mardi 9 mai 2017

Jeu de devinettes

— Devine qui j’ai vu samedi dernier au centre commercial de Saint-Jouard ?
—Comment veux-tu que je le sache ?
Quelqu’un que tu connais ou plus exactement que tu as connu et apprécié...
—Une femme ? Une belle minette ? Dis-moi, j’ai hâte de savoir !
Une brune surnommée Saphir avec ses yeux bleus superbes, une ancienne élève de terminale S, toujours en tête de classe. Je me souviens qu’elle a été ta petite amie un certain temps.
Tu veux parler de Nathalie Vougier. Impossible d’oublier cette super nana !
Elle a réussi des études de médecine. Tu te rends compte, elle est toubib !
Waouh ! Nous sommes, en effet, sortis ensemble quelques mois à la fin des études secondaires. C’est de l’histoire ancienne maintenant, mais j’aimerais vraiment la revoir.
Cédric, tu vis avec Sophie…
Cela n’empêche pas.
Tu ne changes pas, il te les faut toutes, mon cochon ! A moins que tu aies quelques regrets… Franchement, de mon point de vue, Nathalie surpassait toutes tes conquêtes par son physique et son intelligence. Permets-moi de te demander : avec Sophie, c’est sérieux ?  Vous ne donnez pas l’impression d’être amoureux tous les deux, vous ne respirez pas le bonheur...
—Arrête Marc ! Nathalie fait partie de mon passé. Sophie et moi, nous sommes bien ensemble.
—Est-ce suffisant pour construire ton avenir avec elle ?
Tu parles comme ma mère. Elle souhaite me voir installé définitivement dans le mariage pour avoir des petits enfants. Cela ne m’attire pas, et à trente ans, je n’ai pas envie de me mettre la corde au cou ! Ce n’est pas parce que tu es toujours avec la même nana depuis le lycée que je dois faire pareil. Je ne veux pas me poser trop de questions : je vis au jour le jour.
Demande-toi plutôt si tu veux construire une relation durable avec Sophie.
T’as pas fini de jouer les psys ? Est-ce que je m’occupe de ta vie de couple ? Raconte-moi plutôt ta rencontre avec Nathalie. Vous avez dû avoir des tas de choses à vous dire depuis son départ de Bellay. Pourquoi est-elle revenue ? Pour combien de temps ? T’a-t-elle parlé de moi ?
Tu n’es pas le centre du monde, mon pote ! Elle m’a retracé brièvement son cursus, m’a donné des nouvelles de sa famille et m’a annoncé être maman d’une petite fille.
Tu dis qu’elle est maman… Est-ce qu’elle est mariée ?
Cédric, tu dois bien te douter que je ne pouvais pas d’emblée lui faire subir un interrogatoire. Je lui ai proposé de se joindre à nous samedi prochain pour le barbecue prévu chez moi. C’est l’occasion rêvée, puisque nous organisons précisément une rencontre avec les anciens du lycée. J’ai pu obtenir, grâce aux réseaux sociaux, les coordonnées d’une quinzaine d’élèves de terminale S. Tous n’ont pas répondu à mon invitation, mais j’espère que la plupart d’entre eux seront présents.
Quelle bonne idée d’avoir invité Nathalie ! j’ignore si Sophie viendra. D’un caractère possessif, elle ne tolère aucune de mes relations féminines.
Il faut dire que tu ne fais rien pour la rassurer. 
Que veux-tu dire, Marc ?
Le soir, tu fréquentes les bars en te dispensant de sa compagnie…
On n’est pas mariés, après tout, j’ai le droit de faire ce que je veux.
Je ne partage pas ta manière de voir. Claire n’accepterait pas un tel comportement. Je l’associe à toutes mes activités, et cela me paraît normal.
Ce que vous pouvez être ringards, Claire et toi, vous vivez comme un vieux couple !
Chacun même sa vie comme il l’entend, mais ne t’étonne pas des réactions de Sophie. J’en profite pour te rappeler que nous sommes, Claire et moi, très gênés quand tu prétextes être chez nous pour justifier tes absences nocturnes. Nous ne sommes pas censés connaître ton emploi du temps, et surtout nous ne pouvons pas être complices de tes agissements. Quant à la soirée barbecue de samedi, je doute que Sophie se montre aussi réticente que tu le prétends. Quoi de plus naturel que de vouloir évoquer le bon vieux temps et toutes nos blagues de potaches ! En outre, Nathalie m’a fait part du décès récent de son père, alors évite de lui demander des nouvelles de sa famille. Quand elle s’est confiée, elle avait les larmes aux yeux, surtout en évoquant le chagrin de sa fille, très attachée à son grand-père. Il lui rendait souvent visite et s’occupait beaucoup d’elle. Il était âgé de cinquante-six ans seulement, c’est moche !
Oui, en effet ! Je ferai gaffe… Est-ce que Nathalie viendra avec sa fille ?
—Elle ne le savait pas.
—Je préfèrerais qu’elle ne soit pas accompagnée de sa fille, Sophie n’aime pas les enfants. Le fait d’avoir été l’aînée d’une grande fratrie ne l’incite pas du tout à être mère. Elle a joué ce rôle en participant massivement aux tâches familiales, et en supportant les jérémiades de ses frères et sœurs, une situation inhérente à la maladie récurrente de sa mère et à l’absence fréquente de son père, pour des raisons professionnelles.
—Quand j’ai évoqué ton avenir avec Sophie, tu t’es montré évasif. Je comprends qu’un fêtard comme toi veuille profiter de la vie sans trop de contraintes, mais exclure la possibilité de fonder une famille ne semble pas correspondre à ta conception de l’existence.  Tu as toujours voulu être professeur des écoles pour privilégier le contact avec les jeunes enfants.
—Oui, en effet, mon travail me plaît beaucoup. Hélas, je ne peux pas partager sur ce plan avec Sophie. Le milieu scolaire ne l’intéresse pas. En qualité d’assistante juridique, elle côtoie uniquement des adultes. Cela lui convient. Pour être honnête avec toi, je t’avoue que j’essaie de masquer ma tristesse. Contrairement à Sophie, j’ai souffert de ma condition d’enfant unique, et je ne conçois pas ma vie sans enfant.
—Pourquoi restez-vous ensemble ?
—Sophie n’est pas dénuée de qualités, et nous avons des points communs, au plan culturel notamment. Je vais essayer de la convaincre de venir à notre soirée en présence de tous les invités-surprises. J’aimerais beaucoup revoir Nathalie, on a passé des moments tellement chouettes tous les deux…
Tu ne l’as peut-être pas tout à fait oubliée, avoue !
T’exagères ! Surtout ne révèle pas à Sophie mon passé avec Nathalie, elle ne doit pas savoir qu’elle était ma petite amie.
Ok ça marche !

