jeudi 19 mai 2016

Junior : L’échappée bleue

Je marche, je me traîne plutôt, d’un pas lourd et timide, je traîne mon minable corps. Sale et frêle, je sais que cette journée sera comme les autres, un lot d’humiliations où mon égo sera piétiné sans répit par tant de regards et de gestes. Epiée de toute part, je ne serais bientôt qu’un bout de viande donné en pâture à tous ces corbeaux avides de tragique.

Il y aura ceux qui ne me verront pas, trop occupés à vivre une vie simple et bien rangée, composée de trois repas, de câlins et de confort. Il y aura ceux qui me donneront des pièces, et qui se sentiront si grands d’avoir aidé une si petite et ridicule femme ou ce qu’il en reste. Ils se croiront généreux, peut-être penseront ils avoir fait mon bonheur. Mais non, ce n’est que 50 centimes que votre pitié vous a forcé à sortir de votre poche. Votre pitié qui ne peut être que grande et omniprésente lorsque vous posez les yeux sur mon corps sec et affamé, que la vie a fatigué. Je ne suis plus qu’un amas d’os dont les pensées deviennent maintenant trop souvent haineuses et désespérées. Je ne compte plus les jours qui me séparent de ce vendredi où j’avais réussi enfin à m’endormir paisiblement. Ni ceux où je m’imagine mourir dans ces rues sous l’œil indifférent des passants. Ma bonne humeur qu’enfant on vantait, a disparu depuis si longtemps déjà … Ce sentiment d’être en vie, heureuse de vivre et de respirer, n’est plus. Tout mon corps ne travaille plus qu’à maudire le monde. Cela fait bien longtemps que je ne rêve plus, mon esprit est enfermé dans une prison sans goût ni émotion.

J’arrive à un croisement, une enseigne m’attire l’œil, j’avance vers sa vitrine. Mes yeux découvrent alors un terrain de jeu où mon esprit peut voguer au gré de son imagination. Cela fait si longtemps, que mon regard ne sait plus où s’arrêter. En face, une photo d’une ville. Au premier plan une eau d’un bleu dense. Le vent forme des vaguelettes à sa surface. C’est un port de plaisance. Derrière, une ville aux briques roses. Au loin un clocher domine cette ville aux abords tranquilles. Je n’arrive plus à discerner les détails, mes yeux se sont remplis de larmes sans que je ne m’en aperçoive. Je reprends ma respiration et essaye de me calmer. Finalement retrouver mon souffle m’apparaît comme inutile quand, envahie par mes souvenirs je n’arrive même pas à contrôler ce flot d’images. Haletante je revois cette mer si bleue de mon enfance. Ma main dans celle de mon père, ma peau chauffée par le soleil encore souriant de cette époque. L’eau me lèche les pieds, ce contact m’enivre. Je ressens soudain un pincement au cœur, ce temps est révolu et cela fera bientôt dix ans que je n’ai pas revu la mer. Je rouvre mes yeux, mon corps s’est calmé. Mes yeux descendent vers la légende « Appartement à louer 3 pièces ». Alors, y voyant une porte d’entrée pour l’oubli et une porte de sortie pour lui, mon esprit s’échappe et se met à divaguer.

Il est 6h55 indique mon réveil. Je me redresse et m’étire. J’ouvre mes volets, le soleil entre dans ma chambre et réchauffe mon corps fatigué. Au loin j’aperçois le port, l’eau est calme et claire. Je m’arrache à ce paysage réconfortant pour me préparer.

Je ferme ma porte, descend les escaliers, me voilà enfin dehors. J’inspire. Le vent est frais, je relève mon col de manteau. Je baisse la tête et me fond dans la masse de travailleurs. Je glisse entre les personnes. Je suis légère personne ne me regarde. D’ailleurs, personne ne se regarde. Ce sentiment d’être invisible me transporte, je me mets à courir, slalomant dans ce flot continu d’individus. Je frôle des manteaux, des sacs et pourtant nul ne tourne la tête ou bien freine son allure. Je dois être si rapide qu’on ne me voit plus. Le vent me pousse, mon manteau tombe, je continue ma course. Une course sans but dont la légèreté me grise. Un désir de vitesse, de liberté se déverse alors dans mes veines. Je ne sens plus le sol sous mes pieds. Les façades défilent devant mes yeux, j’enregistre pourtant tous les détails, la peinture écaillée ici, le café « chez Martin » là … Je me dirige vers le parc juste à gauche de la rue Jean Moulin. Il longe le port. Mes pieds continuant leur mouvement je me retrouve soudain devant le port. Ma course s’y finit. Je sens alors une main familière sur mon épaule. Je me retourne sur un homme blond au sourire tendre. Il me prend la main et nous marchons le long de la digue. Il me raconte sa journée d’hier, ses projets, ses déceptions. Le temps passe et je ne m’en rends pas compte, buvant ses moindres paroles. Il s’exprime si bien. Nous nous arrêtons, nous sommes arrivés au bout de la digue. Il m’embrasse et me promet qu’il passera chez moi ce soir. Il n’est plus qu’un point dans la foule.

 « Faut pas rester là madame … Les clients vont bientôt arriver … »

Je relève la tête : une femme d’une quarantaine d’années dans un tailleur foncé me regarde. Je ne lis aucune empathie sur ce visage lisse et propre. Je perçois même un soupçon de dégout dans son regard. Alors, je me retourne et recommence cette marche difficile et quotidienne où mon seul souhait serait de pouvoir passer inaperçue. Où je serais cette femme que j’ai rêvé quelques minutes plus tôt, pressée et compressée dans cette foule opaque de travailleurs. Au loin j’entends la femme au tailleur sortir des clés, la porte s’ouvre, l’agence immobilière vient d’ouvrir. Je jette un dernier coup d’œil vers elle, nos regards se croisent et lorsque, honteuse, je me retourne, je l’entends soupirer « Ces gens-là … ». Alors, me sentant humiliée, j’accélère le pas, je ne sais que trop bien que mon corps souffre de cette course. Pourtant je continue, je ne veux plus entendre les soupirs de cette femme que la vie a aimée. Maintenant je suis trop fatiguée pour continuer. Dans un dernier mouvement, je me laisse glisser le long d’un mur. Me voilà par terre, assise, aujourd’hui ce sera mon endroit. De mon cabas, je sors ma couverture. Je me recouvre de ce tissu souillé, devenu fin avec le temps. Je sens le vent à travers, mais c’est toujours mieux que rien. Alors, enfin après m’être fait dévisagé, je plonge dans mes songes. Je suis redevenue cette femme du quatrième étage. Serait-ce une once de joie que je perçois alors dans mon corps ? Etrange et enivrant, ce soudain élan d’allégresse me fait rire. Je ris maintenant à gorge déployée car j’ai réussis enfin à m’évader de ce dédale de longues rues sinueuses et froides. Plus rien ne m’atteint, je vole ; au-dessous de moi la ville de la photo m’ouvre ses bras.

