au centre juste après sa naissance et ils ne se sont plus vraiment quittés; entre quelques intermèdes pseudo familiaux, elle a grandi à l’orphelinat. C’est la copine de Frankie depuis toujours, son âme sœur, son autre moi, son double. Il adore son rire clair et ses yeux qui dévorent la vie.
     Marsha, tu vas bien ? J’avais envie d’entendre ta voix, je ne te dérange pas ?
La petite le rassure en plaisantant.
     Pas de rendez-vous avec le maire ou le procureur, t’inquiète. Je ne vais pas entrer en réunion... T’es OK ?
Frankie voudrait avoir la force de mentir, il sait que Marsha s’inquiète pour lui.
—C’est chouette ici, le mec me sort, mais question lien social, ça craint. Tu me manques et madame Rogers aussi.
Consigne lui a été donnée de n’appeler qu’en cas de problème. A charge pour lui de trouver ce que la directrice entend par problème...Mieux vaut donc s’abstenir pour le moment.
Avec le temps, le garçon a appris à apprécier Janet Rogers. Elle veille discrètement sur eux, sur leur santé, leur scolarité, leurs loisirs. Elle s’efforce d’établir une relation personnelle avec chacun. Paradoxalement, les difficultés causées par Marsha et Frankie ont resserré ses liens avec eux. Ce ne sont pas ses chouchous mais presque... Elle les voit partir avec regret et les retrouve avec joie, ses cas désespérés bien-aimés.

Le type sort le grand jeu pour Frankie. Il le traite comme un VIP. Il l’emmène à Disney World et à un match de la NBA. L’enfant joue la comédie, s’extasie et fait moult selfies. Il faut que le mec en ait pour son argent, il a sacrifié un voyage à Hawaï. Frankie ne va pas faire la fine bouche. Steve s’applique et met tout en œuvre pour lui plaire... Il essaie de se vendre, de mimer le père copain, complice et cool... Mais il ne comprend pas ce qu’attend l’orphelin, ce qui lui a manqué depuis la naissance, des parents aimants et protecteurs. Une place dans la vie de quelqu’un, pour toujours.

Une semaine plus tard. Le garçon sonne à la porte de l’orphelinat. Madame Rogers, toute surprise, prend son sac et le fait entrer. Frankie est fatigué, il a fait du stop puis marché pour regagner le centre. Steve dort encore, il n’a pas pu alerter la directrice.
L’ado s’écroule sur le canapé de la salle commune et dit d’un ton définitif :
     J’ai rendu Steve, il ne faisait pas l’affaire...

Tilikum de Christine Ringuet


Je la tuerai aujourd’hui, sans un bruit, dans le silence le plus total. Fin d’une tyrannie par un acte de violence, n’est-ce pas complètement contradictoire ? Et pourtant…

Durant les premières semaines passées ici, je n’ai espéré qu’une seule et unique chose, retrouver les bruits du monde dont je suis natif. Les longues conversations avec mes amis et ma famille, les sons familiers des endroits que j’affectionnais, tout me manquait. Je passais mes journées à écouter le moindre grincement, sifflement ou craquement qui me parvenait et me rappellerait un souvenir, un être que j’ai aimé ou juste une petite parcelle des désirs que j’avais pu avoir. Le seul désir qui m’habite aujourd’hui n’a plus rien de gai, la mort, la sienne et la mienne du même coup. Le meurtre comme acte de libération mais quelle autre solution face à ces inepties que je subis.

Aujourd’hui toute mon âme prie pour un soupçon de silence, un instant de plénitude sans aucune sonorité qui me blesserait une fois de plus, simplement partir en paix, sans heurts, dans un autre monde. Après toutes ces années de souffrances, d’angoisse, de torture et d’ennui, mon corps, et surtout mon esprit ne peuvent plus affronter les affres de ma vie.

L’aube pointe juste le bout de son nez et pourtant j’entends déjà depuis de longues heures les pleurs de mes colocataires, leurs cris de désespoir, entrecoupés par leurs conversations mélancoliques. Je les envie pourtant de pouvoir discuter malgré cette situation que nous partageons tous, moi je n’ai personne d’autre que ces bruits assourdissant. Les méandres de mon esprit ne cessent de balancer entre mon envie de silence et mon besoin avide d’une conversation, quelle qu’elle soit. Je n’ai parlé à personne depuis des décennies, je ne suis même pas sûre d’être encore capable d’articuler une phrase ou un mot.