La soirée s’annonce festive : saucisses, côtes de bœuf et pilons de poulet crépitent joyeusement sur le barbecue ; une odeur alléchante invite à la dégustation. Une table de bois rudimentaire accueille sans complexe des flûtes à champagne en cristal dressées fièrement au milieu d’une forêt de salades estivales baignées de soleil. Tout est prêt pour célébrer de sympathiques retrouvailles.
Claire et Marc s’affairent aux derniers préparatifs :
—As-tu mis la bière au frais ?
—Oui, et les autres boissons aussi. On réservera le champagne aux petits bourgeois du lycée, ainsi, chacun pourra choisir ce qui lui convient. Tu te souviens de Gaël de Montfort, on l’appelait « le baron ». Il doit venir. J’ai hâte de voir sa tête maintenant.

Dans le jardin, un surprenant défilé : les tenues vestimentaires s’exhibent en un audacieux mélange des genres, du style moderne avec jean troué et mini-jupe sensuelle et provocatrice au classique costume-cravate et à la robe de soirée. Tous se côtoient du plus débraillé au plus sophistiqué, une microsociété affichant déjà l’évolution comportementale des anciens élèves. Sophie, très mal à l’aise, s’accroche à Cédric à l’instar d’un animal apeuré. Claire et Marc accueillent chaleureusement tous les invités. Habitué à parler en public de par ses fonctions de manager, Marc se lance dans un discours un peu trop solennel au goût de certains. L’atmosphère se détend peu à peu avec le verre de l’amitié. Paulo se montre tout aussi sarcastique qu’autrefois avec ses conversations légères et ses drôles de blagues qui finissent par libérer certains de leur timidité :
—Devinez qui est jaune au lever et rouge le soir ?
Paulo n’attend pas la réponse de l’auditoire et enchaine :  
—Gégé après le sport !
Le bon Gégé, dont l’embonpoint n’a pas diminué depuis une dizaine d’années, pourrait s’offusquer de la remarque désobligeante. Il l’accepte de bonne grâce en faisant profiter l’assistance de son rire niais et de ses grimaces infantiles que beaucoup ont conservées en mémoire. Elles incitent le groupe à s’éclaffer. Marc interrompt l’hilarité générale en proposant aux invités de deviner le parcours de chacun, jeu destiné à faire connaissance en évitant les présentations trop conventionnelles.
Nathalie apparaît discrètement, s’excusant de son retard lié à la garde de sa fille, mais elle ne passe pas inaperçue. Tous les regards fusent dans sa direction. Les garçons semblent hypnotisés par sa beauté, non altérée par le temps, et qu’aucune autre jeune femme ne peut égaler. La jalousie de Sophie provoque chez elle une inhibition de la parole. Elle se donne bonne conscience en présentant maladroitement à la nouvelle venue une coupe de champagne qui se renverse  en formant une auréole disgracieuse sur sa jupe. Cédric n’est pas dupe d’un tel comportement dont il soupçonne le caractère intentionnel. La coupable attribue son geste à une insupportable migraine. Nathalie relativise avec dignité cet incident jugé mineur comparé aux réelles difficultés de la vie.
Le sourire radieux de Cédric trahit le plaisir de sa rencontre avec Nathalie. Il lui explique le jeu de devinettes instauré au sein du groupe auquel elle se prête volontiers. Marc continue de diriger les opérations en parfait maître des lieux :
—Commençons par Gégé. Qui veut deviner ce qu’il est devenu ?
Jessica se lance :
—Autant que je me souvienne, ton père était agriculteur et tu voulais exercer le même métier, As-tu fait ce choix ? J’ignore ta situation personnelle.
—Je travaille avec mon père à la ferme, nous vendons des œufs bios, du lait bio, des fromages bios, des légumes bios… tout est bio. Nous louons des gîtes à des touristes désireux de découvrir le milieu rural et de goûter nos produits locaux. Par ailleurs, je suis célibataire.