samedi 7 mai 2016

Junior : Une maison pleine de souvenirs

Cette maison qui a toujours été là pour moi. Dans cette maison, j’ai tout eu, je suis née dedans, j’ai grandis dedans, je me suis mariée dans cette maison. Cette maison a été celle de mes grands-parents, elle a été léguée à mes parents il y a sept ans.
J’ai toujours vécu avec mes grands-parents maternels. Mes parents étaient souvent en déplacement, du coup, quand j’étais enfants, je ne pouvais pas aller à l’école normalement.
Ma mère est hôtesse de l’air et mon père travaille dans les finances et les ventes à l’étranger. Ils m’ont confiés à mes grands-parents à l’âge de 9 ans. Je me suis bien amusé là-bas. C’était différent de d’habitude, j’ai toujours habité en Angleterre et donc, de me retrouver en Australie était nouveau pour moi.
En Australie j’ai rencontré Ninon, une de mes cousines, on a le même âge mais elle, elle est française, donc on ne peut pas beaucoup communiquer, alors j’ai appris le français et elle l’anglais. Bien sûr j’ai rencontré plein d’autres personnes comme un garçon qui s’appelle Arthur, c’est lui qui est devenu mon mari.
Mes parents me rendaient visite une seule fois par mois. Ils ne me manquaient un peu, pas beaucoup. Ici j’avais mes grands-parents, Ninon, Miss Nadège ma maîtresse, elle est très gentille. La température est différente en Australie, j’ai mis du temps à m’y habituer, surtout que j’ai l’habitude en Hiver d’avoir des gros pulls et de la neige.
Si cette maison n’était pas là, je n’aurais pas vécu ce que j’ai vécu, j’ai rencontré Arthur, Ninon et même une star de cinéma ! Je n’aurais pas connu un succès fou à la télé. Un jour ils tournaient un film dans la ville, l’actrice a dû aller à l’hôpital, et j’ai pu la remplacer, car le réalisateur m’a vu jouer une pièce de théâtre à l’école. Le film a duré un an. Mais c’était génial. Après j’ai eu le droit de passer à la télé dans une conférence de presse anglaise. Il y a aussi eu ce jour là, celui du 14 juillet. Arthur m’avait dit qu’il m’aimait et moi aussi. On avait 16 ans ce jour-là.
La même année, la mère de Ninon est partie au ciel, Ninon n’a pas pleuré, elle m’a dit : « Une mère qui ne vient pas voir sa fille, ou l’appelle ou un courrier n’est pas une mère ! » C’est là que j’ai remarqué que j’ai de la chance d’avoir des parents qui m’aiment. Le jour de mes 13 ans, grand-mère a légué sa maison à mes parents. Elle savait qu’elle allait mourir. Et deux mois après, le docteur a vu qu’elle avait un cancer. Elle est partie au ciel retrouver sa fille Aimée, il y a deux mois.
Aujourd’hui je ne suis plus un bébé, j’ai 20 ans, je viens de me marier et je me bats pour récupérer ma maison. La mairie a dit que la maison était trop vieille et qu’ils allaient la détruire, et des Américains en ont profité pour acheter le terrain (du moins ils ont essayé) pour construire un Hôtel 3 étoiles. Evidemment je m’y suis opposé, car c’est là que pour moi tout est née, il y a tellement de souvenirs accrocher que je veux les garder comme un grigri. Avec l’argent que j’ai, j’ai pu acheter un terrain et leur vendre pour l’hôtel. Et j’ai récupéré ma maison, je l’ai réparé et lui ai donné plein d’amour.
Maintenant je suis actrice, je vis avec Arthur dans ma maison. Ninon, elle, est devenu infirmière et compte devenir pédiatre. Et elle est célibataire. Quand à mes parents, ils travaillent toujours dans le même travail.

Et j’ai oublié de dire que ma mère a accouché d’une fille il y a deux ans. Elle s’appelle Maryline.

Junior : Différent

C'était cette maison sur pilotis. Ce genre de maison que je n'aime pas parce que le soleil se reflète dans l'eau qui la porte et  parce que la joie est trop présente.

Quand j'étais petite j'étais quelqu'un de super joyeuse, j'aimais m'amuser, rigoler, j'aimais tant vivre. Je voyais tellement d’espoir en ce monde.  Mes yeux brillaient de liberté, mes pas étaient remplis d'ambition...

Très tôt, je savais ce que je voulais faire plus tard et j'avais compris qu'il fallait travailler dur à l'école. Je voulais être médecin pour soigner les gens. Médecin mais pas chirurgien, j'étais petite j'avais un peu peur du sang. J'avais envie d'être utile en ce monde et qu'on m'accorde une importance majeur, de façon à ce que je me sente exister et bénéfique pour la société. Ouais, le tableau de la petite fille parfaite. Mais ça, ça n'as pas duré, comme on dit " toutes les bonnes choses ont une fin ".

Ensuite j'ai grandi, je suis allé au collège. Là, tout a changé. Les gens étaient différents ou j’étais devenue différente, je ne sais pas. C'était tellement bizarre. Par exemple, dans les couloirs les autres me regardaient et rigolaient quand je passais et j'avais l'impression qu'ils se moquaient de moi. C'est à cette époque que j'ai commencé à me trouver pathétique, je doutais de moi physiquement et mentalement. Les gens jugeaient tout le monde pour tout et pour rien. Et je ne comprenais pas l'utilité de tout ça.  Plus les années passaient plus je me sentais mal. Je vivais dans un monde d'idéologie stupide. Je me disais souvent : " Je suis cette coquille vide dont personne ne s'intéresse car j'ai perdu ma perle." Il faut dire que je me sentais tellement à l'écart, et je n'avais pas besoin d'un médecin pour savoir que j'allais mal. On grandit tous avec un handicap et tout le monde souffre et pour compenser ce mal certains appui sur celui des autres. C'est à cause de gens comme ça que l'humanité me désole. L'innocence de l'être humain.

Hormis ce mal être que je gardais personnel, j'étais la meilleure de ma classe en à peu près tout mais surtout en mathématiques, sciences physique et j'adorais la science et vie de la terre ; savoir d'où l'on vient, comprendre pourquoi on habite ici et comment tout c'est construit, comment on en est arrivé là... Chaque particule de l'existence m’intéressait. Et j'ai d'ailleurs adoré les cours d'histoire, je trouvais cela incroyable qu'il y'ai eu une vie avant moi, j'étais curieuse du monde. Et parfois, le passé me paraissait avoir plus d'avenir que le futur lui-même. J'avais cette notion de la vie que peu avait à mon âge, je voyais la vie comme une chance. D'ailleurs, je n'avais pas beaucoup d'amis, probablement du faite que nous ne soyons pas d'accord sur certains points. J'avais toujours ce petit sourire sur les lèvres. Je faisais semblant que tout allais bien parce qu'ils ne comprendraient pas mais chacun au fond de lui a envie que l'on voit son mal être. Personne ne voyait le mien parce que j'étais synonyme de silence. Il fallait que ça explose mais les gens tristes sont les plus beaux. La société m'effrayait d'une manière ignorant toute logique. Voilà pourquoi j'étais "différente".

Malheureusement toute déprime engendre réflexion, et un jour j'ai eu la mauvaise idée de me demander quel était le but à tout ça, le but à ma vie. J’ai essayé pendant des années de comprendre pourquoi on était là, quel était ma place sur terre. J'ai cherché le but encore et encore, sans succès. Ce questionnement incessant, continuel tel un bourdonnement me rendait malade. La journée n'était que larmes retenues. Je pleurais chaque soir dans mon lit. J'avais l'impression d'être complètement folle, ma tête ne faisait que de penser sans arrêt. Je pensais aux moindres détails qui me blessaient, je me remémorais tous les mauvais moments et je me posais des milliards de questions insensées et inutiles à rendre malade n'importe qui. Je ne servais à rien. Je savais que j'avais un problème dans ma tête mais je ne savais pas quoi. Mais je devais continuer de vivre.

