samedi 16 juin 2018

Souriez, vous êtes filmés


Souriez… Cet impératif…non, ce n’est pas impératif. Pourtant… L’inspecteur, pour la cinquième fois, visionne l’enregistrement. Une sorte de fascination ? Non, sa propre voix intérieure, raisonnable, professionnelle, s’en défend : l’écoute, plusieurs fois de suite, est nécessaire. Pour essayer de comprendre l’innommable ? Pour l’identifier ?
Souriez…c’est le mot clef qui revient en boucle, alors qu’il n’y a aucun humour exprimé par celui qui monologue pendant le passage à l’acte. Un mauvais comédien, dans ce snuff moovie. Il n’y a même pas de mot, en français, pour traduire ça.
Si vous regardez, souriez, comme un dément ? Comme un voyeur fou ? Et si vous filmez…Oui, l’inspecteur se l’avoue, c’est fascinant.
Elle, assise devant lui, pâle, les yeux clos, enfoncés dans les cernes, n’a plus de force, ni pour pleurer, ni pour questionner. Est-elle déguisée ? Non, en deuil. Encore. Toujours. Déguisée ? L’inspecteur s’est posé la question, comme une digression, pour ne pas sourire, justement. Un sourire qui ne serait qu’horrible…difficile à déguiser.
Les faits décrits par la voix ont déjà dix ans. Si l’on n’avait pas retrouvé le disque dans l’épave extraite du canal en cours de réhabilitation, avant-hier soir, jamais on n’aurait…
L’inspecteur, reçu, de nuit, au domicile de la fiancée en noir, a différé la visite aux parents et la fouille du parc au matin qui suit.  A part cette information, il ne trouve pas les mots pour elle. Comment lui dire qu’elle n’est pas coupable d’avoir perdu son téléphone mobile, pendant la nuit fatidique ?
Comment dire aux parents qu’ils ne sont pas coupables d’avoir mis le feu à la chambre de leur fils, à cause des bougies de la fête, et d’avoir ainsi détruit son ordinateur, avant que les enquêteurs ne s’en inquiètent ? Souriez… L’affaire est résolue, ça passe à l’écran de celle qui est veuve avant d’être mariée…
Dans la cité, je ne paie pas mon loyer, je m’y endormirai, peut-être, tout à l’heure, après t’avoir couché. Dans la cité, quand on gueule : « c’est filmé ! », ça signifie : « c’est foutu, cousu, fini, il n’y a plus rien à faire ni à espérer ! ». Tu n’as pas la moindre notion de tout ce qui est définitif, dans la cité. C’est mon anniversaire, personne ne le sait : tu t’en moques, définitivement. Moi aussi.
Maintenant, ici ? On ne confondra pas nos ADN : en combinaison, je ne laisse aucune trace. ADN… si j’ajoute un i, c’est toi. Au bout de la parcelle cadastrale de ta tribu, presque en limite de ton territoire, ADIN Alexandre. Au milieu du pré non fauché, non brouté. Cerné de peupliers géants, bruissants, complices. Entre fleuve et canal, sur ta colline protégée. En face de la berge inondable sur laquelle la ferme de mes parents s’est effondrée, balayée par la crue…Oui, tu sais.
Juste dans ta planque à dépucelage : tu gloussais, au téléphone, quand tu lançais l’invitation que nous attendions, fébriles, pour rejoindre ton repère. Identique, notre âge, et le temps passé : quinze ans, déjà, quinze ans, seulement. Je t’y porte, cette nuit, avec ce « y » de notre province qui te faisait rire. J’y foule ton herbe, en écartant les graminées du mieux possible, pour en froisser le moins possible et laisser la rosée, tout à l’heure, orner le tout d’un perlé uniforme, où les marguerites, précoces, écloses, donneront à la clairière l’illusion de virginité. Je progresse, mes palmes pendues autour du cou : ça, tu ne l’as jamais fait, même pendant les après-midi buissonnières, avec les copines, ici. Même au creux des nuits blanches, à la belle étoile.  « Il est plus vieux que sa grand-mère, il a tout fait, tout vu, Alex ADIN ! » Je crois que tout a commencé, entre toi et moi, nous n’avions pas vingt ans à nous deux, par cette moquerie d’instituteur qui ciblait si bien ta manière d’être. Je n’y ai perçu que l’admiration cachée, ça a  du me brouiller avec le sens des mots, le sens de la vie. Tant pis.
