vendredi 31 mai 2013

Pas de Deux


- Son profil était parfait. Ces traits réguliers, merveilleusement dessinés, balayés d’une mèche aux reflets dorés ne pouvaient qu’attirer mon regard. En l’espace d’une seconde, je fus comme foudroyée par une évidence : il était à moi. Enfin, pas encore tout à fait mais d’ici peu, ce serait le cas. Je devais cependant trouver comment l’aborder, vous savez, le truc qui ferait mouche, quoi !
Alors je décidai de toucher la corde sensible, de réveiller son côté « mâle protecteur ».
Je pinçai l’intérieur de mon bras jusqu’à ce que de belles larmes perlent sur mon visage, j’attrapai mon portable et fis semblant, tout en m’approchant de lui, d’avoir l’air paniquée. Je lui demandai s’il pouvait me prêter son téléphone en prétextant que je venais de me faire voler ma voiture avec des dossiers super importants dedans, et que mon patron allait très certainement me virer parce que des informations confidentielles sur nos clients pouvaient être divulguées à cause de ma négligence. J’ajoutai que ma vie était non seulement foutue mais qu’en plus de ça, je ne pouvais prévenir personne car la batterie de mon téléphone venait de me lâcher. Je fus si convaincante qu’il essuya mes larmes et me sourit. Vous voyez, le genre de sourire rassurant empli de tendresse. Il posa une main sur mon épaule, proposa de m’offrir un café au chaud afin de me calmer, et me tendit son portable.
Je suis sortie pour téléphoner.
En fait, j’ai appelé ma mère… j’en ai profité pour lui confirmer notre déjeuner de la semaine suivante. Comme il ne fallait pas qu’il se doute de quoi que ce soit, j’ai pris soin d’effacer mon appel de l’historique, au cas où… Quand j’ai à nouveau franchi la porte du café, un serveur était en train de s’éloigner de notre table. Il m’avait commandé un chocolat. Nous avons discuté puis il a proposé de m’accompagner à la gendarmerie pour déposer plainte. J’ai gentiment décliné l’offre mais l’ai invité à dîner un soir prochain, afin de le remercier pour son aide. Après avoir accepté, il a offert de me raccompagner. Arrivés en bas de chez moi, j’ai pris mon air le plus angélique pour lui dire que je ne savais pas ce que j’aurais fait sans lui, et lui ai proposé que l’on se retrouve le surlendemain pour cette fameuse invitation à dîner. Il a accepté, pris mon numéro de portable et s’en est allé après avoir tenu ma main un long moment dans la sienne. Il me restait donc deux jours pour mettre au point un scénario béton afin de le faire succomber. Mon imagination a été mise à rude épreuve mais le moment venu, j’étais au point : le piège se refermait doucement sur ma proie.
Le matin de notre rencart, je lui laissai un message pour lui demander de me retrouver au restaurant dans lequel nous avions convenu de dîner, invoquant une tuile de dernière minute qui me mettrait très certainement un peu en retard. Je lui suggérai de se commander un verre en m’attendant et terminai par un « je suis vraiment heureuse de vous revoir » teinté d’un mélange de reconnaissance et de séduction. Ce n’était qu’un léger mensonge qui m’accordait le temps nécessaire pour sortir le grand jeu. J’avais pris mon après-midi pour booker le coiffeur et l’esthéticienne. Une fois coiffée et maquillée, je filai chez moi pour me glisser dans une combinaison bleu marine du plus bel effet. L’image que me renvoya le miroir au moment de partir rejoindre mon chevalier servant était à la hauteur de mes attentes.
Quelques minutes plus tard, alors que j’approchai de la table où il m’attendait, je vis son regard s’illuminer en croisant le mien. Ses yeux firent l’ascenseur de mes escarpins à mon chignon, puis un sourire radieux éclaira son visage. Un charme incroyable se dégageait de cet homme à cet instant précis, et ma détermination à le prendre dans mes filets devint plus forte encore. Je le priai de m’excuser pour mon retard, il eût la courtoisie de me répondre que ça en valait la peine.
Le dîner fut excellent… à vrai dire, je crois que même un steak frites n’aurait pu me gâcher le plaisir de cette soirée ! La nuit était douce et un ciel sans nuage couvrait Paris de son manteau rosé. Il me dit : « Et si nous arrêtions le cours du temps ? ». Son bras entoura ma taille et les quais de Seine se mirent à valser autour de nous. Je ne voyais que le vert de ses yeux plongeant dans les miens. Encore un peu étourdis par le tourbillon de nos pas, nous avons remonté le fleuve lentement, étirant les heures avant que ma main ne perde la sienne.
Alors qu’un taxi était sur le point de m’emporter loin de lui, il effleura ma joue en me faisant promettre de faire renaître la magie le plus tôt possible. Quand le taxi démarra, je sus qu’il ne me restait que deux ou trois efforts à faire pour qu’il fonde définitivement. Je souris à cette pensée qui me procurerait de doux rêves d’ici quelques instants.

Dès le lendemain, j’enclenchai la phase « séduction ultime » de mon plan d’action. Je l’appelai pour lui proposer une balade en barque le week-end suivant. Il faisait un temps radieux ce samedi-là. J’avais troqué mon éternel jean / blazer contre une petite robe à imprimé liberty et une paire de tennis blanche. Mes cheveux avaient été relevés en une queue de cheval savamment négligée et mes lèvres rehaussées d’un gloss rose transparent qui me faisait une bouche gourmande. Quand il me rejoignit sur le ponton d’embarquement, il me confia qu’il me trouvait adorable. Je le remerciai en rougissant et nous partîmes au gré du courant. Nous laissâmes dériver la barque jusqu’à une petite île perdue au milieu de la rivière. Il me tendit une main que j’acceptai pour m’aider à descendre. Je feignis une déséquilibre et atterris directement dans ses bras. Après quelques secondes d’immobilité, il se pencha sur mon visage et m’embrassa pour la première fois.
Sauf que pour moi, c’était la première fois que cela me faisait cet effet. Je me sentais légère et grisée par cette sensation nouvelle, j’aurais voulu que cet instant ne prenne jamais fin. Le reste de l’après-midi se déroula de manière délicieuse, il se comporta en parfait gentleman, se montrant prévenant et attentionné à mon égard. J’avais l’impression de ne plus toucher terre, tout était tellement parfait. Trop parfait. Une crainte subite s’empara de moi, ternissant d’un claquement de doigts mon bonheur tout neuf. Et si tout cela n’était qu’une habile manœuvre ? Je décidai cependant de lui accorder le bénéfice du doute et continuai à être la jeune femme charmante que j’avais été jusque là. Je l’avais voulu, je l’avais eu. C’était moi qui tirais les ficelles, je pouvais mettre fin au jeu quand je le désirais.

C’était il y a un peu plus de dix mois. Nous avons partagé de merveilleux moments, lui et moi. Il s’est avéré que mes doutes n’étaient en rien fondés ; il n’avait rien truqué ou prémédité de son comportement ce fameux samedi au bord de l’eau. Chez lui, tout n’était que spontanéité et joie de vivre. Il avait reçu le bonheur en héritage et le distillait au fur et à mesure de ses rencontres. Moi je l’ai reçu comme un cadeau trop beau pour moi, et c’est bien connu : les cadeaux auxquels on tient le plus sont toujours ceux que l’on finit par casser. Je n’ai pas dérogé à cette règle.

Il s’appelait Nathanaël.

Avant-hier soir, il avait réservé une table dans le restaurant de notre premier rendez-vous. Nous sommes rentrés à l’appartement des étoiles plein la tête après notre petit dîner romantique. En ouvrant la porte, un décor féérique s’offrit à moi : il avait allumé des dizaines de bougies un peu partout et parsemé le sol de pétales de rose. Il profita de l’effet de surprise et prit doucement ma main pour m’entraîner vers le canapé. Il me fit asseoir, planta ses yeux dans les miens et m’expliqua pendant de longues minutes en quoi j’avais changé sa vie. Il me détailla toutes ces petites choses qui faisaient de moi cette personne si spéciale, il me dit qu’il était fier d’être celui qui apaisait mes doutes et consolait mes peines, il me dit qu’il ne s’était jamais senti aussi vivant que lorsqu’il était avec moi, il me dit que tout était tellement plus fort à mes côtés… Enfin, il me dit qu’il aimerait que je sois celle dont il tiendrait la main au bout du chemin. J’en fus bouleversée et ne pus que signifier mon approbation par un hochement de tête avant d’éclater en sanglots. Il m’entoura de ses bras et me murmura qu’il était mort de trouille à l’idée que je dise non. Je me souviens avoir ri à ce moment-là. Il prit ensuite mon visage dans ses mains, m’embrassa et alors qu’il me soulevait doucement pour m’emmener dans la chambre, il me dit dans un souffle qu’à présent il pouvait mourir car je lui avais appris le sens du mot aimer.