Ensuite, je suis arrivé au lycée, j'ai adoré même si j'aurais préféré prétendre une phobie scolaire pour ne pas avoir à être en contacts avec le monde. Cependant, je travaillais énormément n'oubliant pas mon objectif premier. Je me disais que le travail ne pouvait qu'être approfondit. Mes cours préférés étaient encore une fois maths, sciences physique et science et vie de la terre. En ce qui conserve le français, je n'avais pas trop la plume comme on dit. Et philosophie, je ne pouvais me retirer de la tête l'idée que ce n'était que des phrases pour faire jolie et que finalement être ou ne pas être, là n'était pas la question. J'ai bien travaillé pendant toute ma scolarité, j'ai été brillante, studieuse... J'étais si attentive en cours que les autres ne me comprenaient pas. Mais je m'en fichais, je travaillais pour moi et pas pour eux. Je n’avais toujours pas beaucoup d’amis. Moi, j'aimais l'école, j'aimais cette notion d'acquérir les choses, j'aimais suer pour parvenir à mes fins, je voulais me cultiver, apprendre, pour peut-être un jour, comprendre le but à tout ça.

Je préférais rester distante avec les gens, j’avais peur, peur d’être constamment juger. Parce que qui qu’on soit ou quoi qu’on fasse les gens trouverons toujours quelque chose à dire. Alors, j'étais considérée comme la fille mystérieuse et sans amis. Loin de moi ses filles superficielles et ses mecs qui se donnent un style. Nos valeurs étaient différentes, très différentes. Et si j'arrivais à me confier à ma seule amie elle ramenait tout à elle, mais bon de quoi parler si ce n'est de nous. J'aurais aimé un mal être où je n'aurais rien à me reprocher quoi que je ne sais si ce pardonner soit même n'est pas plus dur que de pardonner aux autres. La vie m'épuisait. Parfois j'avais l'impression que ma vie n'était qu'un rêve. Que j'étais comme une fine particule tombée dans l'océan dont personne ne remarquera la présence et qui n'aura aucun impact sur quoi que ce soit. Ce sentiment d'être à la fois sans importance et d'être rentré dans la vie de certaine personne.

Bizarrement, j'aimais cette déprime qui s'installait, cette habitude. Cette continuelle chanson et ses résonances. Et parfois j'avais envie de crier "Laissez-moi être triste !". J'avais l'impression de ne pas vivre réellement et parfois j'aurai aimé mourir mais la mort me faisais peur, mais la peur nous évite de faire des bêtises, mais pas d'essayer. La vie, c'est trop étrange.

J'ai eu mon bac, avec mention " très bien ". J'étais vraiment heureuse comme n’importe qui aurait pu l'être mais je souffrais. Je souffrais intérieurement d’un mal caché et mystérieux. J’avais peur de  vivre, sans savoir pourquoi j'étais bercée par une nostalgie floue et constante. Je pense que je devais déprimer et je n'en parlais à personne. Les adultes sont différents de nous, adolescents. Ils pensent tout savoir, tout connaître et se prennent pour des êtres supérieurs parce que la nuance de l'âge est importante apparemment. Ou qu'ils auraient plus d'expérience, mais ça ce n'est pas forcément vrai. Pourtant, j'ai toujours considéré que l'âge ne constituait en rien l'intelligence, la maturité et la réflexion ; qui sont pour moi notions à part et bien distinctes. Cependant, je tiens à préciser que je généralise mon propos, tous les adultes ne sont pas comme ça (enfin j'espère).

J'ai jamais eu de problème particulier avec l'autorité, j'ai toujours était docile si on peut dire, je ne voyais quelconque utilité à la rébellion. De toute façon, si les adultes considèrent qu'ils ont raison, ils ont raison et on ne contredit pas l'homme qui a raison. Alors je m'étais mes écouteurs pour ne pas entendre leurs putains de conneries. Je ne sais pas pourquoi je suis là, mais je tiens à rappeler que je n'ai rien demandé. J'avais l'impression d'être seule et que tout ce qui m'entourais n'étais qu'hologramme.

Comme prévu, j'ai fait école de médecine. C'était extrêmement dur, c'était chacun pour sa peau, il fallait être le meilleur au concours. Après de très longues études, je suis devenu médecin mais je n’ai toujours pas compris. J'ai exercé, j'ai soigné pendant dix ans et je n’ai toujours pas trouvé le but à tout ça. Alors j'ai repris mes études pour devenir chirurgienne - j'étais grande maintenant et je n'avais plus peur du sang - pour toucher la mort d'un peu plus près, pour peut- être mieux comprendre la vie et peut- être enfin trouver le but à tout ça. Je voulais redonner vie au monde.

J'ai travaillé, j'ai fait des centaines et des centaines d'opérations, je me suis acharné, j'ai sauvé tant de vie, j'ai considéré chaque patient comme une vie à comprendre. J'ai tout fait, tout fait, vraiment tout fait pour comprendre le but à tout ça. Mais je ne l'ai pas trouvé. Je détestais cette question obsessionnelle.

Un soir, après le travail je me suis dit qu'il fallait que je prenne des vacances. J'avais besoin de repos, de changer d'air. Je me suis donc installée dans mon fauteuil, repose pied attenant et j’ai regardé sur internet les destinations où la culture me paraissait intéressante. J'ai d'abord pensé à la Chine puis au Tibet pour finalement opter pour la Thaïlande. Il paraît que c'est un pays magnifique et que la chaleur quoi qu'un peu lourde y est agréable.

J'ai donc pris une semaine de congé.

Je me suis levé vers quatre heures du matin, j’ai fermé tous les volets et j’ai coupé l’eau. Je pris un petit déjeuner rapide et équilibré, se constituant d'une pomme, d'un yaourt et d'une barre de céréale. Je pris ma valise que j'avais préparé la veille et j’attrapa mon appareil photos que j'avais rechargé toute la soirée.

Le voyage en avion dura au moins vingt-quatre heures, je ne m'en rappelle plus trop à cause du décalage horaire. Je dormis pendant le vol. Je suis arrivé à l'aéroport de Bangkok le lendemain en fin de matinée après avoir fait une escale en Inde obligatoire mais non pas déplaisante.

Je pris mes bagages et alla convertir mon argent en Baht, puis je fis signe à un taxi. Il me parlait thaïlandais et évidemment je n'y comprenais rien. J'essaya donc de communiquer en Anglais mais que nenni, il n'y comprenais rien non plus. De plus, je ne savais pas vraiment où aller puisque cette idée de voyage m'étais venu subitement. Alors, je dis simplement "Hôtel".

Le taxi me déposa devant un hôtel, au premier regard chaleureux. Je pris une chambre, déposa mes bagages et sortit faire un tour en ville. La température ambiante était d’au moins vingt degrés et le temps était lourd et humide.
Je me trouvais à Samut Prakan. C'était vraiment magnifique !

Je marcha dans les petites ruelles qui bordaient l'eau. Je pu admirer la verdure, l'architecture traditionnelle splendide ressemblant à des temples. Puis, vers midi et demi, je décida de m'arrêter dans un petit restaurant où je commanda le plat du jour "Le Tom Yam Kung" qui je l'avoue était délicieux. Après un pourboire laissé au serveur, je partis visiter la ville plus en détail tout l'après-midi, pris quelque photos et alla au marché où j'acheta quelques spécialités dont des épices, des nouilles et du riz rouge.

