Rufus Meurisse agita
son badge tricolore devant la guérite aveugle. L’ouverture immédiate de la
porte sécuriséesignala la présence du garde à l’intérieur. Il n’aurait pas à
attendre 10 minutes comme la semaine dernière.Rufus entra et se dirigea vers le
bureau qu’il occupait depuis bientôt 35
ans et dont le mobilier n’avait pas été changé depuis 1980.
Comme chaque jour, il
se livra à cette routine rassurante de célibataire éternel. Accrocher son
pardessus au porte-manteau en métal qui était maintenant vintage. Allumer son
ordinateur dont on avait changé l’unité centrale à 8 reprises. Entrouvrir la
porte pour saluer sobrement sa secrétairequi le servait avec dévouement depuis
20 ans. Lui demander un café allongé sans sucre. Ce matin-là, elle l’accueillit
avec un sourire crispé.
— Vous êtes au courant
pour Babette n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qu’il y a
avec Babette ?
— Eh bien, elle
divorce.
— Ah ma pauvre Martine
! Laissez donc Babette tranquille. Encore une rumeur ! Et je suis bien placé
pour vous dire que c’en est une.
— Mais pas du tout.
C’est sa sœur qui me l’a dit. On fréquente le même club de tricot.
Rufus Meurisse se tut.
Il n’allait pas prêter l’oreille à des bruits de club de tricot. La sœur de
Babette faisait de l’intox. Si Babette divorçait, elle le lui dirait à lui en
premier. Bien évidemment.
Il ferma la porte, s’installa
devant l’écran qui déploya sur fond noir le logo bleu blanc rouge de la
République.
L’application
informatique s’ouvrit en un double-clic et il commença le relevé minutieux des
informations. Depuis quelques mois, un logiciel très intelligent faisait le tri
des rumeurs selon leurs caractéristiques. Il n’en restait pas moins qu’il
devait parfois en déplacer certaines dans les dossiers plus appropriés. Comme
quoi, l’informatique sans l’homme ne servait à rien. Et heureusement. C’était
déjà un comble qu’il n’ait plus ces assistants qui autrefois relisaient, triaient,
classaient, indexaient, faisaient les fiches qu’il avait précieusement
conservées dans un meuble à 70 tiroirs sous la fenêtre donnant sur la rue des
Saussaies.
Tous les matins, Rufus
consultait les urgentes, les plus dangereuses, celles qui pouvaient porter
atteinte à la sûreté de l’Etat. Les rumeurs-primeurs. Il devait aussitôt
alerter les cabinets et l’Etat-Major qui le plus souvent étaient déjà au
courant. Ce qui ne manquait pas de lui piquer les narines.
Il lisait tout. Et
conservait en bandeau sur l’écran du PC la rumeur du jour. La rumeur-humeur.
Celle qui donnait la température. Qu’il fallait suivre à la trace, qu’on
écoutait, palpait, auscultait. Celle-là pouvait dégénérer. Ce 3 septembre, la
rumeur publique disait que les chiffres de la pollution avaient été trafiqués
pour que tout occupée à râler sur la circulation alternée, l’opinion publique
détourne son attention de la publication au journal officiel d’une nouvelle
taxe dite de la majorité. Tout jeune qui atteignait 18 ans devait valider son
numéro INSEE contre le paiement en ligne
d’une taxe de 150 €.Une manne fiscale. Affaire à suivre.
Rufus cliqua ensuite sur
le dossier « rumeur-mœurs ». Il aimait bien les histoires coquines. A
la une, un débordement de haut fonctionnaire qui avait mal fonctionné en
confondant call-girl et collaboratrice. Il serait très facile de prouver que la
demoiselle, charmante et bien faite au demeurant, était rétribuée pour ses
compétences professionnelles en faveur des grands corps de l’Etat et non pour
un quelconque service de bouche. Cette rumeur ne l’inquiétait pas. Les « rumeurs-mœurs »
d’ailleurs l’inquiétaient rarement. Toutes ces coucheries étaient communes à
tous les régimes passés, présents et à venir.Sans elles, la vie aurait manqué
de piment.
Sa secrétaire entra
avec le café qui répandit dans la pièce un violent parfum de
Papouasie-Nouvelle-Guinée. Corsé, acidulé et puissant comme un anthropophage de
cette île lointaine.
