mardi 9 mai 2017

Embrassons-nous

J’ai une bonne nouvelle, je plaisante gore : avec des jurons, des images crues.
J’ai une bonne nouvelle, je plais encore. A ceux dont je peux être la mère, si je ne semblais pas si jeune ? Aux vieux bébés, à peine sortis du ventre maternel, mais qu’on ne peut plus toucher parce qu’ils se rasent ? Aux stagiaires, aux nouveaux ? L’été, les bermudas les trahissent. L’hiver, les pantalons sont trop moulants. En érection ? Je les détecte, ils me font sourire, quand ils se penchent en avant pour que ça ne se voie pas. En délicates intentions : un croissant, un cappuccino, sur le coin du bureau ? Tant d’heures à se frôler, professionnellement : après tout, je parais seule, je ne suis pas qu’un croupion. Ils essayent quand même la gentillesse, la séduction.
Le clitoris, entre mes ongles que je ronge ? Triviale ? Vulgaire ? Où est la frontière entre érotisme et pornographie ? L’absence de voyeur, peut-être. Oui, j’ai une bonne nouvelle, on peut remuer sa frustration comme ça aussi. Autrefois, j’ai du bouger avec sensualité, me dévêtir avec lenteur et commettre et subir autant de préliminaires que le désir et l’impatience …et lui… l’imposaient.
Niaise ? Mièvre ? Où passe la limite entre la naïveté d’une bécasse éconduite et la passion que l’abandon stérilise ? Avant ruine ? Il m’avait conduite en Rome antique. Oui, autrefois, j’ai même du être romantique, croiser les doigts, perdre la tête, courir ventre à terre vers lui, avoir un chat dans la gorge et les joues en feu, sauter à son cou, le regarder du coin de l’œil, me suspendre à ses lèvres, parler dans sa barbe, me laisser mener par le bout du nez…

 Mais je me suis cassé les dents sur notre problème commun et j’ai, durablement, un cœur de glace, en berne, à prendre… sauf quand je suis près de Guillaume, bien sûr. Oui, j’ai toujours, toujours, avec lui, une bonne nouvelle : moi, sans cesse décapée, sans cesse mise à nue, sans cesse renouvelée, sans cesse à son service, sans qu’il me reconnaisse, je suis la bonne, nouvelle.

Des expressions, au pied de la lettre ? Oui, j’en utilise souvent. Au pied de la lettre, par exemple : juste une signature de lâche, de traitre, de père fuyard, de père fouettard, sans même un baiser, sans la moindre tendresse, comme s’il n’y avait plus rien entre nous, alors que…

J’ai fait peau neuve, ce jour là : j’avais si mal dormi, la nuit précédente, en attendant sa lettre de fuite, de rupture, que je me suis assoupie sur la terrasse. Je m’y suis grillée. Des grands lambeaux d’épiderme, ensuite, face avant, comme si, avec ma langue de vipère trompée par une couleuvre mâle, je ne pouvais que muer. Face arrière, blanche, laiteuse, comme celle cachée de la Lune. De toute façon, non montrable, ni l’une ni l’autre : ni érotique, ni romantique…

Oui, ce qu’il restait entre nous, quand « nous deux » n’existait plus, je l’ai vu grandir à vue d’œil, parce que j’étais aussi souvent que possible avec : il faut être masochiste, sans doute, ou ne pas avoir  de limite à l’amour pour rester coller au problème commun quand il n’y a plus de partage du problème...

Aujourd’hui, bien sûr, le problème a son jour anniversaire : la faim, le SIDA, la femme, les grands-mères… il y a un jour anniversaire pour tout. Je ne serai jamais mamie malade affamée, et, en plus, on a déjà oublié que j’étais une femme, alors, bien sûr, je n’ai pas de bougie pour éclairer un ou plusieurs de mes jours particuliers. Pour la lumière dans ma vie, j’ai Guillaume : ça ressemble à la petite loupiote rouge du tabernacle des églises où je ne rentre plus, ça signifie que l’esprit est là, qu’il se manifestera peut-être, sain, avec une majuscule…