Je rentra à l'hôtel vers dix-neuf heure. Je m'assis sur mon lit, regarda un peu la télé mais il n'y avait aucune diffusion intéressante dans ma langue. J’alla donc prendre une douche. Que c'était bon, je me sentais si bien. Ma respiration était calme et régulière. Je frotta mon corps de se savon à la lavande que j'affectionnais tout particulièrement. L'eau coulait sur mon visage quand quelqu'un frappa à ma porte. Je mis une serviette autour de mon corps et entrouvrit très légèrement la porte, c'était un homme :
- « Oh excusez-moi, je ne savais pas que... Vous étiez... Enfin...
- Non, y'a pas de soucis. C'était pour quoi ?
- Non mais je peux repasser plus tard si vous préférez.»                    
Je dois dire qu'il était plutôt charmant, barbe bien taillée, pantalon noir et petite chemise bleue nuit. Ses cheveux étaient noirs et bien peignés. Yeux bleus et intenses, bouche très légèrement pulpeuse. Il avait un sourire gênée à faire craquer n'importe qui.
- « Vous me plaisez, dit-il. Je vous ai vu cette après- midi au marché, vous preniez des photos de tout et n'importe quoi. Je vous ai suivi, je sais que ça ne se fait pas trop, mais… »
Je fis mine de ne pas plus prêter attention à ses propos. C’était vraiment étonnant voir étrange un tel discours... Je me dis que j’allais quand même prendre le temps de l’écouter, qui sait après tout, et puis il était tellement beau...
- « Je vous en prie, dis-je. Entrez, j'arrive je vais enfiler quelque chose. »

Après dix minutes, je le rejoigna. Lui sur le canapé, moi sur le lit.
On se regarda. Je lui dis de me parler un peu de lui. Il venait de Paris, tout comme moi. Il me dit qu'il habitait en Thaïlande depuis maintenant quinze ans. Cause de son départ ? Je ne sais pas, il ne dit rien à ce sujet. Il s'appelait Thomas. Il me demanda de me présenter, je dis les bases, nom, prénom, âge, ville d'origine, frère/sœur... Mais je ne dis rien de mon métier. Pourquoi ? Parce que les médecins ont réputation de se prendre pour des Dieux et je n'avais pas envie qu'il me croit prétentieuse ou quoi que ce soit. Il est vrai que quand on a un bistouri en main on se sent capable de tout changer mais je ne voulais pas qu'il sache le minime.

Nous discutâmes pendant un bon petit quart d'heure quand il me proposa d'aller boire un verre que j'accepta volontiers et non seulement par pure politesse. Il m'amena dans un bar, plutôt chic un peu " cosy " avec des lumières rouges en guise d'éclairage et des bougies aux chandelles comme ornement sur les tables. Nous bûmes quelques bières (pas très romantique n'est-ce pas) et si j'avais était sobre j'aurais eu la force de regretter. Il me donna son numéro. Il ne me parla pas beaucoup de lui. Il me regardait intensément dans les yeux, ce qui me mettait assez mal à l'aise. J'étais gênée de cette situation qui cependant me flattait. Je me demandais ce qui avait pu l'amener vers moi. C'est tout de même étrange un homme qui vous suit du marché où il vous a repéré jusqu'à votre hôtel. Je me suis dit qu’il cachait forcément autre chose, je ne sais pas quoi mais je sentais que quelque chose clochait dans son discours. Cependant, sans preuves à l'appui j'insistais moi-même sur le fait que j’étais en vacances et qu'il fallait que je relâche la pression.

On papota et rigola toute la soirée, bûmes quatre ou cinq bières ou plus. Et je ne me rappelle plus de rien ensuite.

Le lendemain, je me réveillais complètement nu dans mon lit, le drap entre mes jambes et les bras entourant l’oreiller.
Je n'avais aucune idée de comment j'étais arrivé là et pourquoi j'étais dans cette tenue d'Eve. J'avais mal à la tête. Je pris mon téléphone pour appeler Thomas et avoir des explications quand je m’aperçus qu'il était quatorze heures ! Quatorze heures ! J'avais gâché une journée à rester au lit.
Thomas ne répondit pas au téléphone ni à mes messages. Et là je me suis dit " On a bu, on a baisé, il s'est barré et ne donnera plus jamais de nouvelles, formidable ! Mais quelle conne, quelle conne je suis !!!! "

Après m'être ressaisit de mes émotions, je pris une douche, me lava les dents, m'habilla, me coiffa et pris un cachet d'aspirine.

J'avais entendu parler d'un petit zoo sympa pas très loin de là et je décida d'y aller.
Un fois arrivé là-bas, comble de l'ironie je croisa Thomas. Je pensais que c'était une blague car moi-même je n’y croyais pas. COMME PAR HASARD ! Et c’est là que mes doutes se sont confirmés. J'essayais de l'éviter et de ne pas croiser son regard, histoire de ne pas lui casser la figure quand il m’approcherait (même si je savais pertinemment que je n'allais rien faire du tout). Et bien sûr il me vit et s'avança dans ma direction. Je fis demi-tour et fis semblant de m'intéresser aux crocodiles. Stratégie qui ne fonctionna pas, évidemment. Il me tira par le bras et m'entraîna dans la foule telle Édit Piaf. J'étais bien obligé de le suivre. On sortit du zoo et il me fit monter dans sa voiture.
- « On va où là ?
Il ne répondit pas.
- Thomas, mais qu'est-ce que tu fais, dis-moi où est-ce qu'on va !
- Tais-toi.
- Thomas ! »
Il me regarda avec son satanée sourire de séducteur à deux balles mais qui faisait toujours son effet, évidemment.
Il me prit la main. Je le regarda. Il ne me décrocha pas un mot du trajet.


Au bout de vingt minutes de route, on arriva enfin. Avant de sortit brusquement de la voiture il m'embrassa. J'avais envie de crier tellement c'était bon. Je n’eus pas le temps de m'attarder sur ce sentiment que je découvris un lac avec une maison sur pilotis. Ce genre de maison où le soleil se reflète dans l'eau qui la porte. C'était un endroit charmant. Je supposais que c'était chez lui.

Il me tira par la main. La porte à peine ouverte une odeur de naphtaline me monta à la gorge.
- « Assis toi.
Je m'assis donc dans le canapé. Il s'assit à côté de moi, me regarda droit dans les yeux.
- Déshabille-toi !
- Thomas ce n’est pas un peu tôt... Enfin… Je...
Il me coupa la parole.
- Déshabille-toi ou c'est moi qui le fais pour toi.
Je ne bougea pas.
- Déshabille-toi ! »

Je me dis que j'étais en vacances et qu'il n'y avait rien de mal à fréquenter un homme, alors je me déshabilla. Et puis qu'est-ce qu'il était sexy quand il faisait l'homme autoritaire.
Il se mit nu à son tour mais me laissa le soin de déboutonner sa chemise et d'ouvrir sa braguette.

Il me prit par les hanches, m'emmena dans une chambre. Le lit n'était pas fait, la poussière régnait et les volets étaient fermer.

