Il redescendait de l’estive, la tête
pleine de la joie de retrouver le village, les villageois, ses parents, ses
amis. Les villageois, il les connaissait depuis son enfance, il les affectionnait
comme faisant partie de sa propre famille. Les uns et les autres se côtoyaient, s’entraidaient au moment des labours,
des récoltes, des travaux des champs, dans les moments difficiles, savaient
aussi se retrouver pour faire la fête et partager les bonheurs d’une naissance,
d’un anniversaire, d’une réussite … !
Cette vie lui plaisait, il était de
cette contrée, de cette terre, il portait cela dans son cœur, dans sa chair.
Arrivé chez ses parents, il dut, comme à
l’habitude, répondre à mille questions, les rassasier de sa trop courte
présence, les rassurer sur son quotidien de berger : tout allait bien
là-haut, il était toujours heureux de son sort !
Sa mère lui
demanda : « As-tu des nouvelles de Baptiste ? »
Baptiste était son ami de toujours
… Que de souvenirs d’enfance, de moments
de vie partagés, de secrets échangés … !
Tu sais reprit sa mère : «On
raconte des choses désagréables sur son compte ! »
Surpris, Pierre regarda sa mère
intensément, elle poursuivait : « une affaire de trafic de brebis !»
« A l’estive …peu ou pas de
réseau, je réserve mes appels pour toi et papa ! Sylvain qui descend plus
souvent que moi me donne de vos nouvelles et de celles du village.»
« Resteras-tu avec nous ce
soir ? »
« Maman, je dois remonter car
Sylvain est tout seul au refuge ! »
Madeleine soupira, sortit pour son fils
les provisions préparées pour son retour en montagne. Pierre salua ses parents
et reprit son chemin.
Dans son domaine montagnard, il passait
ses journées à surveiller le troupeau, observer le ciel, les bouquetins avec ses jumelles, les marmottes, les oiseaux … Il aimait cette nature, les grands
arbres, les feuilles, les prés : cette belle palette de vert, de brun, de
gris …dont le soleil s’amusait à changer l’éclat au fil des heures et du temps.
Il vivait pleinement cette vie de
liberté, d’organisation des jours dont il décidait seul, composant avec les
brebis et ses trois chiens.
La radio lui apportait des nouvelles du
monde, il n’écoutait que très distraitement la litanie des informations et
revenait plus volontiers à la musique pour remettre dans son cœur douceur et
gaîté. Dans ses rares moments de repos, la lecture restait un de ses aimables
passe-temps et lorsqu’il se laissait aller à la rêverie, il repensait à
l’apprentissage de sa passion de berger.
Après quelques mois à l’Ecole des
Bergers, il avait regagné la montagne ; son Maître de stage lui avait
transmis beaucoup de son expérience.
Surtout, il l’avait initié à l’écoute
des brebis « Pense comme une brebis ! » lui disait-il « Tu
ne seras jamais pris au dépourvu si tu les comprends ! »
« N’oublie pas que certaines sont déjà venues plusieurs fois ici, elles
connaissent les meilleurs endroits, mènent les autres, garde bien l’œil sur
elles.
Le berger doit rester aussi garant de la
diversité et du maintien de la végétation sur l’alpage, sinon les endroits
négligés par la pâture des bêtes, laisseront la part belle aux fougères qui peu
à peu envahissent les prés et ne permettent plus à l’herbe de repousser. »
Cela était aussi une expérience du métier dont Pierre s’attachait à tenir
compte.
« Tu dois apprendre à deviner l’intention
des brebis, cela est possible grâce à la présence affectueuse et soutenue que tu leur porteras,
soigner leurs blessures, veiller à l’état de leurs pattes, reconnaitre un
animal blessé ou fatigué ! »
Au fil des jours, en appliquant les
consignes de son vieux Maître, Pierre comprenait peu à peu la meilleure façon
de diriger le troupeau avec Paco, Coco et Patou, ses chiens rompus et
obéissants à ses ordres. Un simple signe de main et les chiens se chargeaient
de regrouper les brebis, de les ramener à la bonne pâture.
En remontant cet après-midi là sur l’alpage, son esprit
vagabondait songeant à la rumeur répandue au village.
Cette rumeur ne l’inquiétait pas,
cependant il ressentait comme une amertume à ne pas être libre de ses pensées
polluées par une histoire qu’il ne comprenait pas ! Pierre savait que sa
conviction fondée sur des valeurs de loyauté et d’honnêteté partagées depuis
toujours avec son ami ne suffisait pas à innocenter Baptiste aux yeux des
autres.
Lui, n’avait pas besoin de preuve, leur
amitié construite au fil des ans était la garante absolue de la bonne foi, et
de la moralité de Baptiste.
Désireux de calmer le bouillonnement de
ses pensées, il songeait …
Lorsque
le ciel était gris, il avait noté que le vent dans les arbres donnait un son
semblable à celui de la mer, une houle,
un roulement qui naissait au loin sous le souffle qui enflait comme une
masse d’eau. Etait-ce le signe d’une rencontre belliqueuse entre les éléments
opposés : le vent face à la résistance des arbres et finalement un combat
de géants ?