Lorsqu’il s’éveilla à mes côtés, il ne comprit pas tout de suite que ses bras ne pourraient étreindre mon corps. C’est alors qu’il tentait de me dire quelque chose que la panique inonda son regard : aucun son ne franchissait ses lèvres, ses membres ne répondaient à aucune sollicitation motrice. Je lui souris d’un sourire triste, une larme roula sur ma joue pendant que je lui expliquais les effets du poison que je lui avais fait prendre. Du curare, l’arme parfaite qui me permettait de réduire en mon pouvoir toutes ces raclures qui avaient abusé de moi. Je lui parlai alors de ce que je n’avais pas osé lui dire jusque là ; les violences physiques et morales, le sentiment de n’être rien, la conviction de n’avoir aucune valeur, les mortifications que je me suis infligées pour une improbable pénitence, tout ce que les autres hommes avant lui m’avaient fait subir… et qu’à présent mon corps réclamait justice et que c’était à mon tour de les humilier, de les briser comme ils m’avaient brisée, de leur faire endurer mille morts dans le plus implacable des silences. Je lui avouai qu’il n’était pas le premier à connaître ce funeste destin, que les autres aussi avaient enfin éprouvé ce rugissement intérieur qui vous déchire les entrailles mais que personne n’entend.
Je voulais cependant épargner à Nathanaël cette torture, car il avait été le seul à me respecter, à aimer mon âme et pas seulement son réceptacle. Je caressai sa joue et mes pleurs se firent plus lourds. L’achever était un supplice mais je n’avais pas le choix ; il devait payer… comme tous les autres. Ma tendresse  pour lui réduisait à néant toute pulsion sadique, et je n’étais que douleur à l’idée de le tuer. J’implorai son pardon tout en lui répétant encore et encore que je n’avais pas d’autre choix. En croisant son regard une dernière fois, je compris qu’il me pardonnait et qu’il avait juste peur de souffrir. Je lui promis de ne pas lui faire mal et l’embrassai en lui injectant le cocktail létal.  La vie quitta son corps quelques instants plus tard alors que sa main cessait de serrer la mienne. J’avais respecté ma promesse. Il s’endormit pour la toute dernière fois.
Je me mis alors à hurler à m’en rompre les cordes vocales. Je venais de mettre fin à l’existence du seul être sur cette Terre qui aurait pu m’aider à combattre mes démons. Après avoir veillé son corps des heures durant, je me décidai à venir vous voir pour vous raconter toute l’histoire.
Je le devais à Nathanaël. Après tout, lui a peut-être quelque part des gens qui l’aiment sincèrement…

Elle se tut ; et un silence pesant régnait désormais dans la salle d’interrogatoire. L’inspecteur chargé de l’auditionner avait peine à croire ce qu’il venait d’entendre. Ce n’est qu’en recevant la confirmation par ses collègues de la découverte du corps à l’endroit qu’elle avait indiqué qu’il mesura toute l’horreur de la situation. Elle avait dit « comme tous les autres ». Mais combien y en avait-il eu au juste, et dans quelles circonstances les avait-elle éliminés ? Il la dévisageait à présent sans parvenir à comprendre. Lui qui d’ordinaire possédait cette sorte de sixième sens, ce flair infaillible de flic usé par ce que l’être humain a de plus sordide, n’aurait pas un seul instant soupçonné chez cette jeune femme une once de perversité. N’y tenant plus, il hasarda la question qui lui brûlait les lèvres depuis quelques minutes déjà :
- Mais si vous avez senti que cet homme était différent, pourquoi ne pas l’avoir épargné ? Pourquoi avoir cédé à « vos démons » comme vous dites?
- Tout le problème est là : ce sont eux qui gagnent à chaque fois.
L’inspecteur Ratchett demeurait abasourdi par cette réponse. C’est alors que résignée, le visage baigné de larmes, elle leva les yeux vers lui et murmura dans un demi-sourire :
- Bienvenue dans mon enfer…


Elodie Garnier (Breuillet)

jeudi 30 mai 2013

Merci la Fée

Jean-Eude de la Martinière était très riche, il possédait le Château de Baville et n’était pas du tout prêteur. Un jour, il perdit son portefeuille. Tout à coup une fée apparut et celui-ci était surpris de la voir dans son salon, il cria : «  J’ai perdu mon précieux portefeuille, retrouves le !!! ».

La Fée Risette lui dit : «  As-tu cherché celui-ci au moins ? » Il ne répondit rien…très gêné.

« Alors, j’attends une réponse ? » Il mentit et affirma qu’il avait fouillé partout. Celle- ci se douta de quelque chose car Jean-Eude était tout pâle.

La Fée lisait dans ses pensées grâce à ses pouvoirs magiques. Elle décida de lui faire comprendre qu’il était non seulement menteur mais aussi avare. Une vraie leçon de vie…

« Je te donne une épreuve. » Jean-Eude surpris lui demanda quelle était cette épreuve ? Risette lui dit : «  Tu vas être puni pendant une semaine. Tu pourras dire au revoir à ta fortune, à ton merveilleux château, à ta luxueuse Jaguar. »

Il était contrarié et triste à la fois, il pensa que c’était son imagination et que la fée n’existait pas mais il se trompait…

Sa vie allait devenir un vrai cauchemar !!! Et d’un coup de baguette magique tout disparut… Comme dans un conte.

« Mon portefeuille où est mon portefeuille ? » gémit-il, « Si je ne l’avais pas perdu, il ne me serai pas arrivée cette catastrophe !!! ».

Jean-Eude était malheureux, nuit et jour, il pensa à sa fortune, à son ancienne vie…

Sept jours après, quand il retrouva ses richesses, il s’étonna de ne pas être plus heureux qu’avant. Il se rendit compte qu’il n’avait pas besoin de tout cet argent et qu’il devait faire des dons pour aider les gens qui cherchent désespérément une vie normale.

A quarante-six ans, Jean-Eude fut élu maire de sa ville, il fut le plus connu et le plus populaire.

Quand les petits écoliers venaient le voir, il leur racontait son histoire extraordinaire et sa rencontre avec la Fée Risette. Cette mésaventure devint presque une légende.

Il trouva « l’élue » de son cœur et c’est là que cette histoire finit…


Isylde Cochet (8 ans ; Breuillet)

Les Nouvelles juniors

Les nouvelles publiées dans les posts ci-dessus sont celles reçues par les participants de moins de 16 ans à l'occasion du Concours de Nouvelles organisé par la ville de Breuillet.