—Super ! dit Jessica, notre prochaine rencontre de lycéens, pourrait avoir lieu chez toi avec une bonne omelette campagnarde ! Marc souligne l’intérêt du célibat de Gégé pour les jeunes femmes en quête d’un mari. Eclat de rire général et petits sourires malicieux de quelques jeunes prétendantes. Puis, Marc s’adresse à Jessica :
—Comme c’est toi qui as deviné le parcours de Gégé, à ton tour d’être interrogée. Qui veut deviner la situation de Jessica ?
—Moi, dit Nathalie, je sais que Jessica est infirmière. Je l’ai revue en stage à l’hôpital, et nous avons pu renouer connaissance. Le mari de Jessica possède une crèmerie rue du Champ de Foire à Bellay. Gégé pourrait lui vendre des produits bios ! Jessica a un petit garçon de cinq ans.
—A toi, Nathalie, dit Marc, d’un ton assuré, toujours soucieux de la dynamique du groupe. Est-ce que l’un d’entre vous veut parler de Nathalie ?
Jessica prend la parole :
—Je sais que Nathalie est interne à l’hôpital de Jourlacq depuis un an. Quand elle a quitté le lycée, Nathalie est partie étudier à la fac de médecine de Grenoble. Elle a réussi brillamment : elle est sortie major de sa promo !
Tous les anciens élèves complimentent Nathalie par une longue ovation, à l’exception de Sophie qui fouille dans son sac à main pour se donner une contenance.
Jessica poursuit : Nathalie revient souvent à Bellay chez sa grand-mère depuis le décès de son papa l’an passé. Nathalie est maman d’une ravissante petite fille de neuf ans.
—Que fait ton compagnon ? demande Marc. 
—Je l’ignore, le « valeureux » père m’a quittée longtemps avant la naissance de Zoé.
Cette annonce soulève la consternation parmi les invités. Cédric rétorque : 
—Quand je pense qu’il y a tant d’hommes qui n’ont pas la chance d’être père…
Sophie lui jette un regard désapprobateur. Son tour venu, elle refuse de participer au jeu de devinettes en faisant valoir l’intensité de ses maux de tête. Elle part se reposer au salon. La fête se poursuit dans le jardin par des chants et des danses. Cédric invite Nathalie à danser. Le couple échange des gestes de tendresse : Nathalie pose sa tête sur l’épaule de Cédric qui la prend par la taille. Ils s’isolent un moment. Cédric ne sait comment manifester l’indicible joie qu’il éprouve face à cette complicité retrouvée :
—Comment un homme a-t-il pu laisser tomber une fille comme toi, si belle et si intelligente ?
—Tu devrais le savoir…
—Comment cela ?
—Brutalement, après mon départ pour Grenoble, malgré mes contacts, tu ne m’as plus donné de nouvelles. Les hommes, vous êtes tous les mêmes…
—Nathalie, cela n’a pas été si simple. Dis-moi, le père de ton enfant, tu l’as revu ?
—Oui, juste une fois.
—Pourquoi ne pas chercher à établir des liens avec lui. Es-ce qu’il sait qu’il est papa ?
—Non, mais est-ce nécessaire ?
—Ce serait bien que ta fille connaisse son papa, et un homme ne peut pas ignorer qu’il est père.
—Rien ne garantit qu’il assumera sa paternité.
—Il faut d’abord l’informer. Est-ce que je le connais ?
—Oui tu peux deviner qui c’est.
—Je ne vois pas du tout.
—Tu ne vois pas du tout ou tu ne veux pas voir…
— C’est un ancien élève du lycée ?
—Si tu réfléchis, tu peux trouver : avec qui étais-tu sorti pendant les mois qui ont suivi la fin de la terminale, et quel a été le fait le plus marquant de cette période ?
—Non ! Ce n’est pas possible ! Veux-tu dire que ... que le pa… le… papa c’est…
—Regarde Cédric, voici une photo de ma fille, Zoé.
—Je ne comprends pas, cette petite métisse aux yeux noirs, c’est… ta fille ?
—Tu te souviens du réveillon du jour de l’an, nous avions tous beaucoup bu, tu as voulu prolonger la soirée, et tu as demandé à Boubou de me raccompagner. Nous avons passé la nuit ensemble...
—Avec Boubou, mon cousin congolais ? Non, mais je rêve ! Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Comment as-tu pu… et pourquoi ?

—Devine... 

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