 Le journal n'en fait jamais sa couverture, pourtant, c'est à la demande du Qatar, en 2007, que ça existe. Jamais à la une, parce que les maîtres du monde n'ont pas encore réalisé que la courbe des cas diagnostiqués tangente l'exponentielle : maintenant, un sur cent cinquante naissances. A cause de quoi ?
Les enfants sont-ils moins bien nourris, éveillés, aimés qu'hier ? Les parents, rivés aux écrans, aux  stress professionnels, ont-ils tari leur capacité d'insouciance, de créativité, d'empathie ? Trop d'antibiotiques stérilisant le microbiote, trop de clostridium, trop d'acide propionique dans le cerveau, trop d'effets anarchiques sur l'activation ou la désactivation des gènes permettant les apprentissages et leur pérennisation ?
Guillaume dessinait avant de marcher, lisait avant d'écrire, criait sans raison apparente, regardait dans le vide en agitant les mains, comme des baguettes de tambour salies par la musique des autres, comme des doigts pollués par le contact des autres, oui, son regard de bébé adorable, câlin, avant son troisième anniversaire, est devenu ce double gouffre vide, terrible, qui ne croise aucun autre regard. Et sa bouche, incapable d'imiter nos mots et son corps incapable de décrypter les émotions, siennes, nôtres... Il fut très vite évalué, étiqueté, médicamenté. Autisme ?  Régressif ?
Tout ce qu'on en écrit semble peut-être un peu tirer par les cheveux, mais lui, sans doute parce qu'il perçoit où ça coince, tire réellement les poils sur la tête des autres, pour faire des histoires qu'il range dans sa forteresse verrouillée.
Le deux avril, c'est donc son jour, sur toute la planète : ainsi en a décidé l'ONU, qui prend des résolutions mises en œuvre quand elles ne changent pas grand-chose à la marche du monde. C'est son jour, il ne le sait pas. Du moins, il ne se l'approprie pas comme nous.
Par exemple, quand il dessine, ici, ou dans la maison d'accueil spécialisée, où nous le cachons des yeux du qu'en-dira-t-on, il fait une tête de six pieds de long, vraiment, parce qu'il affiche ce masque impassible, bouche ouverte, avec un peu de bave et parce que ses personnages ont des corps minuscules et des visages aux yeux exorbités, qui semblent n'avoir jamais assez de place sur la feuille.
Personne, bien sûr, ne lui suggère de prendre ses jambes à son cou : comme il marche souvent sur la pointe de pieds, les coudes raides contre son corps, comme si, de part et d'autre, il avait le bras long, plus long que la normale, avec le tressautement des doigts, la moindre angoisse supplémentaire qu'on lui infligerait finirait en hululement strident, et, soudain, il se mettrait en boule, avec, justement, le crâne entre les genoux. 
Si, d'aventure, dans les premiers rayons de printemps, son père, qui ne le visite que le samedi, une fois par mois, désirait pique-niquer, Guillaume mettrait les pieds dans le plat : oui, on sort à heure fixe, on déambule toujours sur le même trajet, à la même vitesse, contrevenir à ce rituel exposerait le divorcé désinvolte à s'effarer des trépignements de notre fils dans le buffet froid posé au milieu de la nappe, sur le gazon.
 Ne pas l'emmener non plus au milieu des stands, à la journée des minéraux : il se saisirait des morceaux d'anthracite, résolument trop sombres, il broierait du noir, sans même réaliser que tous ses proches en font autant, souvent, sans croquer dedans.
Ne pas le laisser s'approcher trop près des écuries, il monterait sur ses grands chevaux, ceux qu'il a choisis pour s'enfuir, il y a douze ans, quand la peur, la colère et la frustration se sont liées ensemble et qu'il hurlait en zigzaguant entre les boxes.
Je peux lui raconter des salades, mais il le fait mieux que moi : au jardin, il s'assoit sur le couvercle de la réserve d'eau pluviale, me montre, une à une, celles que les premières limaces n'ont pas dévorées, et produit des sons entre yodles et yaourt. Il se lève, prend la bêche comme un glaive, soulève le couvercle et frappe : un vrai coup d'épée dans l'eau, comme la négociation grecque dans le maelstrom européen ou l’iranienne dans les guerres du pétrole et des religions.
Les meilleurs experts ? Responsable ou coupable, j'ai payé rubis sur l'ongle, en vendant les bijoux de famille. Parce que c'était la faute des mères, jadis, l'autisme. Et, depuis, je n'emploie plus d'expressions imagées, même pour le faire sourire : son humour et son monde fonctionnent autrement.
Depuis vingt-trois ans, je lui tends les bras, lui demande « embrassons-nous ?». C'est son jour : peut-être que cet interrogatif lui paraîtra moins impératif que mon comportement indicatif ? Je ne questionne pas le père, bien sûr, ni aucun nouveau partenaire mûr, presque blet, en quête d’une nouvelle chance ou d’un lot de consolation, en capacité de réduire mes frustrations, en file d’attente, parce que j’envoie des signes depuis vingt-trois ans.
Je ne questionne que Guillaume.

Peut-être qu'il reviendra, volontairement, contre moi, sa mère, pour faire un nous. J’ai une bonne nouvelle : mon espoir vit encore.

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