mercredi 29 mai 2013

Son autre profil …


J’ouvre un œil. Un rayon me transperce. Mon iris ne le supporte pas et ma paupière se referme. Deuxième tentative. J’ouvre plus doucement, lentement,  mes cils me retiennent prisonnier. Je résiste. Je lutte pour arracher mon regard aux barreaux de cette cage. Peu à peu, je m’habitue. Mon œil discerne des ombres, des formes inconnues. Une faible lumière bleuâtre danse puis se fige. Mon œil commence à voir… Je retiens ma respiration un moment. J’ai peur de ce que je pourrais découvrir. Une surface dépolie au-dessus de ma tête me renvoie une image, mon image ? Je m’observe. Je découvre progressivement ce qui compose mon profil : une peau lisse et plutôt jeune, une barbe rasée de près. Un nez en trompette me donne un air juvénile. Mes lèvres charnues remuent sans prononcer pour autant les mots qui voudraient s’échapper. Quel âge puis-je donc avoir ? 20 ans ? 30 peut être ? Un calme apparent, je peux entendre les battements réguliers de mon cœur, ma respiration tranquille. Des stores presque fermés me protègent de l’extérieur. Seuls quelques bruits me parviennent. (Perceptions auditives réelles ou hallucinations ?) Je tente de découvrir leur origine. Un camion de livraison a dû s’arrêter, j’ai entendu le bruit de recul, puis, plus rien. Des cris ? Le ralentissement du flot de circulation puis sa disparition doit signifier la fin de la journée. Un silence s’installe. Ma main explore son univers : allongé dans un espace étroit, immobile, je peux sentir les rebords métalliques, froids,  qui m’empêchent de bouger. Mon isolement forcé m’effraie et me rassure à la fois. Je me reprends à m’observer. Mon profil est mon refuge. J’aime à me perdre dans cette image rassurante.
Soudain, mes sourcils se froncent de douleur. Mon visage me semble inhabituel. Je me rends en effet compte que bloqué dans cette position, je ne connais pas mon autre profil. Cette découverte m’envahit totalement, je sens mon rythme cardiaque s’accélérer jusqu’à rivaliser avec le galop d’un cheval. Ma respiration s’intensifie. Ma narine se dilate. Mon œil d’un vert profond, brille d’une interrogation effrayée. Observer, seulement observer, ne pas penser. Je n’ai pas de souvenirs. Seul le présent existe, cette image, un présent chargé d’angoisses et d’interrogations.
La nuit est maintenant tombée. Un rayon de lune semble se battre avec la lumière bleuâtre de ma demeure, que la pénombre a envahie. Des bruits mystérieux, cris inarticulés, voix indistinctes me parviennent du couloir. Non, encore elle ? Elle ne me laissera donc jamais tranquille ! Une brûlure lancinante me reprend à la base du cou. Je devine une blessure ouverte, large cicatrice purulente. Je ne peux toucher l’endroit douloureux, je suis totalement engourdi, dans une sorte de léthargie diffuse.  Mais où suis-je ? Pourquoi ?
Chaque nuit, je l’entends arriver dans le couloir sombre. Une porte claque. Des bruits de pas résonnent et se rapprochent rapidement. Puis la porte s’ouvre en grinçant. Appeler ? Hurler ? Je ne le peux pas. Aucun son ne réussit à sortir de ma bouche contractée. Ne pas bouger, faire le mort. Elle entre, s’approche. Je sens son souffle sur mon cœur. Une main glacée aux ongles acérés me maintient fermement. Je la devine m’observer, percer mon âme de ses yeux inhumains. Elle déplace lentement ma tête de droite à gauche, semblant chercher le meilleur angle. Le froid de sa peau me pénètre.  D’une voix autoritaire elle affirme : « Son profil est parfait… » Des cheveux tombent près de mon oreille. Je sens une ombre me recouvrir comme un linceul. Je suis tétanisé. J’ai compris. Un bruit métallique. Une morsure brève. Une odeur de sang me soulève le cœur. J’entends un liquide couler. La panique me saisit et me raidit encore davantage. Puis mes forces me quittent. Je suis comme paralysé. Tout mon côté attaqué se mure dans une armure défensive. Mon bras reste pendant. J’espère la fin. Mon bourreau repart mais je sais qu’elle reviendra.
Je tente de rouvrir un œil. Même combat. Une brulure me transperce, je lutte pour tuer la douleur. Ma paupière frémit puis se fixe ouverte. Ma fatigue est immense. Je peux enfin voir. Je m’observe de nouveau. Elle a tourné mon visage. Je découvre l’autre profil… Inexpressif, il ne ressemble pas au premier. C’est ce que je pressentais : je ne suis pas le même. Un ton jauni, de larges rides, une barbe de plusieurs jours.  Ma bouche est déformée pourtant je ne ressens aucune douleur. Un liquide blanchâtre s’en écoule, dégoulinant dans mon cou où je perçois une trace marquant mon artère. Cette vision me hante. Mon cœur s’accélère. Les battements se font irréguliers, si forts qu’on peut les entendre : vont-ils me trahir ? Mon corps espère se redresser alors que la prostration me retient couché. Ma respiration se fait difficile…
Elle revient, en courant cette fois. Elle entre. Je tiendrai. Je ne fermerai plus les yeux. Quoi qu’il arrive. Je combattrai par le regard. Elle se penche sur moi, statue de marbre penchée sur un tombeau ; dame blanche, spectre de ma vie. Mon œil se fige sur ses yeux noirs dans lesquels je lis une résolution, une fermeté certaine. Ses lèvres se relèvent sur un sourire.
« Bonjour monsieur Garenson, tout va bien. Vous avez fait un AVC. Vous êtes restés inconscient mais tout va bien maintenant. Votre paralysie à droite s’estompe déjà. J’ai dû perfuser dans la veine jugulaire mais on va vite vous délivrer…. »
Elle règle le cardio fréquencemètre et son image devient floue. Elle  disparait dans mon sommeil.


Dominique Agius (Breuillet)

Désir de père

Les particules de poussière dansaient dans le rayon de soleil qui traversait les persiennes. Elle les repoussa et la lumière entra à flots dans la pièce. Ses yeux en firent le tour. Tout était impeccable et bien rangé dans l’appartement de sa mère. Il  fallait s’y attendre car sa maman, encore jeune, était une femme très active et organisée, et rien ne laissait présager cette fin subite. Un soupir, un haussement d’épaules, elle devait mettre à profit les quelques jours de congé accordés par son patron pour trier les affaires de sa mère, car elle était enfant unique, et personne ne pouvait le faire à sa place. Elle se donna un répit, se cala dans un fauteuil, ferma les yeux et ses pensées se mirent à vagabonder.
Elle visualisait sa mère, la sentait toute proche. De tous temps elles avaient étaient fusionnelles. Maintenant elle n’était plus là, elle devait s’y habituer. Elle la voyait penchée sur sa table de travail, faisant ses croquis d’un geste sûr, tout à son métier de styliste qui les faisait vivre confortablement. Il n’y avait pas d’homme à ses côtés. Elles se promenaient ensemble, jouaient ensemble. Sa maman la berçait quand elle était toute petite, puis l’accompagnait au bac à sable avec pelle et seau. Plus grande, elle surveillait ses devoirs, lui faisait réciter ses leçons. Jeune fille, elle lui faisait avouer des petits secrets. Mais toujours pas d’homme pour partager cette intimité. Quant à son tour, elle interrogeait sa mère sur son papa – toutes ses copines avaient un père, elle aussi aurait dû en avoir un quelque part – elle n’obtenait que de vagues allusions à des voyages dans des pays lointains et à un retour probable ou improbable. Donc, elle restait sur sa faim de ce désir de père. Maintenant elle était adulte, avait fini ses études d’architecte d’intérieur, travaillait dans un cabinet d’architectes, mais sa vie sentimentale était en souffrance. Elle enchaînait les petits amis sans pouvoir se fixer, car il lui manquait le modèle de référence. Elle revit aussi la cérémonie à l’église, le cimetière, les amis présents et d’un coup, quelqu’un qu’elle n’arrivait pas à reconnaître, déposant une gerbe de roses blanches, et se tenant debout tête penchée. Comme elle le fixait, il releva la tête, puis se détourna et s’en alla rapidement.
Elle chassa ses pensées en se relevant. Elle était venue pour faire l’inventaire de ce qu’elle allait garder ou vendre. Elle ouvrit méthodiquement tous les tiroirs pour faire le tri. Il y avait une liasse de lettres attachées par un ruban. Les lirait-elle ou les brûlerait-elle sans les lire ? Puis il y avait une boîte contenant des photos. Elle les éparpilla sur le canapé. Elle se vit bébé puis à tous les stades, avec des amis, des copains et des copines. Elle vit aussi sa mère, jeune fille probablement, incroyablement séduisante. Puis elle tomba en arrêt devant une photo. Non ! Qu’est-ce que cette photo faisait-là ? Un jeune homme, des yeux bleus rieurs et une mèche rebelle qui lui barrait le front. Non ! Mais ça lui rappelait quelque chose…
A ce moment, on frappa à la porte. Elle lâcha la photo et alla ouvrir. Ses yeux s’écarquillèrent d’étonnement. Devant elle se tenait l’inconnu du cimetière. Elle eût l’impression de voir son propre reflet dans un miroir. Ses yeux bleus plongèrent dans d’autres yeux bleus embués de larmes et un cri jaillit de sa poitrine. Papa ?

Hermy Zelinski (Breuillet)

La passerelle (à trois voix)

« Moi, chaque soir, à dix-huit heures environ, je traverse la passerelle. Le garçon se tient déjà à son poste d'observation. Toujours au même endroit. Bras croisés, posés sur la balustrade, corps penché, il contemple le flot des voitures qui passent sept ou huit mètres en dessous. Je ne connais pas son visage : il me tourne le dos, capuche rabattue sur la tête. Seuls ses vêtements et sa stature me font dire que c'est un garçon. Chaque soir, il est là, d’une immobilité parfaite, comme « habité » par quelque souffrance secrète qui le plonge à l’écart du monde. Je passe… lentement. Ma démarche est laborieuse : je porte, à bout de bras, deux énormes cabas remplis de nourriture : restes de viande, pain trempé, quelques croquettes offertes par des âmes charitables... Les chats m'attendent.

Derrière la tour Nord, le terrain vague est leur territoire incontesté. Au début, ils étaient peu nombreux : des évadés, des perdus, des abandonnés... Puis, ils se sont reproduits. Désormais, je ne saurais dire à combien s'élève leur population. Quelques-uns se pavanent, fiers, méfiants mais pas trop, presque civilisés. Ce sont mes préférés. Mais, le plus grand nombre se montre sauvage, mauvais, rendu fou par la consanguinité. Peu importe, je veux les aider… Tous ! Sans eux, je ne suis rien ! Sans eux, pourquoi me lèverais-je chaque matin ?