Il me jeta sur le lit, me caressa le corps et pris dans la commode quatre rubans avec lesquels il m'attacha soigneusement les mains et les pieds au lit. Il me caressa  les cheveux, m'embrassa le cou, me toucha les seins. Il me monta dessus et s'agrippa à moi sans aucune retenue. Je pouvais scruter le minime des plus petits détails qui le sculptait. Il avait une légère barbe de trois jours et des dents parfaitement alignés. Il me fit toute sorte de chose fort agréable et ne cessais de me regarder droit dans les yeux. Aux avant-bras, ses poils étaient hérissés tel un animal. Il resserra les cordes. Au départ c'était agréable et comme un jeu mais à force qu'il serrait je commençais vraiment à avoir mal. J'avais la circulation coupée et le poids de son corps m'empêchait de respirer. Il m'appuya sur les côtes. Plus le temps passait, plus les cordes serrais, plus son corps pesait, plus j'avais chaud. J’étais haletante.
- « Thomas... Arrête s'il te plaît...
Il ne m'écoutait pas et resserra encore les cordes.
- Thomas, laisse-moi respirer. »
Il me mit sa main sur ma bouche.
J'essayai de me débattre, mais j'étais attacher et même si je criais il n'y avait personne autour de cette foutue baraque pour m'entendre.
Il me mordit les tétons si violemment qu'à cet instant j'aurais préféré être morte.

Soudain, il partit. A peine ai-je eu le temps de respirer qu'il revint avec un couteau.
- « Coupe moi les cordes Thomas ! »
Il se jeta sur moi et me planta son couteau dans la cuisse. Je hurlai de douleur intérieurement, je pleurai encore et encore. C'était horrible, la douleur était effroyable et d'une intensité qui ne cessait d'augmenter. Mon cœur semblait ralentir alors qu'il était censé s'accélérer. Il me tenait mes mains crispées d'une façon poignante. L'intérieur de mon corps n'était plus alimenter par l'oxygène.
Étrangement, son regard ne reflétait ni violence ni méchanceté contrairement au reste de son corps. Il resserra encore les cordes.

Je m'abandonna à lui, comprenant que tout était finis. Je ne bougea plus, j'arrêta de me débattre, ferma les yeux et le laissa m'utiliser tel un objet. Mon corps n'était plus.

J'ouvris les yeux. Je me réveilla dans un endroit blanc. Je tourna la tête et je vis Thomas. J'espérais sincèrement que tout ça n'était qu'un cauchemar.
Il me dit : " Ne parle pas. Tu es à l'hôpital et je suis infirmier ici. En effet, je t'ai fait un peu de mal hier mais je suis désolé. Maintenant repose toi." Putain, si mon état me l'aurais permis je lui aurais bien sauter à la figure à cet idiot ! C'était quoi ce genre de mec, un psychopathe, un schizophrène, un bipolaire, je ne sais pas moi mais il était complètement cinglé. J'avais même pas la force de le regarder ou de dire quoi que ce soit.

Je me rendormis comme choutée par les médocs.

Plus tard, je me réveilla et là personne. En tant que médecin je déduis rapidement que la substance qui s'était épris de mon corps était probablement la morphine. Quand je voulu me lever pour me barrer d'ici discrètement, je me rendis rapidement compte qu'il me manquait une jambe. Alors là, c'était trop. Je fondis en larme. Quel genre de personne se réveille soudainement avec l'absence d'une jambe ? Je savais qu'il m'avait planté un couteau mais de là à... J'étais complètement détruite. J'étais un déchet.

Revins Thomas qui me dit "Au fait, on t'a coupé la jambe elle était trop endommagée " et il partit avec un rire sarcastique et désagréable.

Une aiguille, des médicaments. Parfait, terminé.

Je me voyais. J'étais debout dans le coin de la chambre d'hôpital et... Enfaite... Non, j'étais dans le lit. Je... J'étais debout mais je me voyais dans le lit.
Je me regarde. Je sortis de l'hôpital en courant alors que je ne pouvais plus marcher quelques secondes auparavant. Je bouscula tout le monde. Arrivée dehors, il pleuvait. Personne ne me regardait. Je n'avais mal nulle part. Je n'étais pas triste mais je n'étais pas joyeuse non plus. J'avais trouvé une neutralité parfaite. 

J'avais beau regarder le ciel, celui dont j'étais la seule à pouvoir observer, je n'arrivais pas à me faire à l'idée que c'était moi qui avais tout arrêté. C'était mon grain de folie, j'étais folle, c'était une idée, l'idée du bonheur qui m'avais détruite, l'idée d'un but. Tout m'a détruit, petit à petit... Une accumulation insoutenable. Physiquement et psychologiquement j'étais beaucoup trop fragile. Maintenant je suis seule, j’aire dans ce monde ou nul humain ne peut me voir apparemment.

Tout ce qu'ils avaient imaginé, tout est faux. On ne reste pas enfermé dans sa tombe avec son esprit, on ne se réincarne pas en animal ou quoi que ce soit... On reste soit, rien ne change sauf qu'on est seul et qu'on ne ressent absolument rien que ce soit physiquement ou mentalement.

Finalement tout n'a peut-être pas de but. Le début et la fin restent identiques.

La vie n'est qu’un souvenir.

C'était cette maison sur pilotis. Ce genre de maison que je n'aime pas parce que le soleil se reflète dans l'eau qui la porte et  parce que la joie est trop présente.



                                                                                                                                                                                            FIN

Paysage amer


 C'était déjà hier...le ciel était bleu, presque immaculé, s'il n'y avait quelques discrets cirrus, ces cheveux d'ange. C'est le quartier résidentiel avec le port de plaisance, le long de la promenade de Saint-Palais. Quelques voiliers et yachts blancs et ocres qui donnent des reflets opalins lorsque le soleil s'y penche. Les deux plus grandes bâtisses de la ville, en brique rouge, style art-déco. A gauche, l'hôtel SUNSTAR et sa tour à l'extrême droite. Le casino y attire beaucoup de touristes et d'étrangers. Dans le même style, à droite l'immeuble des bureaux et des banques. Plus à droite encore, l'Eglise Saint-Christophe du XIIIè siècle qui abrite de merveilleux vitraux gothiques. Elle est toujours fière, avec son clocher svelte et élancé. La pénichette est utilisée pour la traversée sur l'autre rive du port. Les trois flotteurs rouge ancrés, délimitant la zone de navigation autorisée, et les trois bouées modulaires avec leurs charpente latérale tribord du chenal, sont en réalité des bouées d'amarrage. Certains souhaitaient remplacer les marronniers du front de mer, par des acacias. On a abandonné ce projet, les marronniers serrés les uns contre les autres, se réchauffent lorsque l'hiver est rude. C'était hier déjà...

Au début, personne n'y prêtait attention. C'était comme un petit rhume insignifiant qui se transforme en bronchite, puis en cancer qui ronge le poumon. On en parlait depuis longtemps cependant. Mais les écologistes, les météorologistes, les environnementistes, les scientifiques aussi, prenaient la chose au sérieux: le réchauffement de la planète, avec toutes ses conséquences pour l'Homme, pour le monde animal et végétal.

En tout cas, dans notre petit village breton, charmant bourg en bord de mer, cela nous fait tout drôle, lorsque ce beau matin l'on s'est rendu compte que la mer avait disparu.

Oui, la mer, l'océan atlantique, si vous préférez. Plus rien. Une désolation. Un spectacle psychédélique pour notre petite baie. Les mouettes n'en croyaient pas leurs yeux, et il leur est facile de picorer, au gré de leur appétit, selon leur choix, tous ces poissons morts, cimetière marin, océan de boue et de puanteur, d'algues, de dépôts, de cadavres, d'immondices de toutes sortes.