Je zoome, je cause, ça enregistre tout : c’est pour moi, pour ma projection privée, tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas. J’ai calé l’appareil dans un « y », une fourche de noisetier, plantée dans la terre meuble, j’ai tout prévu : je m’occupe de toi, c’est filmé.
La décision ? Récente. Je l’ai prise la veille de ton anniversaire, quand tu as parlé de femme, avec majuscule, sans cligner de l’œil, sans second degré.
Le bar, ton préféré, bourdonnait, fumait, ruisselait de lumières colorées. Du clinquant. Je n’ai pas touché aux poussins mort-nés, de très vieux œufs durs, ni aux cacahuètes rances, il aurait fallu que je paie, pendant ta brève absence : pourtant, j’avais faim.
Les dix mots que j’avais gribouillés sur mon sous-verre, en écoutant la radio, pendant que tu urinais ta première bière, ce sont ces dix mots que tu as empochés. Tu les as lus, relus. J’avais souligné le dernier. Tu m’as souri, tu as murmuré : «  pourquoi pas ? », quand j’ai cessé de bafouiller la règle du jeu que je venais d’entendre, par bribes, l’oreille collée au poste du bistrotier. J’aurais tant voulu que tu comprennes ce que j’avais souligné.
Tu m’as payé une autre mousse, j’ai profité du nouveau carton, sous ma choppe, pour recopier, de mémoire, la liste. Ça faisait longtemps que nous ne nous étions vus, longtemps, pour la béance permanente de ma solitude : tu me croisais sur le trottoir, tu avais cinq minutes disponibles, tu m’invitais à les partager. En franchissant le seuil, tu me proposais, pour le mois suivant, cette fameuse fête costumée. Un truc de printemps, comme sur les plages de Floride. Tu as précisé : « ce sera d’enfer, tu verras !». Tu avais raison.
Comme nous n’avions plus rien à nous raconter dans ce bar de passage, comme je n’avais pas envie de te lâcher, à cause du dernier mot de ma liste, comme ta vessie était vide et mon ventre tordu d’humeurs complexes, nous sommes sortis, ensemble, dans le crépuscule urbain, jusqu’à cette rue commerçante qui ralentit la marche et suscite le désir. Tu as succombé.
Dans mon poing, maintenant, ta caméra neuve, toute petite, ronronnante. Dans mon poing, ton visage : gros plan sur ta bouche, sur tes lèvres entrouvertes, sur l’émail des mots. Dix jolis mots, cette année, dix étrangers intégrés dans notre langue. Dix mots plébiscités par la francophonie, cette nuit, peuplent ma cacophonie.
Pendant que je tourne autour de toi, au-dessus de toi, je me les répète, je les marmonne, comme un rituel : abricot, bachi-bouzouk, bijou, bizarre, chic, clown, mètre, passe-partout, valser et…Le dernier se coince dans mes amygdales, je le grogne, en fond de gorge, râle furieux, ça ressemble à de l’inuit ou du tibétain, ça me fait du bien.
Chaque mot, je te le vole. Tu as gagné, m’as-tu dit, juste avant de croquer la noix de cajou. Avec le cumul des dix, bien placés, l’emballage des phrases, bien tournées, tu as gagné le premier prix, conséquent, de je ne sais plus quel concours littéraire, en ligne, celui dont tu avais noté la référence, en empochant mon stylo, dans le bar. Comme si tu avais besoin de cette reconnaissance là !
Juste avant d’avaler la noix de cajou, tu as eu le temps d’ajouter, en toussant, que l’idée de participer t’était venue, quand tu avais acheté l’objet cher, fragile, performant : le jouet que je tiens.
Nous rotions l’écume et glissions, juxtaposés plus qu’ensemble, devant les devantures. Sur la vitrine, tu avais remarqué l’étiquette, placardée en rouge, pour dissuader les cambrioleurs : « souriez, vous êtes filmés ». Quand j’avais prétendu qu’un singulier valait mieux qu’un pluriel, tu avais manifesté, juste d’un mouvement de tête, ton désaccord, puis murmuré, sans rapport : « ce serait bien d’être célèbre, éphémère, juste pour voir, oui, ce serait bien d’être une image, juste pour être vu, non ? ». J’ai cru que tu allais casser la vitre, juste pour être au journal télévisé, à la une, dans les gros titres, le lendemain, menottes aux poignets. Je me jouais le film dont je voulais monopoliser l’action, en m’imaginant sous tes traits. Stupide que j’étais, à cause du dernier mot de ma liste. Stupide, oui, car tu avais déjà si souvent rempli l’écran de ton brave sourire, de tes belles actions, tu n’avais plus de fringale pour la renommée, Al ADIN, dans la boîte à mensonges. « La lanterne magique », c’était ma formule, tu te souviens, au summum de notre complicité, pour te rendre hommage, avec mes joues en feu et toi, ému, un peu, tu faisais diversion, tu commentais l’amateurisme du reportage, la vétusté de la caméra tremblante, la précarité de la chaîne de télévision locale, bientôt diffusée sur la T.N.T. « De la dynamite, pour mon curriculum vitae ! », me confiais-tu quand même.