Bien sûr, j'en ai eu, à moi, des chats, dans une autre vie. J'étais jeune, alors. Je possédais tout : un mari, un travail, une maison. Comment les choses ont-elles basculé ? Aujourd'hui, ne reste qu’une vieille femme seule dans son F1 de la tour Sud du Val de Laurence. Le dernier de mes chats, les jeunes de la cité l'ont pris en grippe. Soi disant qu'il n'était pas commode ! Il ne fallait pas le taquiner, sinon, gare aux griffures ! Pacha, c'était son nom, a disparu mystérieusement. Cela va faire trois mois. J’ai collé  sa photo sur le mur du hall d’entrée, entre deux tags bien grossiers, près des boîtes aux lettres. Un beau cliché, qui met en valeur son poil noir et ses yeux verts. J’ai tracé avec application, juste au-dessous, la phrase suivante « Qui a vu Pacha ? », puis les chiffres de mon numéro de téléphone. Mais, rien ! Pas de nouvelles. En plus, ma petite annonce, elle n’a pas fait long feu ! J’ai retrouvé mon message déchiré en mille morceaux, au pied de l’escalier, mais sans la photo, qui, elle, a disparu ! Bizarre, non ? J’ai lâché l’affaire, et, depuis, je me fais des films. J’imagine que mon petit compagnon en a eu assez des mauvaises blagues de ces ados boutonneux et qu'il a choisi de reprendre sa liberté. Je préfère croire qu'il a rejoint le terrain vague, qu'il y règne en maître, qu'il a fondé une famille et que c'est lui qui mène la troupe à ma rencontre, chaque soir, vers dix-huit heures. Mais, je ne l'ai jamais vu, au milieu de ses congénères. Il doit surveiller les opérations, dans l'ombre, tel un bon patriarche. Cette situation me rend triste. Pourquoi met-il une telle distance entre nous ? M'en veut-il de ne pas l'avoir  défendu contre ses bourreaux ? Bien sûr, si c’était à refaire, je lutterais de toutes mes forces de petite vieille… Mais avec des « si…» ! Donc, chaque soir, vers dix-huit heures, j'espère le voir. Il s'approcherait en ronronnant, se frotterait à mes jambes, et ne toucherait même pas, dans un premier temps, à la nourriture offerte. Pour me montrer qu'il est venu par affection et non par intérêt. Mais point de Pacha ! Les autres, seulement les autres ! Par dizaines ! Ils connaissent mon pas. Ils ont appris ma silhouette. Ils me reconnaissent de nuit comme de jour. Ils arrivent par vagues, en files indiennes, ou en familles. Ils se précipitent sur les provisions jetées de ci, de là. La main qui les nourrit leur importe peu. Tout leur est dû. Ce sont des seigneurs, je suis leur servante. Repus, ils s'enfoncent dans les hautes herbes, de leur allure nonchalante et souple de félin libre.

Alors, je me retrouve seule, jusqu'au lendemain. Cabas vides, cœur vide,  je rentre chez moi. Je reprends la passerelle, en sens inverse. Le garçon est toujours là. D’une immobilité si parfaite qu'il semble faire corps avec le parapet ! Une pensée me traverse, chaque soir, furtive : «  que fait-il là, ce jeune, depuis des semaines, à la même heure ? » Bah, il a bien le droit d'avoir ses habitudes, lui aussi. Un rendez-vous, peut-être, tout comme moi avec mes matous… De toute façon, cela ne me regarde pas. » 

« Moi, chaque soir, à dix-huit heures environ, je passe en voiture sous la passerelle. C'est un passage, réservé aux piétons, qui relie les deux tours, Nord et Sud du Val de Laurence. La passerelle enjambe la nationale 141 et ses quatre voies.
Mais, depuis plusieurs semaines, j'ai peur, le soir ! Peur de passer là-dessous ! A cause de cette... silhouette... qui est chaque jour penchée par-dessus la balustrade et que je trouve particulièrement menaçante.
Je suis sûre que c'est un jeune de la cité qui veut faire un mauvais coup ! Il guette, depuis des semaines. Il est tapi dans l'ombre. Il a une idée terrible derrière la tête, c'est certain. Comme quoi ? Comme de faire un carton sur un automobiliste, pardi ! Avec un projectile quelconque ! Un fusil, peut-être. Ou alors, qui sait, il va sauter… Il n'est pas encore prêt, sans doute, mais c'est une question de temps. J'ai peur, je vous dis... Je passe là tous les jours, en rentrant du boulot. Je n'ai pas le choix. L'autre itinéraire possible pour rentrer chez moi me rallongerait de cinq kilomètres. Cinq kilomètres ! Au prix où est l'essence ! Non ! Il faut faire quelque chose ! Trouver l'individu. Le questionner. Comprendre. Parce qu'un type qui reste ainsi, à observer la circulation du haut d'une passerelle, depuis si longtemps, toujours à la même heure, c'est quand même louche ! Il est timbré, le gars, il n'y a pas de doute ! Il faudrait vraiment faire quelque chose, avant qu’un nouveau drame n’éclate ! Car il y a déjà eu un accident, à cet endroit précis. Un accident… Mortel ! Un jeune motard, je crois. Il est allé se fracasser dans le pilier central. Il ne devait pas rouler assez vite sans doute ! C’est bien triste ! Et moi, vraiment, depuis, j’suis pas tranquille… Si c’était à refaire, je ne m’installerais pas dans ce quartier miteux ! Mais, déménager, ça coûte… J’ai pas les moyens ! »


« Moi, tous les soirs, vers dix-huit heures, je viens sur la passerelle. En solitaire. Depuis cette soirée mémorable, les autres ne traînent plus dans le coin. Nous n’avons jamais reparlé de tout ça et, eux, sont passés à d’autres choses. D’ailleurs, pourquoi se sentiraient-ils coupables ? C’est moi, et moi seul, le plus vieux de la bande, l‘unique responsable. D’ailleurs, je n’en peux plus ! Le remords me « bouffe », jour après jour. Ce qui serait  bien, c’est que je paye la note. Mais, pas vu, pas pris ! Alors, en attendant, je m’impose ce rendez-vous funeste ! Je viens m’accouder à la rambarde de la passerelle et je rembobine le film. Je me passe au ralenti, et, à l’envers, chaque image de la scène. Le sac poubelle que j’ai jeté et qui a percuté la moto, remonte jusque dans mes mains. En contrebas, le motard se désolidarise du pilier qu’il a violemment heurté, roule boule, en arrière, sur la chaussée, chevauche à nouveau son engin qui se redresse, reprend une trajectoire normale et disparaît sur la route. Voilà ! C’est parfait ! Rien n’est arrivé ! Je n’ai plus sur la conscience…

Si seulement…

Cette saleté de chat, aussi ! Toujours à traîner dans l’immeuble, à nous suivre partout, jusque dans les caves, tel un espion. Ses yeux verts semblaient percer nos secrets les plus inavouables.  Noir de jais, il ne pouvait que nous apporter le malheur. Et coriace, avec ça. Aucune de nos tentatives pour le faire fuir n’a porté ses fruits. Alors, on a décidé de se débarrasser de lui, définitivement. Le capturer n’a pas été facile. La plupart d’entre nous a gardé des traces de ses coups de griffes. Mais, nous étions nombreux, et notre haine envers lui, féroce. Nous l’avons capturé, donc, enfermé dans un sac en toile de jute, et nous sommes partis, en procession, vers le terrain vague afin de l’y abandonner.  Arrivés sur la passerelle, j’ai eu une autre idée, une « meilleure » idée ! Sans réfléchir, j’ai fait le geste ancestral du lanceur et j’ai balancé tout ça dans le vide, par-dessus le parapet. Adieu le chat !

Voilà, vous savez tout, M’sieur le commissaire… Mais comment vous avez deviné, M’sieur ? »

L’homme, pour toute réponse, ouvre un dossier bleu posé sur son bureau, et le pousse doucement vers le gamin. Deux photos, côte à côte, d’un même animal, un magnifique chat noir aux yeux verts ! Bien vivant, au temps de sa splendeur, sur un des clichés, écrabouillé, en charpie, sur l’autre !