En carénage, les petits bateaux du port étaient flanqués droit sur le ber et les étambots ou couchés sur leur flanc, ridicules car semblables à ceux encore en mer, mâts de cocagne dévoilés.
Certains marins pêcheurs, partis en mer cette nuit là, rentraient à pied au port, après une longue marche, encore encapuchonnés, trébuchants sur mille obstacles, ahuris, hérons jaunes ou noirs dans leurs bottes de plastique.

C'était vite profond après la plage. On le savait et on s'enfonçait rapidement. Notre première réaction a été de les aider à remonter la terre ferme. Les voiliers anéantis, béats, il nous fallait les contourner dans ce dédale de bateaux morts. On leur a lancé des cordes et tels des alpinistes débutants, tant bien que mal, ils se sont épuisés à se hisser jusqu'à nous. Hébétés, mais heureux de nous retrouver sains et saufs.

Plus tard, ils nous ont raconté qu'ils croyaient les terres englouties, que c'est en arrivant qu'ils avaient compris que le phénomène inverse s'était réalisé: un anti tsunami. Ils nous ont dit  

encore que, la nuit étant noire, ils avaient rencontré des dauphins désorientés qui, sans eau, s'asphyxiaient. Par instinct de survie ou pour leur indestructible attirance pour l'homme, ils les avaient suivis, confiants, vers la route du salut.

Comme une marée en marche vers l'inconnu. Colonne pitoyable, que ces hommes désespérés guidant ces mammifères marins.

Les dauphins les plus courageux, nous avaient-ils encore rapporté, les plus résistants peut-être, avançaient avec leurs nageoires dans cette flaque gigantesque et gluante.

Bien vite, ils devaient renoncer, ces stars des mers, abandonnant ces hommes marchant vers nulle part, pareils aux albatros, aux ailes larges devenues inutiles.

Aux abords, les enfants récupéraient tout ce qu'ils pouvaient: ballons crevés, pelles, quelques pièces de monnaie, heureux, pareils à ceux qui retrouvent, le lendemain, intact, leur château de sable que la marée, miraculeusement, a laissé, comme la veille.

Le veux Marcel, pêcheur assidu au lancer, pour les grosses pièces seulement, était toujours à sa place, sur les rochers. Sa casquette pisseuse, vissée sur un crâne dégarni depuis toujours. Il était comme momifié le Marcel. La ligne lancée loin de lui, à l'endroit exactement choisi. Au bout, son crochet inerte quelque part dans la boue. L'espoir définitivement perdu de la moindre prise, de la plus insignifiante conquête. La main toujours sur le moulinet, à fixer au loin la moindre touche, le poisson qui ne viendra plus jamais. Il serait resté des heures ainsi, mais un bras amical et une voix douce ont décidé de lui faire comprendre que tout était devenu désespérance ou aberration ou les deux à la fois.

On l'a revu chaque matin, avec tout son attirail, sa chaise pliante qu'il n'utilisait jamais, sa canne, ses crochets et ses hameçons. Ses lignes préparées sur place, quand le vent ne souffle pas trop fort, lançait très loin, très loin, la ligne plombée juste comme il faut. Marcel connaissait toutes les profondeurs de l'océan disparu. L'appât, les plombs et le crochet s'enfonçaient dans ce qu'il restait de boue noirâtre, d'algues pourries et de gravas.

Marcel refusait cette désolation naturelle, et dans la soirée au centre-ville, déconfit, jurait qu'ici le poisson se faisait de plus en plus rare. Que c'est sans doute la faute à tout ce qu'on jette qui anéantit la poisson. La faute à nous tous. Marcel a décidé, pour la première fois, de tenter sa chance au casino. On ne lui a pas donnée. L'entrée lui a été refusée. il était encore en habit de pêcheur.

Au village, on a eu la chance de trouver, après de longues marches épuisantes, tous nos marins. Mais on était sans nouvelles de milliers d'embarcations, du petit voilier au plus grand navire. A la télévision,, on a montré l'Océanique qui faisait la traversée New-York- Le Havre, paralysé près de Terre-Neuve. Ses quilles gigantesques, enfouies profondément dans la terre devenue une espèce de ciment, ses jambes de bois démesurées, lui permettaient de rester fier, presque droit. Les images de ce roi de l'océan, s'apparentaient à un monument de ferraille, de glue et de saletés marines. Ses canots de sauvetages que, bizarrement, le commandant avait donné l'ordre de mettre à la mer, entouraient, presque intacts, l'immense navire, comme des cannetons leur mère. Les yachts et voiliers que l'on aperçoit, se sont couchés doucement sur le flanc, comme un cheval épuisé.


Certains soirs, lorsqu'un soleil rouge rosissait ses flancs pour disparaître peu à peu et être par elle englouti, là-bas, à l'horizon, je pensais que l'astre solaire se donnait à elle.

Enfant, je croyais même que le soleil était amphibie et dormait sous la mer pour réapparaître le lendemain, claquant, tout neuf et faire tout autour d'elle, et pour elle seule, jusqu'à son coucher, une danse amoureuse. Une voûte éclatante qui l'embrasait, les plus beaux jours, du matin au soir. On la sentait charmée par tout cet apparat et ces artifices amoureux. Elle bleuissait de plaisir, se vautrait, paisible et nous qui la connaissions bien, entendions battre son cœur au plus fort, lorsque ces vaguelettes frappaient un peu plus les rochers de la petite crique, à l'endroit où le chemin des douaniers disparaît sous les genêts.

Son amant parti jusqu'au lendemain ou pendant plusieurs semaines, selon les saisons, elle reprenait une couleur bleue outre-mer, puis presque ocre sous les derniers rayons, l'astre déjà parti. Enfin comme toutes les femmes coquettes, elle se démaquillait, se dépoudrait avant de retrouver, pour la nuit, sa couleur naturelle, incolore ou d'ombres et de lumières éparses venues du phare, du port, des embarcations ou des lampadaires de la petite route qui surplombe, à gauche, la baie et mène à la forêt et aux premières fermes.

Je devinais qu'ayant trop à faire, la nuit venue, elle ne dormait pas. Elle veillait encore, guettait les derniers bateaux de pêcheurs arrivant enfin à la jetée. Alors, elle pouvait seulement s'apaiser, tranquille, et j'entendais doucement son être et son souffle régulier de grosse ronfleuse et ces petites vagues s'échouaient sur la plage en un rythme mécanique. Elle inspirait et expirait et nous berçait ainsi, jusqu'à ce que le sommeil nous gagne.

Depuis que la mer a disparu, les nuages aussi sont triste, effilochés ou gros cumulus, ils scrutent d'en haut ce paysage presque lunaire. Aujourd'hui, sans vent, ils s'attardent, contraints à ce spectacle irréel. Peu à peu, immobiles, les gros cumulus noirâtres recouvrent tout le ciel comme un voile de deuil et les cirrus ont disparu. Le soleil n'a plus sa place, et jamais plus, comme au plus beau soir, il ne viendra confondre sa lumière dans le bleu de l'océan. Des millions d'amphioxus desséchés mais encore bleutés rappellent sa présence. La terre toute craquelée semble soudain si vieille...La végétation est uniforme dans son costume vert kaki, trop grand pour elle. Les bouées sont ridicules, elles ne flottent plus mais la pénichette est restée droite dans la boue, comme si rien n'était arrivé. Il suffirait de pas grand chose pour que le bonheur nous revienne. Mais elle ne reviendra pas, jamais plus.