— Vous savez, Monsieur,
je connais sa sœur depuis 20 ans. Ce n’est pas quelqu’un qui irait raconter des
histoires. Elle sait bien où je travaille et pour qui.
— Vous n’allez pas
recommencer avec Babette enfin. Vous savez qu’elle et moi continuons à
travailler ensemble et que confident et ami, je sais tout de sa vie privée en
plus.
— La preuve que non.
— Ecoutez, j’ai plus alarmant
comme rumeur que celle d’un pseudo-divorce auquel je ne crois pas du tout.
Lesrumeurs-malheurs
autour de la disparition de deux autocars de luxe sur la route de la Soie
étaient rangées dans un dossier spécial « Rumeur-Malaise ». Aujourd’hui,
il allait tout ratisser. Absolument tout. Pour séparer l’inconcevable du
plausible. Dans le sous-dossier « Farfelues », on trouvait pêle-mêle,
le triangle des Bermudes appliqués auxHimalayas, des extra-terrestres
kidnappeurs, le complot mondial de déstabilisation de l’occident par l’orient,
l’essaim de mouches tueuses« autocarophages », des serpents siffleurs
dans les moteurs et une action du contre-espionnage américain.
Depuis 5 jours, la
presse mettait en boucle ce qu’elle appelait « l’affaire de la Fondation
Internationale Marco Polo ». Deux véhicules équipés de couchettes et
transportant des sénateurs,membres du groupe d’amitiés parlementaires
planétaires, avaient quitté Bichkek, capitale du Kirghizstan, ancienne
république soviétique. Et n’avaient jamais atteint Kashgar dans la province
autonome chinoise du Xinjiang, le Turkestan oriental.
Ils auraient été vus
parmi les nomades à Son Kul, un lac à 3000 mètres d’altitude mais les sources
n’étaient pas fiables. On parlait surtoutd’accident mortel sur cette route des
hauteurs très dangereuse. Où il n’était pas rare qu’un véhicule disparaisse
dans les profondeurs.Les recherches étaientimpossibles.
Rufus Meurisse avait sa
petite idée depuis qu’il avait eu accès à certains documents dont entre autres,
la liste des voyageurs. Quand on est chef du bureau des Rumeurs au Ministère de
l’Intérieur,les documents classifiés s’installent naturellement sur votre
bureau. Il avait très vite reconstitué le scénario. Aussi simple que « ni
hao »,bonjour en chinois. Les 2 parlementaires français, leurs 2 collègues
italiens, l’espagnol, le britannique et l’américain avaient fait quelques
détours politiques et s’étaient attardés pour admirer longuement les couleurs
locales.La fondation italo-chinoise Marco Polo qui avait tout organisé saurait
se montrer accomodante.Inutile d’en faire une affaire d’Etat.
Il reprit ses
sauvegardes sous Rumory, cette application développée par la N.S.A, cette agence
nationale de sécurité américaine qui s’apprêtait à mettre toute la planète sur
écoute.
Une sonnerie l’avertit
qu’une rumeur importante venait d’arriver.
Impossible d’ouvrir la
pièce jointe.
Il n’avait que les
mots-clés : remaniement – ministre - président
Ça sentait la « Rhumeur ».
R-H-U-M-E-U-R. Celle qui faisait éternuer toute la classe politique. Les
remaniements ministériels, les coups bas entre ministres, leurs dérapages ou
leurs lapsus… Ces « rhumeurs » étaient parfois le fruit du hasard, l’œuvre
de journalistes partisans, de plaisantins ou simplement des intéressés
eux-mêmes qui avaient envie de se mettre en avant, à tout prix.
Il allait en parler à
Babette. Elle en saurait sans doute plus. Ses nouvelles responsabilités au
Cabinet du Ministre ne l’empêchaient pas de rester sa collaboratrice
privilégiée. Et une informatrice de premier choix. Il la sonderait sur son
divorce.Il était vexé. Il n’aimait pas ne pas savoir. Il devait tout savoir.
Tout. Absolument tout. Le vrai, le faux, le vrai-faux et le faux-vrai, ces deux
derniers étant l’essence intrinsèque de la rumeur. C’était pour ça qu’on le
payait. Et puis la sœur pouvait ne pas avoir compris. Babette ne ferait jamais
une chose pareille sans lui en parler. Cette histoire ne l’inquiétait pas.
Babette était absente.