Martine Ferachou (St Junien)

J’ai failli tuer mon père

J’ai son manuscrit mais les phrases sont bancales. On cherche le verbe ou alors c’est le sujet qui manque. C’est un joyeux désordre. Il a écrit les choses comme elles lui venaient.
Mon père. Il a eu quatre-vingt-six ans en janvier dernier, il ne faut pas que je tarde à boucler mon projet. Voilà bientôt deux ans que j’y travaille. Je veux réaliser et faire imprimer un livre. Mais quel livre ! Le livre de souvenirs qu’il a écrits pour moi, à ma demande. J’ai un père aimant. « Je vais voir c’que j’peux faire, ma fille », m’avait-il dit.
Je voulais qu’il me parle de son enfance, de sa jeunesse. Je voulais que tout ce qu’il avait vécu ne disparaisse pas avec lui. Je voulais qu’il ramène à la vie les gens qui l’avaient précédé et que je n’avais pu connaître. Ma grand-mère avait déjà emporté dans sa tombe tellement de réponses à mes questions.
Il avait commencé par une phrase toute simple. « Je m’appelle Victor… » et la pelote de ses souvenirs s’était déroulée, dans le silence qui s’installait l’après-midi tandis que ma mère faisait la sieste. Assis à la table de la salle à manger, à l’écoute des souvenirs qui venaient toujours plus nombreux se bousculer et se chevaucher, il faisait courir son stylo avec une certaine gourmandise sur les pages vierges d’un grand cahier, qui se couvraient alors d’une écriture difficile à déchiffrer.
J’ai joué à Champollion. J’ai organisé ses souvenirs. Et puis j’ai sorti d’une vieille boîte en carton, des plaques de verre stéréoscopiques rangées avec soin dans du papier de soie par Joseph, son beau-père. C’est grâce à ces photos que j’ai découvert l’enfant qu’avait été mon père, et ma grand-mère dans sa trentaine épanouie. Avec ces scènes de vie et les portraits des autres membres de la famille, édités sous forme de cartes postales par un photographe professionnel, j’ai pu illustrer son récit.
Je crois que cette année pour la fête des Pères je vais vraiment lui faire un magnifique cadeau. Il aura la larme à l’œil. C’est certain.
Un livre, son livre.
Pour la couverture j’ai choisi une photo, une photo en noir et blanc qui le représente à l’âge de onze ans. Il a pris la pose, le regard tourné vers l’objectif et l’homme qui lui tient lieu de père. Son visage est éclairé d’un sourire retenu. Grand et mince, il est vêtu d’un short et porte déjà un béret. Je dis déjà car j’ai toujours connu mon père avec un béret. Les bras croisés dans le dos il est appuyé à la devanture d’une boutique. C’est la blanchisserie de sa mère, dans une rue de Courbevoie aujourd’hui disparue. Le quartier de la Défense l’a engloutie.
J’ai trouvé l’imprimeur qui va réaliser l’impression et le façonnage du livre.
Papa devrait le recevoir en début de semaine prochaine.
Je suis si heureuse d’arriver au terme de cette aventure. Impatiente peut-être d’entendre au téléphone le son de sa voix que je saurai mouillée de larmes.
Mon père. Il est tellement émotif. Demain c’est dimanche. Je l’appellerai. Il faut que je lui dise qu’un paquet va arriver pour sa fête.

- Françoise, téléphone, c’est ton père…
- J’a…rri…ve. Alain me passe le combiné. Allo…
- Bonjour ma fille. C’est Papa.
- Oui. Bonjour Papa.
- Il faut que j’te dise. L’ambulance vient de me ramener de l’hôpital d’Auxerre. J’y ai passé la nuit en observation.
- Comment ça tu as passé la nuit à l’hôpital. Et Maman qui ne m’a rien dit !
- Tu sais comme elle est. Elle n’a pas voulu t’inquiéter mais maintenant que tout est rentré dans l’ordre je peux te dire… Hier matin j’ai eu une forte poussée de tension et hier au soir je me sentais si mal que j’ai cru que j’allais mourir.
- Et Maman n’a pas voulu m’inquiéter ! C’est un comble.
- Ecoute-moi.
- Oui, j’t’écoute.
- Hier matin, la factrice est venue m’apporter un paquet. Comme il ne tenait pas dans la boîte aux lettres elle a sonné. Je descends et elle me dit :
- M. Hugo, j’ai un paquet pour vous.
- C’était un assez gros paquet et je n’avais pas souvenir d’avoir récemment passé une commande. Tu sais souvent j’achète des graines pour le jardin, du café ou bien des livres, tout ça par correspondance. Je regarde le paquet, le tourne et le retourne. Le paquet m’est bien adressé.
- Ouvrez-le, me dit la factrice. Il est à votre nom. Vous verrez bien.
- Je vais chercher mon opinel dans l’atelier et j’ouvre l’emballage proprement. Je retire plusieurs boules de papier kraft froissé et je vois un gamin qui me regarde, sourire timide aux lèvres et béret sur la tête. Il est devant la blanchisserie que tenait ta grand-mère à Courbevoie. Je ne réalise pas tout de suite. Mais on dirait qu’c’est moi sur cette photo… Non ! Qu’est-ce que cette photo fait là ? Je me sens mal, la tête me tourne…

A mon tour la tête me tourne. Le téléphone me tombe des mains.
Mon père. J’ai failli tuer mon père !

- Allo…, allo…


Odile Mychalski (Breuillet)

Le Chat d'Alice

Son prénom en grec signifie « tête couronnée », oui sûrement mais pas d’une auréole juste de cheveux poivre et sel…

Je l’ai aimé, je l’aime et l’aimerai à l’infini comme si un lien du sang coulait entre nos veines, un torrent, une cascade vertigineuse comme un virus qui sommeille il est là me taraude, cellule par cellule…

Parfois, mon corps me rappelle sa présence : c’est le souvenir de son parfum entêtant qui bouscule mon univers, ma chair s’anime, vibre, résonne, je ne suis que molécules, chimie des sens, tout bascule vers lui tout est happé par son odeur, il m’imprègne, me façonne,  me pétrit et cet être minuscule que je suis quand je pense à lui n’est qu’hymne à la vie, au printemps qui éclate sa puissance, une vague qui se noie parmi tant d’autres … pas mon cœur …pas bonne nuit…

La rencontre de départ sur une photo. Son profil était presque parfait : « tendre trop tendre peut-être », on ne l’est jamais trop . Cela m’a touché profondément qu’un homme se définisse d’emblée par une émotion « féminine », introduction concise, dépouillée, sans insistance, avec un appel à la douceur, une promesse de repos.

Première photo, reconnaissance instantanée, j’ai percuté et trébuché sur ce profil.

Il n’était pas rasé de près tel un baroudeur roulant sur des rubans de bitume avalant des kilomètres dans son bolide aluminé. J’ai su après qu’il aimait passionnément les voitures anciennes, les vieilles anglaises, pas celles «d’Arsenic et vieilles dentelles » mais les descendantes des « seven », les Cat comme ils disent Cat ou chat si l’on traduit.

Sur une autre, il détournait le regard, tourné vers le sol, une photo où il était déjà en rupture sentimentale, seul à côté de ses enfants… Une plage presque déserte ou qui allait bientôt l ‘être.

Il m’a happé, il m’ a rappelé vaguement quelqu’un, était-ce déjà lui dans une promesse vers notre future rencontre ? Deux photos et les dés allaient être lancés.

Nous étions terriblement seuls, en attente…

J’ai « pris » fermement sa main, j’ai saisi, forcé ma chance, je l’ai tenaillé, serré. La sienne s’imbriquait parfaitement dans la mienne. Même pression, même mouvement.
Ce fût une rencontre photographique, physique,  épistolaire, une suite de premières fois, de dernières fois, un tourbillon aimanté et magnétique…

A cette époque, je découvrais les vertus de la musique, des groupes anglais, la
« Brit Pop », qui inondait nos ondes effet des Jeux Olympiques à Londres. J’embrassais ses goûts culinaires, musicaux, j’aimais sa passion des voitures rétro, j’aimais son quartier, grâce à lui j’aimais la terre entière, je me nourrissais de lui telle une enfant. J’explorais à quel point l’ on peut repousser les limites de notre âme, de nos habitudes, du conditionnement quotidien…

Non je ne vivais pas la même histoire d’amour que les précédentes,  c’était une de celle qui allait donner du fil à retordre, qui allait développer mon imagination comme une araignée tisse sa toile… inlassablement et obstinément  quel que soit le vent, la pluie, les pièges de la nature. Je n’avais pas envie de reproduire aveuglément une histoire qui serait fatalement stérile, au contraire j’ai misé sur l’innovation mettant en friche mes terres sentimentales. Je me suis mise en danger affectivement  jouant les amoureuses dignes des geishas, j’étais prête à tous les sacrifices.

Un objectif : être avec lui, le voir, le frôler, le toucher, m’emplir de lui jusqu’à la prochaine fois, rassasier la soif de me perdre dans un délicieux tête à tête, le perdre dans une indifférence totale, le reconquérir sans jamais savoir s’il allait céder au plaisir de nos retrouvailles.

Ma vie n’a jamais été aussi secrète qu’à cette époque, je vivais banalement en surface pour les autres et je cultivais ce jardin paradisiaque ou maléfique, sans le dévoiler à quiconque, c’était mon territoire où je n’embarquais personne. Une île qui était habitée par mes récits imaginaires qui alimentaient cet amour. Lui, renouvelait par ses visites nocturnes et épisodiques, cet havre de paix et de tourments .