Il n’y avait pas de gagnant, pas de
perdant, seulement le vacarme de ce titanesque affrontement déployé sur cet
immense théâtre de la nature : la vague, la puissance du vent, une force
invisible !
Toute cette agitation provoquait une
très perceptible inquiétude chez les brebis ; elles bêlaient beaucoup, ne
parvenaient pas à brouter tranquillement, bougeaient sans cesse, regardaient au
loin … tourmentées par le souffle du vent et l’air vif qui perturbaient leur
quotidien.
Pierre devait alors redoubler
d’attention, les chiens eux-mêmes restaient aux aguets : aucune brebis ne
devaient s’échapper au risque d’entraîner tout le troupeau.
Les jours paisibles, le soleil estival,
le ciel bleu effaçaient ces journées de tension, la vie posée reprenait sa
place à l’estive.
Chemin faisant, la fraîcheur de
l’altitude redonnait plus de légèreté à ses pensées, il fallait éclaircir et
faire taire cette néfaste rumeur.
Pierre arriva après deux heures de marche et
de détermination au refuge où l’attendait Sylvain, le troupeau broutait gardé
par les chiens qui aboyèrent amicalement saluant à leur manière le retour du
berger.
Attablés, Sylvain et Pierre se mirent à
discuter …plusieurs brebis avaient disparu dans trois troupeaux des alpages …
les chiens n’avaient pas aboyé … les voleurs seraient des familiers !
Pierre ne voulait pas se laisser aller à
d’inacceptables hypothèses où son ami Baptiste serait aussi un de ces
voleurs ; non, cette rumeur ne l’inquiétait pas, il ne pouvait pas
admettre les insinuations … Baptiste était un homme honnête, responsable, digne
de la confiance de tous, de sa confiance.
Soudain, Baptiste surgit dans le refuge,
suivi de Paco qui l’escortait tranquillement. Pierre et Sylvain se levèrent
surpris.
« Toi! … Sais-tu ? »
interrogea Pierre en étreignant Baptiste.
« Bien sûr, c’est pour cela que je
suis revenu de la ville. Je n’étais pas inquiet au début mais la rumeur
persiste et j’ai besoin de toi ! »
« Que faire, as-tu une
idée ? »
« Ecoute, j’ai longuement parlé
avec les gendarmes avant de monter ici.
Ils nous demandent d’organiser à
l’estive une nuit de veille avec les bergers et quatre de nos bons camarades de
classe du village : Sébastien, Jean, Alfred et Julien, réunion qui doit
rester secrète afin d’éviter toute indiscrétion. Mets-toi d’accord avec les autres
bergers et alors nous pourrons agir ! »
Quelques jours s’écoulèrent, des avis,
des idées furent échangés, il convenait, surtout, de définir un stratagème déployé
sous une lune des plus discrètes possible, celle que les malfaiteurs
choisiraient peut-être pour enlever des brebis.
Le soir convenu, Pierre, Baptiste, leurs
camarades, les bergers et les chiens
dissimulés au ras du sol derrière et au plus près des brebis
attendirent ; le ciel fut un aimable auxiliaire, les nuages cachaient un
modeste croissant de lune, la nuit étendait sa grande cape noire sur l’alpage.
Dans le silence, seulement troublé par
le cri de la chouette, deux ombres se profilaient bientôt en direction du
troupeau.
« Les chiens ne viennent pas, c’est
étonnant ! » chuchota l’un
« Tant mieux, cela ira plus vite,
on n’aura pas à les endormir ! Murmura l’autre. Ils s’approchèrent du
troupeau.
Sur un ordre de leurs maîtres, les chiens les
encerclèrent et les bergers se dressèrent armés de fusils de chasse
immobilisant les deux hommes médusés qui
n’eurent ni le temps de réagir ni le temps de s’enfuir.
Menottés avec de solides ficelles, ils
furent conduits dans le hameau où les gendarmes prévenus les attendaient.
« Merci Baptiste, ton plan était
une très bonne idée ! » fit Pierre.
L’arrivée au village de Baptiste fut
remarquée, juché sur les épaules de ses camarades et escorté par les gendarmes
qui conduisirent aussitôt les malfaiteurs à la prison de la ville toute proche,
à grand renfort de gyrophares et de sirènes … A leur réveil le lendemain
matin la plupart des villageois connaissaient déjà la bonne et rassurante
nouvelle : les voleurs de brebis étaient maintenant sous les verrous.
Baptiste remercia chacun des acteurs de
cette arrestation en organisant, au retour de l’estive en Octobre, une soirée
de fête avec son grand ami Pierre où furent également conviés les gendarmes.
Pierre, dès le début de la rumeur
défendit la culpabilité de Baptiste. Son métier de berger lui avait appris à
relativiser, bien souvent, les évènements et à rester prudent et philosophe en
toute circonstance.
Ce qui lui mit encore plus de baume au
cœur fut de constater que la complicité avec Baptiste avait écarté toutes
néfastes et douteuses pensées entre eux et renforcée leur inaltérable amitié.
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