Comme toi, ma mère, qui nous a quittés une nuit, subrepticement, sans rien dire, doucement.


Comme elle, tu t'es retirée et tu nous laisses un abîme sans fond....

Le Témoin silencieux

« - Ça y est, nous sommes chez nous !
-          Chéri c’est…
-          Non ne dis rien, viens voir, la maison n’est pas immense mais le hangar est gigantesque et…
-          Attends, attends, moins vite. Tu…tu rends compte ? C’est fou. Quand tu m’as parlé de ce projet l’année dernière, cela semblait … »
Bernard posa délicatement son index sur les lèvres de sa femme, et l’emmena doucement visiter les lieux.
Je me souviens très bien de ce moment, et ce qui les y a amenés. La première balade, le coup de cœur pour une maison en ruine au bord du Lot, l’envie folle d’un charpentier de métier de faire lui-même tous les travaux… et les voilà, douze mois plus tard faisant le tour de la bâtisse restaurée. Une nouvelle vie commençait pour eux, comme pour moi et j’allais pouvoir être le témoin privilégié de leurs instants de vie.
« - Et regarde j’ai même réparé le ponton ! Et là, on pourra stocker les canots sous le hangar l’hiver, et je pourrai aller pêcher ou emmener nos enfants sur l’eau.
-          Nos enfants ?
-          Je…Je crois qu’un ou deux fils…
-          L’homme a finalement donc un cœur.
-          Oui. Tu sais, je pourrais apprendre aux garçons à pêcher, à fabriquer une cabane, on pourrait bricoler sous le hangar, retaper une voiture de collection...
-          Et bien quel programme !»
Bernard restait songeur, s’imaginant un fils à qu’il apprendrait tout, un homme à qui il transmettrait le flambeau. Irène s’amusait de la situation. Et le jeune couple se faisait rêveur face à la rivière.
[…]
Bien des saisons passèrent et l’euphorie s’atténua vite pour se mouvoir en un bonheur, celui des premières années des enfants.
Lise, l’aînée, sûrement pas le garçon que Bernard aurait voulu avoir, mais elle était sage, élève modèle qui faisait la fierté de ses parents. Paul, le second tout aussi introverti mais d’une autre manière. Le garçon peinait à trouver sa place tant son père attendait de lui. Le futur homme de la maison avait en effet un rapport aux choses bien différent de son paternel. Enfin Ophélie, ah Ophélie. Si Dieu avait souhaité présenter la joie aux hommes, il aurait envoyé cette gamine. La petite dernière était en effet un vrai boute-en-train, caractère facilité par sa position de benjamine. On pardonnait tout à la favorite de la famille.
Je me souviens de leurs conversations lorsqu’ils étaient tous à table :
« - Et qu’est-ce que vous voulez faire comme métier plus tard ?
- Moi je veux être chasseuse de lucioles ! Comme ça j’en mettrai dans toutes les maisons et plus aucun enfant n’aura peur du noir ! »
L’innocence d’Ophélie faisait des merveilles et chacun rigolait. A elle, on ne faisait aucune remarque sur ses rêves d’enfants, mais à Paul… Bernard le soumettait rapidement à la question :
« - Et toi Paul, tu veux faire quoi ? Pilote de course ? Policier ? Travailler le bois comme Papa ?
-   … Je…
-   Bah allez, parle que diable, ce n’est pas dur de savoir pourtant.
-   Chérie c’est un enfant, il…
-   Oh ça va, être enfant ça n’empêche pas d’être intelligent. Regarde ma petite Elise, elle sait elle, elle fera médecin hein ma chérie ? »
Elise acquiesçait sans afficher de volonté particulière, personne n’aurait pu dire si elle faisait plaisir à son père ou à elle-même avec cette réponse.
Bernard insistait auprès de son fils :
« - Bon alors tu nous le ponds ton futur métier ?
-          Il va être un monsieur des livres !
-          Hein ? qu’est-ce que c’est que ça Ophélie ?
-          Bin, Paul il est fort avec les mots, il me raconte toujours plein de jolies histoires, alors quand il aura plein d’histoires, bah il les mettra dans des livres.
-          C’est ça que tu veux faire ? Ecrivain ? Tu n’as pas pensé à un vrai métier ?
-          C’est vrai qu’il a très bonnes notes en dictée et en poésie.
-          Et voilà, tu recommences à le défendre…
-          Et souffle fort Zéphyr
      Puissent tes vents me suffirent
      Pour prendre l’horizon
      Pour nouvelle maison. »
Le jeune Paul avait mis fin à la discussion, par quatre vers de sa propre plume, quatre vers que je savais lourds de sens et qui résonnent encore en ma mémoire. Bernard ne disait plus rien, incapable d’apprécier ou de juger l’acte et l’esthétisme. Irène souriait intérieurement et Ophélie riait aux éclats, comme toujours amusée par les mots de son frère.
[…]
La mousse s’amoncela sur la toiture du hangar, ancrant un peu plus le lieu dans son environnement. Bernard, cassé par des années de labeur ne pouvait de toute façon plus monter sur le toit pour s’en occuper. Cela lui donnait une raison de plus de rabrouer Paul, pour qui tout acte manuel était sa pierre de Sisyphe.
A table les discussions avaient gagné en maturité, du moins dans la forme, le fond n’ayant jamais vraiment changé.
« - Depuis combien de temps tu sors avec ce Sébastien ?
-       Trois mois.
-       Il est joli garçon ?
-       Un peu trop, elles lui tournent toutes autour ! »
Ophélie ne pouvait s’empêcher de titiller sa grande sœur. Elle pouvait se le permettre, comme d’habitude on lui passait tout. La jeune femme en avait bien profité, militante féminine, cheveux décolorés et tressés, vêtements larges et colorés, écologiste passionnée, ses choix étaient à l’inverse de tout ce que son père aurait pu attendre, mais Bernard ne lui faisait aucun reproche.
Irène continuait d’interroger ses enfants :
«  - Et toi Paul, ça va ? Tu m’as l’air fatigué ?
-       Ce n’est pas l’effort qui le tue…
-       Je… oui… la fac m’ennuie mais…
-       La fac l’ennuie… mais quel bon à rien. Dieu ne m’a donné qu’un fils et c’est un putain de fainéant.
-       Je … je vais sortir de table.
-       Pour changer… Finir un repas avec nous, ça fait longtemps que tu n’en es plus capable. »
Ophélie lançait un regard noir à son père et emboitait rapidement le pas à son frère jusqu’au ponton.
« - Fatigué hein ? Ce ne serait pas plutôt tout ce que tu fumes qui te donne ce regard de chien battu ?
-   Ophélie ne t’y met pas aussi… pas toi.
-   Quoi pas moi ? Je suis la seule de ton côté et je t’aime bordel, je ne vais pas te laisser t’enfoncer sans rien dire.
-   Il y a des douleurs qu’on ne guérit pas, et … ce que je fume ne me suffit plus de toute façon.
-   Pourquoi t’essayes pas d’en parler à quelqu’un ? Un psy ?
-   Pour que Papa m’ajoute l’étiquette de taré à toutes les autres ? non merci.
-   … »
[…]
«  - Tu tiens le coup ? »
La question d’Ophélie ne trouvait pas de réponse, tout comme sa main sur le bras de son frère ne ressentait aucun tressaillement, aucune réaction physique. Paul s’était oublié depuis longtemps, il était là, sans l’être. La cure de désintoxication l’avait éteint ; fini les vers et les jolis mots échangés avec sa sœur. Ses yeux n’avaient plus cette capacité à voir au-delà des choses.