  Si je n’avais pas croisé cette photo, je n’aurai jamais aimé écrire, lui écrire, mes mots n’auraient jamais eu de sens ni de consistance, je serai devenue invisible, microscopique…

Je ne cherchais pas la reconnaissance avec lui, pas au début, mais la co-naissance, celle qui fait que deux êtres sont en totale osmose sans se parler, ouvrir les yeux sur l’autre sans le juger, se laisser éblouir, tout donner, tout recevoir, créer nos repères, nos propres appels à roucoulade, nos codes et jeux amoureux parfois un peu cruels mais qui pimentaient l’effervescence du duo.

C’était comme un dîner divin, un festival de saveurs, nous aimions partager nos repas le soir, les plaisirs gustatifs comme prélude, un rituel auquel nous ne dérogions jamais, une résurrection que de se sentir désirée et aimée. Il me disait toujours qu’il aimait  les femmes qui se faisaient « belle » et qui prenaient plaisir à cuisiner pour leur amoureux, j’étais cette femme, je le suis toujours…

Je serai toujours une femme « temple » où l’on se réfugie pendant la tempête, où les prières sont exaucées, un port sans attache pour lui. Je ne sais plus rien de lui, seulement que sa mère s’appelait Alice qu’elle le câlinait sur ses genoux en lui disant : « Mon petit chat ».


Nathalie Cochet (Breuillet)

mardi 28 mai 2013

Qui se souvient de Bobby Sands ?