Quand nous sommes ressortis du magasin, toi, radieux, avec ce cadeau d’anniversaire que tu t’offrais, moi, derrière, dans ton ombre, j’ai su que tu ne me dirais jamais ce dernier mot de ma liste.  Les dix mots, je vais te les beugler.  
A cause de la bague, celle que tu m’as montrée, juste avant d’entamer le paquet de fruits secs. Quand tu as mis la main dans ce sachet, je t’aurais stoppé net, je te le jure, si tu n’avais pas parlé de ton projet matrimonial avec cette future fiancée. Une de tes anciennes, bousculées dans cette pâture sans vaches ? Une ruisselante de lentilles d’eau ? Une ricanante et si nue qu’elle paraissait ondine ? Une sorcière de crue, comme celles dont mon aïeule m’ordonnait de me méfier, avec ses contes pour m’endormir, qui peuplaient mes nuits de cauchemars ? Peu importe qui elle est, ta promise. En plus, il a fallu que tu exhibes cet anneau, avec cette manie de vouloir partager ta joie. Les dix mots, je vais te les hurler.
Ce que je suis ? Ce que je suis devenu ? J’ai fait des études, courtes, stériles, oui, qui ne me servent pas pour mettre, cette nuit, du son, sur un disque irisé, avec toi, héros principal, au clair de lune. A l’issue de ton stage de voile, comment disais-tu le doigt, en gallois ? Et ce qui brillait, de tous côtés, en breton ? Les réponses à mes deux dernières questions sont toutes les racines étymologiques de la chevalière, coupée par ma pince, que j’écarte et j’enfile à ton pouce gauche : un bijou. Un, saccagé, un mètre sous terre, au plus gros doigt d’un homme jeune, respectable, fiancé, maquillé en clown, n’en doute pas, cela sera taxé de bizarre par la police scientifique. Car ils te chercheront, tes invités, puis ta tribu, puis ceux de l’ordre, les gardiens de la paix ou les gens d’armes, les uniformes de la peur et du malheur : ils te trouveront, bien sûr. Grâce au parfum d’amande que tu dégages ? Amande ou abricot ? L’une et l’autre ou l’une dans l’autre ?  Que sens-tu, que ressens-tu ?
Au bal, comme partout, tu étais un chic type : le plus gai. Le mot bal, au féminin, j’y ai pensé, entre tes deux yeux, mais trop coûteuse, cette solution finale, trop rapide, ce grabuge, dans ta caméra ! Ça ne me convenait pas. Je préfère bal, au masculin, parce que tu te bougeais bien, libre, avec des gestes de robot et de pantin moderne, dont j’inventais des ficelles invisibles reliées à mon cerveau. Bal, c’est ringard, comme ma timidité d’un autre siècle. Tu étais le plus ivre, bien sûr. Tu tiens mal l’alcool, les extravertis n’en ont pas besoin pour se mettre en scène. Tu étais le centre du monde de cette nuit : à cause de la perruque, du nez rouge et du maquillage, qui grandissaient ton sourire ? 
Cette petite boule écarlate  rappelait que tu te battais, devant les caméras pour les maladies orphelines, les auto-immunes et les autres, si peu rentables pour les laboratoires. Cette tignasse de paille rousse, décrochée d’un masque masaï, montrait que tu avais soigné, sur le continent le plus défavorisé, pour une association humanitaire. Et ces hardes aux couleurs discordantes expliquaient que tu fus bénévole d’une œuvre caritative, dans une banlieue du rêve américain.  Oui, tu étais un carabin estimable, et tu voulais valser avec Colombine, Fée Clochette, Shita la guenon, Cruella la dalmatienne et Belphégor la momie, parce que ces infirmières déguisées et ces externes costumées avaient, certaines nuits, partagé tes insomnies, et plus, car affinités. Tu n’as rien vu de mes larmes, sous ma capuche étanche d’être amphibie.