« - Laisse-le, il a vingt-sept ans, il sait manger tout seul. »
Le ton était impitoyable, refusant l’existence d’un quelconque échec. Bernard n’avait jamais compris son fils.
Il voyait la drogue comme une erreur, un acte de stupidité, sans voir que Paul, en hypersensible, n’avait juste chercher qu’une échappatoire à ses douleurs. Bernard n’avait jamais été tendre : un seul fils, loin de l’image virile et vieille école qu’il était lui-même. Il l’aimait malgré tout, mais incapable de le montrer à cet enfant qui vivait autrement les émotions, il n’avait su que toujours le rabaisser. C’est finalement lui qui l’avait poussé dans le tunnel qu’était devenue sa vie : un chemin sombre dont les murs bâtis des espérances paternelles, de ses exigences d’image, de tant de briques imposées, que finalement Paul n’avait jamais eu la place de s’exprimer.
« - C’est bon Papa.
- Quoi ? Je n’ai plus le droit de parler dans cette maison ? Tu n’es pas sa mère à ce que je sache ? »
Ophélie bouillonnait, elle ne se laissait toujours pas impressionner par son père. Et son entrain habituel se transformait souvent en esprit combatif lorsqu’il s’agissait de défendre ses opinions.
« - Non sa mère est là et elle ne bouge pas d’un pouce… »
Elle pointait du doigt sa mère Irène qui restait silencieuse. Elle attrapa son frère par le bras et le fit quitter la table avec elle.
« - Viens je vais te payer un café en ville.
- On ne vous a pas donné la permission de sortir de table.
- Papa…on a vingt-sept ans. »
Et la porte d’entrée claquait quand les deux enfants en passaient le seuil, tandis que Bernard n’en finissait plus de maugréer sans pouvoir les arrêter.
Les repas de famille n’avaient pas toujours été comme ça. Je me souviens des premières années, de ces gamins qui couraient autour de la table en chêne… La table… « Dans le même bois que ces murs » se vantait souvent Bernard, pas peu fier de son œuvre. Elle était d’ailleurs à son image : brute et peu travaillée, large et accueillante, témoignant d’une générosité cachée. Mais elle était un peu mal placée, disproportionnée par rapport à la pièce, comme essayant de trouver sa place à l’intérieur alors que la nature, le dehors, lui seyait tellement mieux…
[…]
J’aurais aimé pouvoir accrocher des rideaux noirs aujourd’hui, pleurer à ma façon la perte d’un être cher. C’est comme si l’un des piliers de ma charpente s’était brisé, rongé par la vermine.... Je sens les pas légers d’Ophélie près des lattes de la balustrade, si légers, et pourtant si lourds de tristesse. Son père est mort.
Ses sanglots m’en faisaient presque oublier la chorale bucolique des oiseaux des alentours. Irène s’était rapprochée mais aucune d’elles ne pouvaient échanger le premier mot. Le silence dura quelques instants avant qu’Ophélie ne le brise:
« - Pourquoi tu l’as laissé sortir? Tu… tu savais qu’il ne devait pas rester sans surveillance…
-       Personne n’a jamais muselé ton père. Aucun de ses patrons, ni la maladie, ni moi. S’il avait décidé que… il le faisait c’est tout.
-       Il ne pouvait plus décider, il ne devait plus!
-       Peut-être qu’il a eu un dernier moment de lucidité et qu’il a voulu être à nouveau maître de lui-même. Tu sais combien il aimait cette maison et venir passer du temps sur le ponton.
-       Il s’est noyé maman! Putain il s’est noyé! »
Les mots résonnaient entre les gémissements de tristesse.
« - Le légiste n’est pas sûr qu’il n’a pas fait une attaque avant et que c’est ça qui ...qui l’a fait tomber à l’eau. Peut-être qu’il savait que c’était l’instant. Et qu’il a préféré le vivre à l’endroit qu’il aimait le plus… »
[…]
La vie offre une multitude de petits bonheurs. L’esprit humain n’est souvent pas assez contemplatif pour comprendre que chaque instant est d’une allégresse incomparable. Il a tendance à ne se focaliser que sur les évènements marquants, les bons comme les mauvais, les naissances, les mariages, les accidents, les décès, alors que d’innombrables parcelles de choses positives parsèment le long chemin de sa vie.
La mémoire humaine est ainsi faite. Pas la mienne. Mais il ne serait pas compréhensible pour vous que je narre tous ces feu-follets de plaisir que j’ai pu contempler dans leurs vies. Je vais donc me contenter d’avancer en ne citant que ce vous vous auriez vu en les observant.
Elise a terminé ses études de médecine, se spécialisant en oncologie. Elle s’est mariée avec le beau Sébastien, mais ils n’ont pas eu d’enfants car deux ans plus tard, elle découvrit qu’il la trompait. Cela brisa quelque chose dans l’esprit de l’éternelle enfant-modèle. Le mérite avait-il un sens ? Elle qui avait tout donné pour plaire à son père, aux yeux des autres, qui s’était sacrifiée pour s’accomplir, se retrouvait moqué par le destin de cette manière ?
Et finalement avait-elle vraiment aimé Sébastien ? N’avait-elle jamais su si elle éprouvait des sentiments ? Pour lui, pour d’autres, pour les autres, pour elle ? Avait-elle oublié de s’écouter ?
La vie la rattrapa ainsi et elle abandonna son poste et partit pour un tour du monde. Elle a rencontré une femme à ce que j’entends ici. Je suis sûr qu’elle se découvre et apprend enfin à s’aimer et à aimer la vie.
Paul, mon triste Paul. Triste car c’est ainsi que vous l’avez sûrement toujours vu. Et pourtant, il fut à jamais ma lumière, l’incroyable pureté des sentiments. Sa compréhension du monde et le regard attendri qu’il posait sur toute chose, sont toujours entrés en résonance avec mon âme. J’entends encore ses mots, quand tout petit il déclamait ses poésies. J’entends encore ses vers quand à l’adolescence il brûlait ses passions en orateur devant Ophélie. J’entends encore son cœur suintant l’encre du vrai, du vivant, blesser à jamais milles feuilles de papier. L’artiste maudit comme il se définissait, l’enfant écrivain comme je le voyais.
Paul est mort. Fatigué par la vie, la drogue, éreinté par la tristesse de ne pas avoir pu ouvrir les yeux de son père…
Avec lui, une autre lumière s’est éteinte. Ophélie en perdant son frère, perdit tous ses combats, et la turbulente lionne avait muté en une femme passive et silencieuse. Elle ne rirait plus jamais et ne ferait plus rire non plus.
[…]
Me voilà donc, un nombre incertain de saisons plus tard. Tous sont partis sur l’autre rive à l’exception d’Elise et d’Ophélie. Mais aucune ne vient plus me voir. L’une vit un peu partout autour du monde, s’enrichissant de mille cultures, et oubliant peut-être nos jours heureux. L’autre, la benjamine, a perdu sa gaieté d’antan et je la vois encore parfois à l’orée du chemin, n’osant s’approcher. Le passé la hante, mais toujours l’attire.

De nouvelles âmes m’ont investi, je suis “moderne” dit-on maintenant. On m’a incrusté des mécaniques, domotique et géothermie selon les termes des nouveaux habitants. Mais dans mon bois, je reste la maison d’une seule famille, témoin privilégiée de leurs vies.