La secrétaire l’informa qu’elle accompagnait unemission de bons officesen
Europe centrale à cause des parlementaires qui batifolaient au Turkestan.
Il était furieux et
satisfait à la fois. Furieux parce que Babette ne l’avait pas prévenu. Satisfait
parce qu’il avait la preuve qu’il n’y avait effectivement pas lieu de s’inquiéter
du sort des bus Marco Polo. Les dignitaires chinois, plus nombreux avaient dû,
eux, moyennement apprécier les digressions géographiques et l’escale prolongée
sous les yourtes. A tous les coups, Babette était partie pour ramener tout le
monde à la raison et à la maison.
A midi trente, sa
secrétaire qui se laissait boudiner par une robe adolescente à grosses fleurs alors
qu’elle frisait une quarantaine pleine d’embonpoint, vint lui demander
rituellement s’il allait au self ou s’il fallait qu’elle lui apporte son repas
au bureau. Il en profita pour la questionner.
— Vous saviez que
Babette était partie pour l’histoire des autobus ?
— Oui, sa sœur me l’a
dit. Enfin elle m’a juste dit qu’elle était en déplacement. Je ne savais pas
que c’était pour les bus. Tiens, c’est bizarre d’ailleurs.
— Oui, je me suis aussi
fait la réflexion. En quoi ses fonctions au cabinet justifient ce
déplacement ? Mais vous savez
comment ça se passe ici. Le royaume du mystère.
— Sa sœur m’a laissé
entendre qu’en fait, elle était partie en mission avec son amant. Et que c’est
pour cet homme d’ailleurs qu’elle quittait son mari.
Rufus accusa le coup.
Puis la colère le prit d’assaut. Se maîtriser. A tout prix. Sa secrétaire ne
devait voir qu’un patron d’humeur égale. Ni triste, ni joyeux. Indifférent à
tout ce qui l’entourait. Le parfait chef du Bureau des Rumeurs.Impassible.
Rester impassible. Cette rumeur parce que c’en était une, ne devait pas l’inquiéter.
— Mais qu’est-ce que
c’est que cette histoire d’amant ?
— Monsieur, je suis
désolée de vous apprendre des choses que vous ignorezmais tout le monde sait
que Babette a un amant. Et ça remonte même au temps où elle était votre première
collaboratrice. Vous ne pouvez pas ne pas être au courant.
— J’ai toujours cru que
c’était juste une rumeur et ça ne m’a jamais inquiété. Je n’en ai jamais parlé
à Babette non plus. Inutile. Une rumeur. Pour le repas, je mange à l’extérieur.
Il se leva, prit son
manteau, oublia son chapeau. Pas grave. Dehors le soleil brillait en mode
économie d’énergie.
A la brasserie du
Départ, c’est devant une choucroute conceptualisée à Strasbourg, élaborée en
Espagne et réchauffée à Paris, qu’il eut cette idée de rumeur fulgurante qui
allait bouleverser la face du monde et faire revenir Babette en moins de 24
heures.
Il avala d’un trait le
verre de bière chinoise commandée pour faire un clin d’oeil à la mondialisation
gastronomique. Cette Tsing-Tsao était unesource véritable d’inspiration. Revenu
à son bureau, il passa les coups de téléphone appropriés pour faire gonfler le
soufflé Marco Polo. Il rédigea une note très circonstanciée sur la rumeur qu’il
ciselait de tels détails qu’elle serait prise véritablement au sérieux. Il
citait des sources comme la CIA et le MI6 britannique et très vaguement le
renseignement français. Il appela quelques journalistes en vue et, au motif de
leur soutirer des infos, les imbiba d’intox.
Dans les minutes qui
suivirent, les fibres optiques s’emballèrent.
Les grands Etats
étaient dans tous leurs états.
Dès le lendemain,les
autorités suspendaient les recherches dans les ravins de la Soie et Babette rentrait.
Le ballet des diplomates partait en tournée mondiale. Les danseurs de
l’impossible. Aller-retour en Chine. Négociations avec le monde arabe.
Pourparlers avec la Russie.