Dans ce bar, pour moi, tu t’es donc fendu d’une invitation à la soutenance de ta thèse en psychiatrie, et, bien sûr, à la fête carnavalesque qui la concluait, au nom de notre enfance commune dans notre village : toi, au château, moi, à la ferme, nous, ensemble, sur le même banc de la primaire fermée, murée, maintenant, nous n’avons jamais cessé de nous rencontrer, de nous raconter. Ce qui nous lie passe pour de l’amitié aux yeux de ceux qui prétendront nous avoir connus.
Tu étais mon guide d’univers inaccessibles, mon passe-partout virtuel, pour des rêves irréalisables. Dans le réel, nous n’avons jamais cessé de taper dans les mêmes ballons, de boire les mêmes canettes, de vomir les mêmes colères contre le monde injuste, à réinventer, entre deux de tes gardes et deux de mes boulots précaires, entre minuit et l’aube.
Nous sommes entre zéro heure et l’aurore, dans l’erreur ou l’horreur, selon ce que mon bec de lièvre m’autorise à distinctement articuler : toutes mes circonstances atténuantes, tu les connaissais, tu n’en as rien fait.
Tu m’avais promis la visite de ton service, ce soir. Nous nous sommes éclipsés, fantômes, hors du château saturé de fumées parfumées, de bougeoirs et de décibels, dans ta voiture, avec ta caméra dont le disque mémoire, bien rempli de ton clan, attendait le dénouement : moi, en tenue d’homme grenouille, et toi, gris, hilare, en Paillasse titubant, pouffant, « parce que les batraciens, non de non, ça change de sexe ! ».
Sur ta banquette arrière, d’autres cadeaux, des enveloppes, avec des billets, et ta tenue de travail, complète, blouson de cuir compris, et ton portefeuilles, et ta carte bancaire, comme d’habitude, avec le code gribouillé sur un confetti de papier, glissé dans le rose de ton permis de conduire. Nous avons déambulé d’une chambre capitonnée à l’autre, en passant par l’infirmerie, avec la vitrine verrouillée des médicaments. Couper le cadenas, avec ma pince, subtiliser le curare, arroser le contenu du sachet de mélange de fruits secs, un jeu d’enfant, vraiment, pendant que, dans ton bureau, tu allumais tous tes écrans pour me décrire la haute technologie mise à ta disposition.
Au retour, j’ai conduit et posé sur tes genoux cette gourmandise que tu adores : « ça dégrise ! » ai-je menti. « Pour le magnésium, pour l’intelligence ! »,  ai-je insisté. Tu n’en avais nul besoin mais tu n’as pas résisté. Ce fut rapide, la première noix de cajou a suffi, je crois. Du bout de mes doigts gantés, j’ai glissé l’abricot dans ta gorge, pour être sûr. Puis j’ai vidé ton véhicule, et l’ai sagement garé contre ton château familial où la fête se prolongeait sans nous. Tout à l’heure, il sera dans le canal, tout à l’heure…
Tu sais pourquoi, donc, les yeux fixes, exorbités, la bave aux commissures, tu agonises au fond du trou que j’avais creusé hier, dans ton parc gigantesque. Oui, c’était prémédité.
Je t’ai déshabillé. Je me suis arrogé ce droit là. Je t’ai déguisé en citadin, avec tes nippes de travail, celles, chic, en vrac, derrière ton siège, dans ta voiture, celles derrière toi, à la place du mort, celles que j’ai flairées, que j’ai froissées contre mon nez tordu, marques célèbres, chères, pleines de ta sueur froide, de ton odeur. J’ai pris le temps de boutonner ta chemise, de nouer ta cravate puis de déboutonner ton col et de desserrer la soie de ton étrangleuse, salie par la boue, le fard de tes joues, le noir ruisselant de tes faux cils.
Même à visage de clown, tu restes à ton avantage, comme toujours. J’ai été jaloux de ta réussite, de tes voyages, de ton charisme, de cette capacité innée à t’engager, à fédérer les énergies. Jaloux de ton sourire d’ange : cette envie ne suffit pas pour lever la main sur toi.
