mardi 9 mai 2017

Le Grain de sable

- J'ai une bonne nouvelle !
Lorsque le SMS de son amie Maïté était tombé sur le téléphone de Laurence elle s'était attendu à la phrase qui suivrait  « et une mauvaise par laquelle veux-tu commencer ? » .Pour la jeune femme, cela  n'augurait rien de bon. Un instant Laurence s'était inquiétée. Ce genre de questions avait l'art de gâcher tout le plaisir. Fallait-il se réjouir de la bonne nouvelle ou se préparer à encaisser la mauvaise ? Laurence se posait à chaque fois la question. En l'occurrence son amie s'arrêta là. Une bonne nouvelle toute seule, cela en devenait presque suspect.
Quand elles se retrouvèrent quelques jours plus tard, Maïté était très enthousiaste, elle était rayonnante, tout à son bonheur d'annoncer à Laurence, sa complice de tous les jours et ce depuis des années, une bonne nouvelle. Les deux femmes n'avaient aucun secret l'une pour l'autre. Dès qu'il se passait le moindre événement, un SMS partait pour avertir l'autre. Dotées de personnalités opposées, les deux amies se complétaient. Les deux femmes étaient en négatif. Elles se vouaient une admiration réciproque sans borne. Chacune était fascinée par des qualités inconnues de l'autre. Autant physiquement, elles répondaient au même profil, elles étaient toutes les deux minces, grandes. Autant leurs ressemblances s'arrêtaient là : l'une blonde était au teint clair, l'autre brune au teint hâlé. Elles véhiculaient la même transparence. En apparence Maïté semblait fantasque et déjantée alors qu'elle était le symbole même de l'organisation, du millimétré. Son amie Laurence apparaissait elle comme un modèle de rigidité, qui ne dépassait pas le premier coup d'œil tant la jeune femme était bouillonnante, volubile. A une exception près, elles n'avaient aucun ami en commun.
            Après, Laurence avait questionné Maïté espérant lui faire lâcher son scoop. Son amie resta muette comme une tombe et ne lui dévoila rien de l'affaire. C'était aux dires de la jeune femme, une agréable surprise. Pour la fêter, elles se retrouveraient au restaurant de la Maison des Lumières. Le lieu était cosy, la terrasse en ce mois de mai était agréable, c'était un cocon qui offrait l'assurance d'un moment privilégié. C'était un des endroits préférés des deux jeunes femmes qui aimaient y fêter, autour d'une bonne bouteille, les évènements importants de leur vie. Ça allait du premier jour des vacances aux rencontres ou aux ruptures de l'une ou de l'autre suivant l'actualité du moment. Tout était prétexte à un petit repas au Champagne. Le rituel était immuable. Les bulles étaient  un remède à tous les drames de leur vie, ou presque. En trente ans, elles avaient souvent changé de lieu mais leur amitié, elle, intacte s'était même renforcée. Jamais elles ne partageaient de tels moments avec une autre personne. La décision de Maïté surprit donc Laurence, se demandant qui pouvait déroger à cette règle tacite. 
            Quand elles se rejoignirent vers 19 heures ce mardi soir au restaurant, l'invité surprise n'était pas encore arrivé. Elles eurent donc le temps de partager une première coupe. L'ambiance était légère, le soleil printanier éclairait encore le jardin. Le temps de poser les dernières contrariétés professionnelles, un quart d'heure plus tard, elles étaient détendues. Maïté sourit à la personne qui venait les rejoindre sur la terrasse ensoleillée. Laurence était de dos, elle se retourna et blêmit. Elle avait bien craint un instant cette éventualité mais l'avait chassée de son esprit.
            Ô horreur, était devant elle, un homme qu'elles connaissaient bien : Paul. C'était bien la dernière personne que Laurence souhaitait recroiser de toute son existence. Le trio avait été inséparable pendant plusieurs décennies. Ils étaient des amis de longue date. Leur rencontre les ramenait au temps de l'école maternelle. Plus tard et jusqu'à l'université le trio avait partagé toutes les aventures et les expériences d'adolescents. Quelques coups de gueule mais rien ni personne n'avait réussi à exploser leur complicité. Alors qu'ils finissaient leurs études, Laurence et Paul avaient eu une brève liaison qui avait laissé la jeune femme anéantie. Paul était parti à cette époque en Amérique du Sud et n'avait plus donné de nouvelles. Elle s'était juré de tout mettre en œuvre pour ne jamais avoir à recroiser ce sinistre individu qui avait explosé tous ses rêves.
            Laurence décida de prendre sur elle, elle savait que son rougissement resterait imperceptible aux yeux de tous. Avec Maïté, elles n'avaient plus reparlé de Paul. C'était un de ses sujets tabous que personne n'avait osé formuler. Laurence n'avait jamais trouvé cela suspect ou plutôt elle savait gré à son amie de son silence. Alors que tout se bousculait dans sa tête, Laurence affichait un air détendu. Elle qui croyait avoir tiré un trait sur cet épisode voyait tout son précaire équilibre prêt à s'effondrer. Mille-et-une questions s'imposaient : Maïté ignorait-elle que le départ de Paul dix ans auparavant en Amérique du Sud était lié à Laurence ? Pourquoi le voile se levait-il aujurd'hui ?
            Laurence réussit à sourire presque naturellement. Elle fit illusion. Ses amis n'étaient pas totalement dupes mais chacun veillât à ne pas ternir la soirée. Elle se détendit et retrouva avec ses amis une complicité intacte. Peut-être en définitive ce moment était un rêve ? Elle se régalait de leurs retrouvailles. Tout était revenu dans l'ordre des choses.
            Maïté avait jugé qu'il était temps que le trio se retrouve. Elle avait souvent émis l'idée avec Paul, qui n'était pas prêt. Il prêtait à Laurence une trahison qui avait justifié sa fuite. Ce malentendu avait parasité leurs vies à tous les trois. Quant à Laurence, Maïté avait compris que la jeune femme occultait tout ce qui risquait de la rapprocher du sujet. Chacun étala sa vie puis arriva la question des enfants. Maïte assumait une position claire depuis toujours, elle n'aurait pas d'enfant. Elle ne s'était jamais sentie capable d'assumer quelqu'un d'autre qu'elle-même. Autant elle se prêtait à jouer les « taties » de dépannage pour ses amis, autant elle se refusait d'engendrer la vie. Chacun de son côté, les deux autres pensaient de plus en plus à ce projet de parentalité qu'ils auraient dû construire ensemble. Ils étaient sur le point de se lancer dans une procédure d'adoption.
            Ils se regardèrent et dans leur regard se posait la même question :

            Ensemble ?

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