Non ! Qu’est-ce que cette photo fait là ? Elle devait être accrochée au mur et a dû glisser derrière le buffet sans qu’on s’en aperçoive. C’est sûr que ce n’est pas la femme de ménage (pardon, l’auxiliaire de vie) qui risquait de la trouver. Elle ne déplace jamais les meubles. Son obsession, ce sont les vitres et les miroirs. Pendant qu’elle les astique,  soi-disant, je vois bien qu’elle en profite pour s’admirer dans la glace ou regarder par la fenêtre. Ce n’est pas auxiliaire de vie qu’elle aurait dû être, c’est concierge !
N’empêche, cette photo, ce visage de femme, je ne sais même pas qui c’est… Il y a un prénom marqué en bas, au gros feutre, en lettres capitales « Marthe ». Ce qui ne m’aide guère ; je ne connais pas de « Marthe ».
Je vais la re-punaiser, à côté des autres… Il y en a neuf en tout. Neuf photos, imprimées en format A4, en couleur, avec un prénom marqué en dessous : des adultes, des enfants... Une vraie galerie de portraits. Cela me fait penser aux séries policières, quand les enquêteurs affichent les photos des victimes sur les murs du bureau, pour reconstituer le puzzle, et tenter de trouver des liens… Pour ma part, je ne reconstitue pas grand-chose, et pour ce qui est de la déco, ce n’est vraiment pas une réussite. Pourtant, j’aime beaucoup le papier peint de cette pièce. Un joli bleu profond, irisé, avec des feuillages ton sur ton… Bleu roi, voilà. Nous l’avons choisi, Bernard et moi, lorsque nous avons fait faire des travaux, juste avant la naissance de Sophie. C’était en … Je ne sais plus quelle année, mais c’était l’été, ça c’est sûr. Les fenêtres restaient grandes ouvertes, jour et nuit, pour évacuer les odeurs de colle et de peinture. Au petit matin, les bruits de la rue nous parvenaient, au milieu des gazouillis des oiseaux, au fur et à mesure que la ville s’éveillait. C’est bête, mais cela me donnait l’impression d’être en vacances.
Quel jour sommes-nous au fait ? Il me semble que c’est dimanche. Sophie vient me voir le dimanche. Elle ne devrait plus tarder…
Neuf photos donc sur ce mur-là. Et puis des affichettes du même format accrochées un peu partout : « Ne pas oublier de fermer le gaz » au dessus de la cuisinière, « bien refermer la porte », sur le frigo, « Les feux de l’amour à 14h10, chaîne 1 », sur la télé, « Bernard revient à 17h » au dos de la porte d’entrée… Bernard… J’ai eu du mal à le reconnaître, mais il a droit à sa photo, lui aussi, tout à côté de Marthe. Pour un peu, ils se regarderaient l’un l’autre, ces deux là !  Il a un air triste, et les traits tirés. Il paraît plus vieux que son âge. C’est dommage, c’était un bel homme quand je l’ai rencontré. Un peu timide, pas très sûr de lui, mais il avait quelque chose dans le regard… Une façon de vous observer… Comment expliquer ça ?... Son regard vous donnait de la valeur, voilà. On se sentait, tout à coup, unique et précieux. Enfin, moi en tout cas, c’était l’effet qu’il me faisait... Aujourd’hui ?… Je ne sais plus.    
Maman m’a rendu visite tout à l’heure. Je ne la voyais plus ces derniers temps. Nous avons parlé longuement. J’aurais voulu aller me promener un peu avec elle, le long du canal, mais la porte d’entrée est fermée à clé, et je ne sais pas où peut être la clé. Ce n’est guère commode…
Il faudrait que j’appelle Simone, ma voisine de palier. Elle habite ici depuis des années. C’est bien simple, elle a emménagé la même année que moi, 1969 ; moi en Juillet et elle en Septembre.  Je connais son numéro par cœur, mais quand je le compose, une gentille dame me dit qu’il n’est pas attribué.  Je ne comprends pas… Simone est veuve ; son mari s’est tué dans un accident de la route en allant chercher des cigarettes, un dimanche matin. Il avait décidé de prendre sa moto et de pousser jusqu’à la gare, dans l’espoir d’en trouver à la boutique de presse. Dans la grande ligne droite, avant le passage à niveau, il a voulu doubler un camion. La route était humide. On pense qu’il a mal évalué les distances et n’a pas réussi à s’arrêter à temps pour le passage du train… Ils ont mis du temps à l’identifier ; il n’avait pas ses papiers sur lui. Simone a coutume de dire que c’est le tabac qui l’a tué. Elle a un certain humour, Simone…
Sommes-nous dimanche aujourd’hui ? Il faut que je fasse un gâteau. Ma fille va venir boire le café. Je veux avoir quelque chose à lui proposer.
J’ai trouvé la télécommande de la télé, en cherchant des œufs dans le frigo. Je ne sais pas qui l’a rangée là. Il faut que j’en parle à la femme de ménage (pardon, l’auxiliaire de vie). Je n’ai aucune confiance en elle. Je suis sûre qu’elle me vole. Elle prend des airs polis et attentionnés, mais je vois clair dans son jeu. Elle s’adresse à moi comme si j’avais 4 ans, parle fort comme si j’étais sourde, et des « Madame Joly » par-ci, « Madame Joly » par-là. En attendant, je ne retrouve plus mes boucles d’oreilles en verre de Murano. C’était un souvenir de notre séjour à Venise, en voyage de noces, avec Bernard. Je me rappelle parfaitement de la petite échoppe où nous les avions achetées. Nous étions tombés dessus par hasard, en nous trompant de chemin pour regagner l’hôtel. Il faisait sombre, mais tellement frais aussi, à l’intérieur ! Il y avait des bijoux partout, sur les présentoirs, sur les murs en plâtre peint, et même sur le comptoir, tout autour de la vieille caisse enregistreuse : des sautoirs, des bracelets à breloques, des bagues avec d’énormes pierres de toutes les couleurs, des ceintures même, en cuir tressé incrusté de pièces de verre…  J’avais tout de suite repéré les boucles d’oreilles, mais je ne voulais pas avoir l’air intéressé, pour pouvoir mieux en négocier le prix. Le vieux bonhomme qui tenait la boutique, nous avait fait l’article, dans une espèce de patois incompréhensible. Il avait dû nous noter le prix qu’il en demandait, sur un vieux morceau de papier, pour se faire comprendre. 10 000 lires à l’époque. Une somme ! Aujourd’hui, elles doivent en valoir encore beaucoup plus. C’est tentant, quand on est femme de ménage (ou même auxiliaire de vie) !
Je ne sais plus quel jour on est… Il y a du monde dehors dans la rue. Ce doit être l’heure de la sortie des écoles. Ou de la messe ? Il faut que je prévoie une tarte pour 4 heures.
J’aime bien les romans-photos. Sophie m’achète parfois Nous-Deux, quand elle y pense. Je conserve précieusement  tous les numéros, et parfois je les relis. Je ne m‘en lasse pas. Les femmes sont belles, bien habillées, et les hommes toujours charmants. J’ai l’impression de revivre un peu de ma jeunesse. Moi aussi, à l’époque, j’étais une jolie secrétaire, à la taille fine et au brushing impeccable. J’aurais même pu poser pour des réclames… Lucky Strike, par exemple. Je me souviens d’une affiche sur laquelle une femme, de dos, dans une longue robe soyeuse, prenait la pose. Elle symbolisait le raffinement, l’élégance, la féminité… J’ai fumé, étant jeune. C’était comme une liberté que je m’autorisais. Moi qui avais reçu une éducation si stricte, j’avais l’impression d’accéder à l’indépendance, en défiant l’autorité de mes parents. Je suis sûre que maman s’en doutait, mais préférait ne faire semblant de rien. Il faudra que je lui en parle, la prochaine fois qu’elle viendra.
Mais d’ailleurs, quel jour sommes-nous aujourd’hui ? Sophie vient me voir tous les dimanches. Je lui prépare un bon café, dans ma petite cafetière italienne en inox. Je vais aller allumer le gaz pour la faire chauffer. Et puis, je vais lui faire un gâteau ; un quatre-quarts. Elle adore ça. Il faut dire que j’arrange un peu la recette à ma façon. J’y ajoute un ingrédient secret… C’est finalement un quatre-quarts et demi ! Il faut d’abord que j’aille voir dans le frigo, s’il me reste des œufs.
Je me rappelle le jour de mon mariage. Ce sont les cloches qui sonnent qui m’y font penser. Le son des cloches « à la volée »… C’est une musique en soi. Cela m’évoque une journée de printemps, du soleil, et un léger vent dans les feuillages… Les rires des enfants au loin… Les klaxons des voitures… Bernard était venu me chercher avec la Renault Floride décapotable que lui avait prêté son oncle.  Elle était immense, rouge métallisé, avec le bord des pneus blancs, des phares ronds, et une allure de grosse américaine. Nous n’étions pas peu fiers tous les deux. Je me souviens de l’émotion dans ses yeux lorsque je suis apparue sur le seuil de la maison et qu’il m’a vue dans ma robe blanche. J’avais utilisé un patron de Modes et Travaux de l’époque, et j’avais ajouté des dentelles et du tulle aux manches et au jupon.  L’effet était plutôt réussi. Une vraie meringue ! Mais moi, j’avais l’impression d’être une princesse… J’entends encore les cloches, le crissement des pneus  sur le gravier, le brouhaha des invités dans l’église, puis le silence, et mes pas qui résonnent sur le dallage… Et mon Bernard, dans son habit de cérémonie, son nœud papillon trop serré, et ses mains moites au moment de me passer l’anneau au doigt.
Que fait-il d’ailleurs, à cette heure-ci ? Il devrait être rentré de l’école depuis longtemps. Il a les CE2 cette année. Il dit que c’est plus facile, qu’ils sont plus attentifs. « Déjà autonomes mais pas encore rebelles », c’est son expression. C’est qu’il l’aime son métier d’instituteur, mon Bernard ! Après l’Ecole Normale, il a changé de poste plusieurs fois. Il avait du mal à s’entendre avec certains directeurs - un peu « vieille France » comme il me disait - qu’il jugeait trop rigides. Les choses ont évolué rapidement avec les bouleversements d’après Mai 68. Je me rappelle des longues discussions, parfois enflammées, qui avaient lieu dans notre salon, lorsqu’il invitait ses collègues les dimanches après-midi, à l’heure du café. Je n’avais guère d’avis sur la question mais les débats m’intéressaient. J’écoutais très attentivement pour tenter de comprendre : pourquoi il était essentiel de supprimer les classements des élèves, comment il était possible d’individualiser les rythmes de progression, quelle formation devait être proposée aux futurs enseignants… Et les théories mises en œuvre dans les écoles Freinet ou Montessori… Le système était en pleine mutation, et Bernard et ses collègues, étaient en plein cœur de cette révolution, avec des rêves, des revendications, parfois brouillonnes, mais tellement enthousiastes !
Je ne suis pas arrivée à allumer la gazinière. J’ai beau tourner tous les boutons... Il faut pourtant que je fasse du café avant que Sophie n’arrive. Nous sommes bien dimanche au moins ?
Un oiseau vient, chaque après-midi, se poser sur le rebord de la fenêtre du séjour. Il ressemble à une tourterelle, avec une petite tête toute ronde, et un demi-liseré noir autour du cou. Je ne sais pas si c’est possible, une tourterelle en pleine ville… J’ai lu un jour, que la tourterelle annonçait le renouveau, et l’harmonie retrouvée. Il fallait bien un oiseau aussi délicat pour une aussi jolie symbolique… Je me souviens qu’il y en avait un couple, dans une grande et belle cage toute blanche, dans le hall de l’école des filles où j’allais, enfant. Nous passions devant pour aller dans la cour de récréation, et je m’attardais, autant que je pouvais, pour observer ces deux oiseaux, que je trouvais particulièrement gracieux. Je me disais qu’ils devaient s’ennuyer, et je m’appliquais donc à leur parler, le plus souvent possible, dans l’espoir de les distraire un peu. Je les avais surnommés Sylvain et Sylvette. Un matin, au retour des vacances de Noël, la cage n’était plus là. Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de mes deux tourterelles, mais je me suis trouvée triste, presque malgré moi. Et chaque matin, jusqu’à la fin du primaire, en entrant dans le hall de l’école, j’ai espéré, en vain, voir réapparaître la grande cage blanche avec ses deux oiseaux.
Il y a un gâteau aux pommes sur le buffet de la cuisine. Ce ne peut pas être moi qui l’ai préparé. Je soupçonne l’auxiliaire de vie de me jouer des tours pour me compliquer la vie. C’est une sournoise. Je l’ai su tout de suite, dès le premier jour. Avec ses « Madame Joly » par ci,  « Madame Joly » par là… Elle a peur que j’oublie mon nom ou quoi ? On dirait un représentant en aspirateurs, ce qui, pour une femme de ménage, est un comble ! Elle est bien trop polie pour être honnête… Bref, plus besoin de quatre-quarts. Par contre, il faut que je trouve une solution pour faire fonctionner la gazinière … Je vais secouer un peu le tuyau… Il est peut-être coudé et le gaz n’arrive pas… Mince !... J’ai dû tirer trop fort, il est déboîté maintenant. Il faudrait que je déplace la cuisinière pour le remettre en place, mais je n’ai plus guère de force. Oh, et puis, zut !... Je suis fatiguée. Je vais aller m’asseoir un peu. Il sera toujours temps tout à l’heure. Je demanderai à Sophie quand elle arrivera.
Nous sommes mardi. Bernard est rentré vers 17 heures de son rendez-vous chez le psy. Il a tout de suite senti l’odeur de gaz, et s’est précipité pour ouvrir en grand toutes les fenêtres. Pour moi il était trop tard. Je me suis endormie en regardant la tourterelle posée sur le rebord de la fenêtre. Je n’ai même pas eu le temps d’avoir mal au crâne. C’est une jolie façon de mourir.
J’étais condamnée de toute façon ; Alzheimer, début de phase 2. Mes neurones meurent plus vite qu’ils ne devraient. Pour Bernard, ce sera presqu’un soulagement. Après n’avoir pas voulu voir la réalité en face, il a voulu retarder le plus possible le moment de me « placer » (quelle horreur, ce mot !). Et voilà le résultat !... Bien sûr, il devra continuer encore quelque temps, je pense, ses séances chez le psy ; il va avoir du travail avec son sentiment de culpabilité, surtout après cet accident. Il m’a laissée seule. Acte manqué ou simple imprudence ... ?
Bernard, mon mari, mon homme. Je ne le reconnaitrai bientôt même plus en photo, pas plus que je ne me reconnais moi-même d’ailleurs. Le Bernard dont je me rappelle s’engageait dans des luttes politiques, me faisait tournoyer dans mes robes vichy, et pleurait d’émotion en apprenant la mort de Bobby Sands, au fond de sa prison irlandaise. Et moi, quelle femme étais-je devenue pour lui ? Une enfant de 4 ans dans un corps d’adulte. Incapable de me laver moi-même ou d’allumer la télé. Incapable, de plus en plus souvent, de me rappeler même mon nom. Marthe, c’est moi. Marthe Joly. L’auxiliaire de vie a bien raison de me le rappeler à longueur de journée. Ma mémoire s’effiloche. Il n’y a plus rien de rationnel. Je prépare 3 gâteaux par jour en pensant que nous sommes dimanche et que ma fille va venir me voir. J’ai oublié qu’elle habitait à l’autre bout de la France depuis qu’elle s’est mariée à un agriculteur qu’elle a connu sur Internet. J’ai oublié que le voisine d’en face était partie en maison de retraite l’année dernière. J’ai oublié que j’avais vieilli, oublié que nous étions en 2013 et que j’avais 67 ans. J’ai oublié, oublié… Il me reste pourtant certains souvenirs, dans lesquels je me plonge à longueur de journée, et les romans-photos, que je lis et relis indéfiniment. Je m’éloigne jour après jour de la réalité. Je n’y trouve plus ma place. Alors, je préfère m’endormir sereinement, définitivement, avec, en moi, le son des cloches à la volée, et le bruissement des ailes d’une jolie tourterelle.  