Car, disaient les
médias, les voyageurs disparusétaient les otages de séparatistes du Xinjiang,
leTurkestan oriental. Les négociations avec le pouvoir central à Pékin étaient
secrètes car il y allait de la vie des dignitaires chinois. La thèse de
l’accident, fausse bien sûr,avait arrangé tout le monde en détournant
l’attention. Le Turkestan voulait se libérer de la tutelle des mandarins sans
passer sous celle des russes ou d’Al Qaida. D’où la discrétion du mouvement qui
n’avait rien revendiqué officiellement. Il n’était pas question pour Pékin de
lâcher cette province autonome aux confins de la Chine. Il fallait discuter et
trouver une issue honorable pour tous. A huis clos.
Rufus appela Babette
sans tarder. Ils se donnèrent rendez-vous chez lui, dans 140 m2 propres et bien
rangés.Rufusétait véritablement en colère.
— Qu’est-ce qui
t’arrive ? Qu’est-ce qu’il y a ? Tu vas tout me dire.
Babette, très jolie
quadragénaire aux yeux verts, le regarda droit dans les yeux.
— On arrête.
— Quoi, on
arrête ? On arrête quoi ?
— Cette liaison
clandestine qui n’a que trop duré.
— Pas question !
— Si on arrête. C’est
ce que tu m’as promis, il y a 10 ans. Le jour où l’un de nous ne veut plus, on
arrête.
— Je ne comprends pas
pourquoi tu ne veux plus.
— Je ne veux plus c’est
tout.
— Il s’appelle
comment ?
— Qui ?
— Ton autre amant.
— Je ne vois pas de
quoi tu parles.
— Et ta sœur ?
— Quoi ma sœur ?
Il allait le lui dire
quand il se ravisa.
— Je te rappelle que j’ai
tout fait pour que tu sois promue et c’est comme ça que tu me remercie ?
J’aurai pu briser ton mariage.
— Tu y aurais gagné
quoi ? On n’aurait jamais vécu ensemble de toute façon. Tu as toujours
voulu vivre seul, à ton rythme et je devais m’adapter. Je ne veux plus
m’adapter. Tu vivrais avec moi maintenant si je divorçais ?
— Ne dis pas de
bêtises, tu sais bien que nous ne sommes pas compatibles au quotidien. Mais si tu
me quittes, je te fais muter à Marseille pourtraquer les mafieux. Tu auras des
chances de te faire descendre.
— Tant mieux, je ne te
verrai plus. Au fait,je ne divorce pas. J’ai juste fait courir le bruit pour
voir comment tu réagirais et je ne suis pas déçue. J’en profite pour te dire
queje suis au courant pour ta fausse rumeur chinoise. C’est moi qui vais t’éclabousser.
L’arroseur arrosé.
La porte de
l’appartement de la Rue de la Pompe claqua.
Le lendemain Rufusne se
présenta pas au Ministère. Quelques jours plus tard, sa secrétaire reçut une
lettre de démission dans laquelle il disait quitter la France pour faire le
tour du monde.
Deuxmois plus tard, le Turkestan
proclamait son indépendance. Pékin présentait ce geste comme une ouverture
libérale. La communauté internationale se répandait en louanges.
Les parlementaires
avaient été libérés mais entre le mal de l’altitude, le choc de l’enlèvement et
le traumatisme de leurlongue captivité, ils étaient dans un établissement
spécialisé chinois et ne pouvaient recevoir aucune visite.
C’est en tout cas, ce
que disait la rumeur qui parvenue jusqu’au bureau des Rumeurs était restée
devant la porte. Personne pour la classer dans un dossier « Mauvaise
rumeur ».
Babette avait mis du
temps à démontrerles agissements de son amant envolé.Personne ne la croyait. Il
était trop tard. Les séparatistes avaient utilisé la rumeur Rufus Meurisse pour
servir leur politique.
Un an plus tard, lors
d’un survol de repérage pour le tournage d’un film-catastrophe, un hélicoptère
identifiait dans un ravin les carcasses de deux bus de luxe partiellement calcinés.
Rufus Meurisse qui désormais s’appelait Hu FuMei Yi Xe,avait été accueilli en
libérateur au Xinjiang quand le chef du mouvement avait appris son rôle de « rumoriste ».
Il l’avait intronisé conseiller occulte du chef du gouvernement turkestani.
Aucune inquiétude pour
cette découverte. L’ancien fonctionnaire savait, lui, comment procéder pour étouffer
la vérité et continuer de nourrir la rumeur selon laquelle les 7 parlementaires,
fascinés par les Himalayas, avaient coupé les ponts avec leur famille pour
goûter le bonheur de vivre au sommet.
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