D’ici quelques minutes, Dawn me rejoindra pour le petit déjeuner, ma Dawn, celle qui va mourir. Aujourd’hui je ne mangerais pas. Les rayons du soleil commencent à lécher ma peau exposée, la piscine reflète petit à petit ses reflets azurs que je hais au plus haut point, mais qui scient si bien à cette construction du sud où je vis maintenant. Un premier pas vers la fin, mais une chance pour Dawn de cesser ses ignominies, une main tendue. Peut-être qu’elle comprendra mon appel à l’aide et sauvera sa vie par la même occasion, mais au vu de ses précédentes actions, je dirai que la chance que cela arrive est infime.

Dawn s’avance pas à pas sur la terrasse bétonnée, prête au petit déjeuner, un large sourire aux lèvres. Sa chevelure blonde attachée en queue de cheval me renvoie des effluves vanillés artificiels à souhait. Son allure est ferme, athlétique, souple, assurée, chaque mètre qui la rapproche vers moi la rapproche de sa fin.

Elle m’interpelle à plusieurs reprises. Je finis par m’avancer avec un manque d’envie certain mais une contrainte évidente. Mon affection des premiers jours pour elle s’est rapidement  transformée en haine farouche. Elle a été un espoir dans cet enfer gris, et un désenchantement tout aussi fugace. Le cloisonnement et l’ennui m’ont transformé au plus profond de moi, et la joie de vivre a fait, lentement mais surement, place à une agressivité indomptable.

Notre couple doit effectuer son spectacle chaque jour, aucun répit n’est toléré dans notre métier, mais notre entente surfaite des premiers temps n’est devenue qu’un affrontement hors norme, invisible pour l’œil néophyte du public mais bien présente entre nous. Dawn impose son autorité tandis que je résiste de tout mon être, mais le show continu, mes besoins primitifs et mon instinct de survie me poussant à l’obéissance malgré tout.

« -Allons, tu ne peux pas refuser de te nourrir sans raison. Fais un effort, avale au moins quelque chose ce matin pour la journée, tu vas finir par tomber malade. » Me dit Dawn sur un ton faussement doux.

Je ne bouge pas d’un millimètre, prêt à tout pour la convaincre de me respecter enfin et m’accorder la paix dont j’ai besoin. Elle tente doucement un geste vers moi, mais je détourne la tête pour l’éviter, son contact m’est devenu intolérable.

Je ne saurai dire si c’est une belle femme, son image est devenue pour moi une simple habitude, sans aucun jugement sur sa personne. Et pourtant je sanctionne ce qu’elle fait. Aucune compassion pour mon statut n’a jamais émané d’elle, je suis son partenaire obligatoire, un point c’est tout, le reste importe peu. Peut-être que ce qu’elle pense va dans mon sens, peut-être pas, mais peu importe, ses actes sont ce qui compte et démontre qui elle est.

Nos regards s’affrontent quelques minutes, ma détermination est sans limite, je n’ai plus rien à perdre, elle si, mais elle ne le sait pas encore. Dawn reste inflexible, incapable de me laisser mourir de faim, par amour me direz-vous, grand dieu non, par besoin, elle a simplement besoin de moi. L’amour sous-tend vouloir le bonheur de l’autre et mes conditions de détention témoignent d’elles-mêmes de son manque d’affection à mon égard.     

            Elle finit par abandonner quand même, son temps est compté, les horaires doivent être tenus, que j’aille bien ou pas. Celui de ta mort le sera Dawn, à la fin du spectacle.

Ma famine improvisée ne me donne donc aucun répit, malgré mes espoirs. Les spectateurs arrivent, toujours plus nombreux chaque jour, avec ce soleil qui les appellent comme un chant les invitant au spectacle sordide. Dawn est déjà en tenue de spectacle, prête à fanfaronner devant ses aficionados improvisés. Je peux sentir son orgueil poindre au bout de ses lèvres retroussées, prêtes à laisser apparaître ses dents pour accueillir la foule.

Je tourne en rond, ce brouhaha me donne la nausée, des vertiges, et remplit mon être d’une colère sourde. L’ennui, si lourd à supporter, ne fait qu’alterner avec ces périodes bruyantes et humiliantes. Mes colocataires hurlent leurs souffrances eux aussi, mais personne ne les entend, ou plutôt tout le monde les entend mais aucune attention ne leur est portée, par méconnaissance ou par mépris, je ne saurai le dire. Ils hurlent, déchirant mes tympans de velours sans que je ne puisse faire quoi que ce soit pour échapper à cela et trouver une seconde de silence.