Anne Marquer (Pulnoy)

A 2 et +


Monsieur et Madame firent d'abord les démarches sur internet. Le web est une mine inépuisable d'informations, pour qui sait l'utiliser. Monsieur est très au fait de cette nouvelle technologie. Ils visitèrent les sites de plusieurs agences spécialisées, afin de sélectionner celle qui leur inspirait la plus grande confiance.
 Ce ne fut pas aussi simple que prévu. Toutes rivalisaient de slogans racoleurs, d'annonces et de phrases chocs vantant les mêmes points forts: la loyauté, l'honnêteté et une conscience professionnelle irréprochable. Toutes vantaient également leur discrétion absolue, point important, mais pas la première préoccupation du couple.

Leur première sélection se fit à partir des photos et du design des pages web. Les photos de mauvaise qualité laissaient présager un sérieux discutable, et constituèrent le premier critère d'élimination. S'en suivirent les couleurs trop voyantes, que Madame jugeait vulgaires, puis les logos trop tarabiscotés, que Monsieur jugeait suspects.
L'écrémage se poursuivit grâce aux forums de discussion spécialisés. Cette étape leur prit presque un mois entier. Ils se prirent au jeu de l'anonymat, des pseudos et de la provocation par clavier interposé, changeant de nom dès que l'un ou l'autre était saisi de la peur irrationnelle d'être démasqué ou repéré. C'est ainsi que les habitués des discussions électroniques eurent tour à tour, comme interlocuteurs, Minette, Fleur de Tiaré, Vahiné, Le Tatoué, et enfin Lovetahiti, en référence à leur animal de compagnie, puis à leurs vacances inoubliables à Bora-Bora, quelques années plus tôt…
Ils n'eurent plus qu'à départager les quatre agences arrivées ex æquo. Ce fut l'étape la plus rapide. Ils appelèrent, à tour de rôle, et notèrent la musique d'attente, le message d'accueil, l'amabilité des standardistes, et enfin la voix de leur interlocuteur ou interlocutrice. Une heure leur suffit pour élire, à l'unanimité de leurs deux voix, l'enseigne "A 2 ET +".
Ne restait plus qu'à prendre rendez-vous.

Quand Monsieur et Madame arrivèrent à la succursale de " A 2 ET +", leur dossier de candidature sous le bras, l'accueil se révéla bien au-dessus de leurs espérances. L'accès aux bureaux était discret, sans paraître équivoque. La décoration inspirait la confiance. Les couleurs chaudes, aux dominantes de rouge, les superbes photographies, en noir et blanc, de quelques couples, venus avant eux, désireux de témoigner de leurs désirs comblés… Ils se sentirent bien, tout de suite.

Cynthia, la jeune femme qui les reçut pour l'entretien préliminaire, sut promptement instaurer un climat propice aux confidences. Ils se livrèrent sans arrière-pensée et sans gêne.
Après 12 ans de mariage, ils avaient fait le tour des expériences à deux. Ils avaient parcouru le monde, à la recherche de nouvelles sensations, et de nouvelles aventures. Ils avaient vécu des années formidables, riches en péripéties, en rencontres, et en plaisir. Ils avaient également compris qu'ils étaient faits l'un pour l'autre. Ils avaient atteint ce degré d'intimité et de complicité qui suscita un jour le désir d'aller plus loin.
L'idée vint d'abord de Madame. Monsieur en fut d'abord très surpris, puis légèrement déçu, et enfin jaloux. Comment la femme de sa vie pouvait-elle envisager qu'il la partage avec... avec qui que ce soit! Il devrait largement lui suffire! Lui qui exauce le moindre de ses désirs depuis plus de douze années de bonheur…
Plus que réticent, Madame eut pourtant vite fait de le rallier à sa cause, lui laissant entrevoir les plaisirs insoupçonnés, les perspectives de moments coquins, et des promesses d'amour. La réflexion suivit son cours. Les tourments laissèrent la place à la curiosité, puis à l'envie et au désir. Cette idée se révélait beaucoup moins extravagante qu'au premier abord... Ils évitèrent de peu la première crise de leur couple.
Madame était très excitée à l'idée de passer à l'acte. Monsieur était très curieux mais un peu anxieux de la tournure que pourraient prendre les évènements. Ils risquaient de bouleverser douze années d'une vie de couple équilibrée, stable et paisible… Ils étaient certes deux adultes, bien assez mûrs pour ce genre d'expérience, mais allaient-ils en sortir indemnes?
Ils se lancèrent malgré tout dans ce projet troublant et palpitant…

Ayant cerné les attentes de ses clients novices, Cynthia leur proposa un nouveau rendez-vous, pour la semaine suivante, le temps d'examiner tranquillement leur candidature, et de préparer, dans le cas où leur dossier serait accepté, une sélection des profils les plus adéquats…
Le projet se concrétisait!! Madame ne tenait plus en place, chamboulant sa garde-robe, renouvelant la décoration, nettoyant de fond en comble leur maison déjà impeccable... Monsieur fantasmait des conjonctures et des hypothèses, plus farfelues les unes que les autres sur leur aventure à venir… L'attente dura six jours. Six jours interminables, six nuits quasiment blanches. Dix-huit repas à peine entamés, lorsqu'ils n'étaient pas tout simplement sautés…
Le grand jour est enfin arrivé.

Cynthia les reçoit avec un immense sourire. Leur candidature est acceptée. Leur profil est parfait. Ils sont un couple uni. Leur cohésion conjugale est le meilleur garant de leur réussite. L'aventure dans laquelle ils se lancent met parfois le couple en danger, c'est pourquoi la première préoccupation de l'agence "A 2 ET +", contrairement à leurs concurrents moins consciencieux, est de s'assurer des couples soudés.
D'autres détails ont permis de donner une suite favorable à leur requête: leurs salaires confortables, leurs situations honorables, leur présentation soignée, leur santé de fer, leur équilibre psychologique et leur bagage culturel, entre autres critères, font d'eux des candidats assez recherchés.…

Il est temps de passer à l'étape tant attendue, le choix de l’heureux ou de l’heureuse élu(e)… Le couple s'est déjà mis d'accord, malgré les hésitations de Monsieur à ce sujet, sur le sexe masculin...
Les questions qui suivent sont un peu déroutantes. Ni l'un ni l'autre ne se sont posé la question de la taille, de la couleur, du quotient intellectuel, de la sensibilité artistique, ou du potentiel sportif… D'autant plus que ces prestations sont payantes. Il ne s'agit pas d'options gratuites incluses dans le forfait "première fois" qui leur a été proposé.
Madame aimerait qu'il soit à peu près de la taille de son mari, ou à peine plus grand. Monsieur acquiesce. Tous deux optent pour un teint plutôt foncé. Pas forcément noir foncé, mais plutôt basané, ou caramel, en souvenir de leurs voyages dans les îles… Monsieur veut qu'il soit sportif, bien entendu! Tandis que Madame préfère un artiste, plutôt musicien, ou alors plasticien. La peinture et la sculpture sont sa passion... L'intelligence n'est pas un problème, mais un QI de 110 environ leur paraît le minimum acceptable.
La couleur des cheveux, bruns bien évidemment.  La couleur des yeux, Madame aimerait des yeux vairons… La forme du visage, la pilosité, la dentition, la pointure, les goûts culinaires, la propension à l'alcool… Tout y passe, dans le moindre détail! Les deux impétrants n'en reviennent pas d'un questionnaire aussi approfondi. Mais ils se prêtent au jeu de bon cœur. Jeu qui en vaut la chandelle, et qui vaut également une partie de leur plan épargne logement!

L'après-midi touche à sa fin. Le questionnaire aussi. Ils estiment avoir élaboré le profil parfait. Cynthia les abandonne un moment, aux bons soins d'une hôtesse d'accueil, dans un petit salon avec fauteuils confortables, rafraîchissements et musique douce... Ils vont devoir attendre qu’elle vérifie la faisabilité de leurs choix et leur propose le devis final.

Madame a un instant de doute. Et s'ils faisaient une énorme bêtise? Monsieur la rassure. Le doute est normal. Il dirait même plus, le doute est sain dans ce genre de situation. Cela prouve qu'ils n'ont pas pris leur décision à la légère. Madame est rassurée. Madame a hâte!

Cynthia revient enfin, son éternel sourire aux lèvres. Elle s'installe confortablement auprès de ses clients et leur transmet le résultat.
" Je suis vraiment désolée, mais les yeux vairons ne sont pas disponibles en ce moment. J'ai donc appliqué votre deuxième choix, les yeux verts. En dehors de ce détail, je vous ai trouvé le profil parfait, celui qui correspond à tous vos souhaits! Et j'ai le plaisir de vous annoncer qu'exceptionnellement, vous n'aurez pas à attendre le délai habituel de neuf mois! Votre enfant pourra vous être livré d'ici moins de trois mois! N'est-ce pas formidable?"


Pierre Boyer (Tahiti)