Tu m’avais surnommé bachi-bouzouk, en terminale, parce que j’étais la tête de turc du professeur de français. J’ai toujours su ce qu’étaient ces mercenaires ottomans : des frustrés, dressés dans la haine et le misérabilisme, à coup de ceinturon, comme moi. Des gars qui convertirent la souffrance en violence. Parce que, comme moi, pour toi, ils ne pouvaient dire leur amour : ça y est, c’est fait, il est dit, le dixième, le dernier de ma liste.
Je peux, je vais partir. A pied, d’abord. Avec mes palmes à la main et mes orteils dans tes chaussures trop grandes pour moi. Noir caoutchouc, dans la nuit devenue noire, jusqu’au fleuve que je traverserai aisément, pendant que tes lacets, lestés, entraîneront, au fond, les souvenirs mêlés de nos verrues plantaires. Sur l’autre berge, vendue pour faillite agricole, mon vélo, mes baskets, ma vie. Je roulerai jusqu’à ton véhicule. Mes deux roues dans ton coffre. Pour repartir…
J’ai pensé à tout. Avant de combler la fosse, tu sais pourquoi, donc, j’ai jeté les fruits secs et tout ce qui s’empilait sur ton siège arrière, et ton déguisement : un piètre matelas, pour toi, livré au bon appétit des organismes nécrophages. Cela prendra des semaines, des mois, peut-être des années, avant que les uniformes n’explorent cette prairie printanière si propice aux passions.
À coup de pelle dans ta bouche, dans ta gorge, je brise les mailles des mots que tu ne m’aurais jamais dits, l’émail des mots que je ne t’ai jamais avoués. Oui, tu sais pourquoi je brûle mon carton gribouillé, avec le rond, la marque du verre de bière, tu sais pourquoi je tâte et prends celui que tu avais conservé, dans ta poche intérieure droite. Oui, tu sais pourquoi je crève tes yeux avec mon stylo, celui que tu avais gardé dans ton blouson. Oui, tu sais pourquoi je filme, puis je retire le disque enregistré. Pourquoi je jette ton cadeau technologique dans la tâche de sang qui s’agrandit. Oui, mon trop cher psychiatre, pour toujours, je suis fou de toi, fou à lier.
Soudain, de ton autre poche intérieure, la gauche, contre ton cœur, je sens, je vois une enveloppe qui glisse. Avec mon prénom, dessus. Dedans, sous mes doigts gantés qui tremblent, des billets, des euros, et la page imprimée d’un message électronique, sorti de ton ordinateur, qui décrit comment tu as usurpé mon identité, comment tu as gagné avec les dix mots et mon nom. Papier qui suggère comment tu voulais me faire plaisir, ce soir, m’offrir ça, cette nuit, pour mes trente ans : pendant la visite guidée, tu as communiqué, depuis ton bureau, tout à l’heure, l’information à ta promise, qui t’attend, inquiète, à l’autre bout du parc. Ce qui, forcément, par son intermédiaire, me placera en premier, sur la liste. Celle des suspects. « Filmé ! » Singulier ? Tu as préféré pluriel. Tu gagnes, en corps et encore : « souriez, vous êtes filmés ». 
Oui, l’inspecteur a vu et revu cette confession d’assassin pervers. Il tient entre ses doigts la preuve absolue. L’unique. Dix ans d’eau putride dans ce canal abandonné ont effacé même l’ADN du meurtrier. Dix ans, ça efface tout, il est bien placé pour le savoir, l’inspecteur.
Moi, j’ai changé d’identité. Moi, j’ai disparu sans laisser le moindre indice, et l’on a abandonné les recherches, Alex, parce qu’on a cru que nous avions fui, ensemble, disparu, ensemble, quelque part, pour refaire notre vie, ensemble. Dans ton véhicule qu’on n’a jamais revu non plus. C’est une fin alternative, n’est-ce pas. Autre que ce que la voix nasillarde annonce à la fin du snuff moovie. Ce film que ta fiancée accepte d’entendre encore et encore, mais refuse de voir.
Elle n’a pas reconnue ma voix, c’est un effet collatéral de toutes les interventions chirurgicales, bien sûr.
Oui, à l’intérieur de ce fonctionnaire, je jubile, Al Adin, car, chacun à notre manière, nous sommes dans l’obscurité, toi, sous terre, et moi, dans cette nouvelle apparence, payée par l’argent que j’ai pillé sur ton compte en banque. Oui, deux génies : toi, celui du Bien, mort. Moi, celui du Mal, vivant.
Il ne me reste plus qu’à espérer la main qui touchera la mienne, qui la caressera pour que je sorte et que je recommence…Souriez, je peux vous filmer.