Ma grève de la fin ne m’a donné qu’un infime réconfort, celui d’avoir enfin le pouvoir sur quelque chose, sans pour autant que ma condition évolue malheureusement, mais j’éprouve une satisfaction certaine tout de même. Je refuse de mourir entre ces murs bétonnés, ma vie est ailleurs, dû sais-je être mort pour la retrouver, là où la captivité n’a pas sa place. Je ferai moi-même évoluer ma condition puisque le monde a si peu de respect pour des êtres sensibles. Dawn sera mon exutoire, ma porte de sortie pour mon autre vie.

J’attends patiemment que les gens prennent place. Les souvenirs de ma famille m’enveloppent tendrement, mes frères et sœurs, ma mère, mes oncles…Nous étions une famille tellement soudée, vivant tous ensemble, partageant les joies, les victoires et les pleurs. Je me souviens de nos regards, de nos corps qui se frôlaient sans un mot, aucune parole ne semblait nécessaire pour nous comprendre. Parfois pourtant, nous discutions ouvertement, mais la plupart de nos échanges se faisaient dans le silence le plus total, laissant nos âmes parler pour nous dans une harmonie parfaite. Ils ont tentés de me sauver ce jour-là. Ils se sont battus, certains sont morts dans ce combat, d’autres ont survécus, mais je n’ai pas pu tout voir. La vie a dû m’enlever quelques membres de ma famille sans que je puisse pleurer leur mort, soumis à l’ignorance la plus totale de leur destin.

Dawn saisit son sifflet. Le bruit qui sort de son instrument métallique est si strident que je me refrène pour ne pas lui sauter à la gorge immédiatement. Elle est encore loin de moi et  trouverait dans la distance qui nous sépare, une échappatoire que je ne souhaite pas lui offrir.

Je lui obéis silencieusement mais sournoisement. Sous les applaudissements du public, je virevolte, saute, danse sous ce soleil brûlant tout en quêtant le bon moment du coin de l’œil. Dernier ordre, dernier exercice… Je refuse, et je lui donne une dernière chance de vivre. Dawn, ta mort entraînera ma perte, une injection létale avec un peu de chance, ma liberté retrouvée… N’insiste pas et tu auras la vie sauve, laisse-moi libre.
Mais elle ne relâche pas la pression et me demande, me redemande encore d’obéir. Je rassemble toutes mes forces, toute ma volonté. Le public s’est tue, conscient du drame à venir peut être, ou simplement en attente de mes nouvelles acrobaties. Elle me rappelle à elle, furieuse de ma désobéissance, l’occasion, enfin, de me rapprocher de sa fragile silhouette.

Un seau à la main, elle me sourit, sourire de façade devant sa rage de ne pas avoir réussi tous ses tours. Mon long corps tout en noir et blanc se contracte pour m’extraire de ma piscine et la saisir par la jambe. Mes dents acérées transpercent la chaire de ma dresseuse et l’entrainent au fond de mon bassin. Une traînée écarlate transperce les reflets bleutés de ma pataugeoire et fait hurler de stupeur les spectateurs. Pour la première fois j’apprécie leurs cris, je sens leur peur et leur désir de fuir cet endroit. Dawn se débat mais je n’entends rien, pas plus qu’elle n’a entendu ma souffrance que j’ai crié pendant tant d’années.

Je la ballotte sous l’eau comme un pantin, lui rappelant qui je suis, un épaulard, un être sensible et intelligent qui méritait autre chose que cette vie de détention et de solitude. Je la ressort une seconde, lui laissant un espoir de s’en sortir en prenant une bouffée d’oxygène. Tout comme moi j’ai pu avoir ce même espoir en prenant certaines caresses comme des marques d’affections qui n’étaient en fait qu’une partie de la résignation que l’on tentait de m’imposer.

Ton corps cesse de se battre, je te relâche et te laisse rejoindre la surface. Les bancs sont vides, pour autant le silence n’est pas de mise, plusieurs humains s’agitent au bord de ma prison, pas pour moi, pas pour me sortir de là, juste pour toi Dawn, mais c’est trop tard, moi je le sais, pas eux.

Tu es ma troisième Dawn, la première en public, peut-être que cela changera les choses. Je ne suis pas une orque tueuse, juste une orque qui revendique son droit à la liberté, à retrouver les siens. Le monde doit savoir ce que nous vivions tous, créatures de la mer, libres et adulées, enfermées pour divertir et asservies pour faire rire là où le monde du silence nous manque tant, notre monde à nous, notre mer, mon silence à moi. Nous sommes déracinés, maltraités, retirés à notre peuple et à notre monde.