Je baguenaudais dans les rues, comme tous
les soirs, espérant trouver enfin le sommeil en rentrant. Cependant cette
soirée ne serait pas comme les autres. Je le sentais : le temps était doux,
or je frissonnais. Un mauvais pressentiment ? Non, je n’avais pas peur.
Pourtant je ne
me trompais pas. Les gyrophares m’attirèrent. La police, les secours, les badauds, tout le
monde s’affairait dans la rue des Fraîches Femmes, un long coupe-gorge très
sombre plutôt qu’une rue, dont le nom m’a toujours fait sourire. J’imagine qu’à
l’époque, les hommes comme moi s’y aventuraient souvent.
En approchant,
j’entendais les curieux :
- Un rire a encore été
étranglé.
- C’est le troisième cette
année.
Les policiers et les
secours étaient aux 400 coups. On appelait des renforts, on installait des
barrières, des rubans, on cherchait le préfet partout.
- Jamais là quand on
a besoin de lui, celui-là.
- Mr le Préfet devait
aller au théâtre, ce soir.
- Je m’en fous !
Allez me le chercher.
Discrètement, je me suis
faufilé. La victime hoquetait encore au moment où je suis arrivé près d’elle. Etonnamment,
personne ne fit attention à moi, tous trop affairés à courir partout et
nulle part, à crier des ordres :
- Bouclez-moi le quartier.
- Poussez-vous, reculez,
laissez la police faire son travail.
- Fouillez tout le
quartier.
J’ai pris délicatement le
rire agonisant au creux de ma main, l’ai mis bien au chaud au fond de ma poche,
et je suis reparti comme je suis venu. Comme invisible aux yeux des autres.
Je suis rentré d’un pas vif,
tel un coupable en cavale : sans courir afin de ne pas me faire remarquer,
mais poussé dans le dos par on ne sait quelle pulsion qui vous fait accélérer
malgré vous. Une fois à la maison, j’ai bouclé la porte, fermé les volets. Il
était tant de m’occuper du rire. Je l’ai
sorti avec mille précautions de ma poche, et l’ai installé confortablement au
bord de mes lèvres.
Dès les premiers jours, à force d’attention
et d’amour, il entama sa guérison. Je passais un temps incalculable à le
soigner. Il était devenu mon obsession.
Toutefois j’en fus
récompensé. Les premières semaines il s’exprimait au travers d’un timide
sourire sur mes lèvres. Au fil de son rétablissement, il devint plus hardi, je me surprenais même parfois à rire
doucement. Tous les jours il me félicitait de ne pas l’avoir laissé aux mains
des secouristes qui le laissaient mourir sur le trottoir au lieu de le sauver.
Les premiers temps où j’avais accueilli le
rire agonisant, j’avais peur. Les journaux titraient :
« TOUTES LES POLICES
MOBILISEES »
« QUI EST LE VOLEUR
DE RIRE ? »
« LE VOLEUR EST-IL L’ASSASSIN ? »
« LE VOLEUR EST-IL L’ASSASSIN ? »
Je sortais déguisé des
pieds à la tête. Je changeais de boulanger, de buraliste, de bistrot. Je ne
voyais plus du tout les quelques amis que je fréquentais de loin en loin. A
peine répondais-je au téléphone. Ces gens qui me connaissaient, j’avais peur
qu’ils ne remarquent le sourire au bord de mes lèvres, moi qui n’en avais
jamais eu. Néanmoins, au fil du temps, mes angoisses s’atténuèrent et un matin,
j’ouvris les volets, laissant à nouveau enter la chaleur et la lumière du
soleil. Les journaux ayant fait leurs choux gras de l’affaire, ne publiaient
plus aucun article. Pas même un petit encart au milieu d’une page. La
lassitude, l’usure. L’enquête était au point mort.
Trois
mois s’étaient écoulés, je ne cessais plus de me regarder dans le miroir :
mon visage avait changé. Il était devenu vivant, gai. Rieur, en somme. Le rire,
entièrement rétabli, avait migré au fond de ma gorge; moi j’avais retrouvé le
goût de la vie, l’envie de parler, de sortir, de travailler. A ma grande joie,
parfois même le rire s’élevait, incontrôlable. Je riais pour tout et pour rien.
Mais un dimanche matin, il
resta longuement silencieux avant de m’adresser enfin la parole:
- Je suis entièrement
guéri, désormais. C’est grâce à toi. Je t’en suis infiniment reconnaissant et je
te remercie. Mais je dois poursuivre mon chemin. Une jeune fille m’attend.
Celle chez qui je me rendais quand un inconnu a tenté de m’étrangler.
Je n’eus même pas
l’occasion de répondre. J’aurais voulu prier, le supplier. Je levais les yeux
vers le miroir. J’avais beau me forcer, tenter de relever le bord de mes
lèvres, il était déjà parti. Comme par un coup de baguette magique. Ne me
laissant que des larmes au bord des lèvres.
La police a coincé l’assassin. Aujourd’hui,
il est derrière les barreaux. Mais
désormais les rires disparaissent insidieusement. Dans la rue, au comptoir des
bars, sur les marchés, on s’indigne à nouveau :
- Ils n’ont pas pris le
bon assassin, comme d’habitude.
- Monsieur le Préfet,
rendez-nous nos rires !
- Que fait la
police ?
Moi j’ai la réponse à
leurs questions : quand je croise un rire, je le prends dans le creux de
ma main. Mais je ne le range plus précieusement au fond ma poche. Surtout quand
je le croise dans une gorge déployée. Je serre le poing très fort et je finis
ma promenade tranquillement. Une fois rentré, j’épingle mes trophées au mur,
les uns à côté des autres, comme des papillons. Pour ne plus qu’ils s’envolent.
Alors, je m’en désintéresse. Je les
laisse mourir.
Sauf les rires ironiques
et moqueurs. Je les place sur mes lèvres.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire