La grande
bâtisse, sur la colline qui dominait le village, était aveugle depuis bien des
années. Les enfants l’avaient toujours connue ainsi, portes et volets fermés.
Ils lui lançaient bien, parfois, quelques pierres, en passant sur le chemin,
mais jamais ne s’en approchaient. Ils avaient tous en tête, les paroles, les
récits des anciens.
Ce qui les effrayaient le plus,
c’était qu’aucun ne se ressemblait. Alors entre eux, ils se les racontaient,
les modifiant encore. Il y avait cependant une constante dans ces récits, cette
bâtisse avait le mauvais œil, elle portait malheur. Tout le village lui
tournait le dos, faisant même des détours pour ne pas l’approcher, comme le
faisait les enfants qui ne savaient pas tout. Devant le mutisme des adultes, ils
n’arrivaient même pas à savoir à qui elle appartenait, cette bâtisse devenait
le principal personnage de leurs jeux. Effrayante, elle les attirait.
Enigmatique, elle les subjuguait.
Comme on les tançait lorsqu’ils en
parlaient, ils utilisèrent un code pour échapper aux adultes. Longtemps ils lui
cherchèrent un nom. La Vieille lui allait bien, mais las de se faire réprimer,
pour manque de respect envers les anciens, ils lui cherchèrent un autre nom. Ce
fut l’unique institutrice du village, de l’unique classe qui mêlait les enfants
de tous âges, en un groupe uni autour
d’elle, qui leur apporta une solution.
Elle était passionnée d’opéra. Elle
exerçait leur oreille musicale avec des extraits qu’elle résumait toujours de
façon très attrayante. Les sentiments humains, poussés à leur paroxysme, ne
pouvaient qu’intéresser ces gamins, et cela débouchait sur des discussions
passionnées, et des règles de conduite rappelant les valeurs fondamentales. Ce
jour-là, elle leur fit entendre l’air de la calomnie du Barbier de Séville,
chanté en français par Xavier Depraz. Rien de tel pour leur montrer le sens de
deux mots en musique « piano » et « crescendo » tout en
réfléchissant sur la calomnie. Mais, ce fut un autre mot qui les intéressa.
Le petit Paul, cinq ans, demanda le
sens de « rumeur légère ». La classe essaya d’expliquer le mot, connu,
mais difficile à définir. D’autant plus difficile qu’ils se faisaient des
signes, un discours parallèle parasitait la démarche de la maîtresse. Elle les
trouva bien excités, les gronda, c’était la fin de la semaine, ils devaient
être fatigués.
Ils sortirent en courant et en
portant en triomphe, le petit Paul qui gigotait au-dessus des bras tendus. Elle
les regardait attendrie, elle finissait sa carrière dans l’école de son village
avec un groupe d’enfants, très agréable.
Ils avaient trouvé ! Ils
expliquèrent au petit Paul que c’était un secret qu’ils venaient de trouver,
grâce à lui. Il était dans le secret des grands, il ne dirait donc rien. Cette
bâtisse avait enfin un nom, Rumeur.
Comme par enchantement, le fait de
la nommer, petit à petit la rendit moins effrayante. Ils ne lui jetèrent plus
de pierres. Ils quittèrent le chemin pour s’en approcher, jouèrent dans son
ombre. Cette Rumeur ne les inquiétait plus, devenait leur alliée, contre les
adultes qui la calomniaient. Jacques avait précisé que seule, sa tante, qui vivait
à Paris, clamait que cette Rumeur ne l’inquiétait pas. Il l’avait vue avec son
fils, au village, une fois, pour un enterrement. Il était petit, mais se
souvenait bien d’elle. Elle se moquait de la peur des villageois, s’était
disputé avec son père. Elle était repartie fâchée. Il l’aimait bien, avait posé
des questions, auxquelles ses parents n’avaient pas répondu, pour finir par lui
dire de ne pas s’occuper des discussions des adultes.
Un jour de grand vent, ils s’étaient
réfugiés près de ses hauts murs, à l’abri des regards et des oreilles des
parents. Le grand Paul, l’aîné du groupe, leur parlait de ses recherches sur internet.
Il n’avait rien trouvé sur Rumeur. S’il avait le nom des propriétaires, il
aurait plus de chance, mais, rien. Alors il prit une décision ; cette Rumeur
ne l’inquiétait pas, d’ailleurs elle les protégeait souvent, du vent, du
soleil, des adultes, il allait entrer pour percer son mystère.
Ils se groupèrent sur le perron, la
porte ne céderait jamais. Le perron s’élevant bien d’un demi-étage, les
premières fenêtres étaient hautes et occultées par de solides volets de bois.
Ils firent le tour, un soupirail au châssis branlant, permettrait de pénétrer
dans les caves, ensuite on verrait. On prit rendez-vous pour dimanche après
midi, chacun devait apporter quelque chose, pour ne pas alerter les parents. Une
liste fut faite : lampes torches, burin, marteau … On prendrait des
photos avec un téléphone portable. Ils se quittèrent dans l’attente fébrile du
dimanche.
Les enfants, impatients,
s’éclipsèrent après le repas de midi, pour retrouver des copains, pour le
bonheur des parents soulagés ; enfin un peu de tranquillité. On laissa
même partir le petit Paul avec son frère, sans discuter, tellement il avait été
pénible ces derniers jours, et à la messe ce matin. Au repas, il ne tenait pas
en place et n’avait pratiquement rien mangé, sous le regard réprobateur de son
frère. Ce n’était pas le moment
d’indisposer les parents ; mais, c’était plus fort que lui.
Ils arrivèrent tous avec l’objet,
l’outil dont ils s’étaient chargés.
Le soupirail ne résista pas
longtemps, aux coups de burin qui descellèrent le châssis. Grand Paul et petit
Paul disparurent, en éclaireurs, dans les caves. A l’unanimité, ils avaient
trouvé judicieux l’association des deux Paul. La force de l’adolescent et la
petite taille de l’enfant, s’il fallait se faufiler par une ouverture. Les
minutes furent longues. Etouffant leurs cris, ils accueillirent les deux
explorateurs, couverts de poussière et de toiles d’araignées.
Tout le monde pouvait entrer, ils
avaient réussi à passer de la cave à l’intérieur de l’habitation, grâce à petit
Paul qui s’était faufilé sous une porte de cave pour la débloquer de l’autre
coté. Ils étaient revenus les chercher pour, découvrir Rumeur, tous ensemble.
Alors en file indienne, ils
parcoururent un dédale de caves, montèrent l’escalier qui arrivait dans la
maison, sillonnèrent tout le rez-de-chaussée, vide, froid, humide, sombre. Une
cuisine ancienne, immense, avec une grande cheminée, les fit rêver à de
somptueux repas préparés pour de multiples convives, ils faisaient déjà revivre
cette maison morte. Petit Paul dansait dans la cheminée, petit oiseau perdu,
près de la broche qui aurait pu accueillir un bœuf entier ! Ils éclatèrent
de rire.
Un grand hall d’apparat, au pied d’un
somptueux escalier, donnait sur le perron par une immense porte sculptée. Ils
montèrent aux étages, une enfilade de grandes pièces vides aux plafonds décorés.
Ce n’est qu’en redescendant qu’ils virent les portraits dans la cage
d’escaliers. Des portraits anciens, tout en haut, et plus récents au fur et à
mesure qu’ils descendaient. Jacques poussa un cri, le dernier portrait
représentait sa tante, en tenue de soirée, au bras d’un homme élégant. S’il ne
l’avait vue qu’une fois, il regardait souvent avec sa mère les photos de
famille qu’elle collait régulièrement dans un album. Il était certain que
c’était sa tante avec son mari, qui était mort fou, lui avait-on dit. Grand
Paul prit des photos des portraits, avec son téléphone. Ils sortirent.
Ils remirent en place le châssis du
soupirail qu’ils colmatèrent avec de la terre et calèrent avec de grosses
pierres. Tout cela dans un silence religieux, imprégnés de la majesté de ces
lieux tristement délaissés, du faste mystérieux qui se dégageait de la galerie
de portraits qui semblaient attendre, patiemment, que la vie reprît dans cette
vaste demeure endormie.
Que s’était-il passé pour qu’on
l’abandonnât ? Pourquoi la tante de Jacques clôturait-elle la galerie de
portraits ? Si on pouvait, maintenant, mieux comprendre pourquoi cette
Rumeur ne l’inquiétait pas, que s’était-il passé pour qu’elle effrayât les
villageois ? Questions qui se bousculaient dans la tête de ces
explorateurs, qui toujours en silence, s’époussetaient pour éviter la colère
des parents lorsqu’ils rentreraient.
Ils s’assirent songeurs. Ils
voulaient, ils devaient, savoir. On ne pouvait vivre ainsi toute une vie près
de Rumeur sans connaître son histoire, fut-elle horrible ! Jacques ne
pouvait rester dans l’ignorance du portrait de sa tante qui ne demandait qu’à
revivre dans la lumière du grand hall ! Il n’y avait qu’une seule personne
qui pourrait entendre le récit de leurs aventures, la maîtresse. Elle était du
pays, elle saurait les aider à percer ce mystère.
Jamais enfants ne furent plus
impatients d’arriver à l’école, un lundi matin. Ils interpellèrent la maîtresse,
dès leur entrée en classe. Ils avaient une question à lui poser sur la bâtisse
qui dominait le village, mais avant, ils voulaient lui raconter ce qu’ils
avaient fait et pourquoi. Elle descendit de l’estrade, s’assit près d’eux. Il
fallait bien qu’un jour vous me parliez de ce château ! Ils ne
s’attendaient pas à ce qu’on appelât Rumeur, Château. Tous les villageois
disaient bâtisse. Ils lui racontèrent tout ce qu’ils savaient, et ne savaient
pas, avant de finir par le récit de leur expédition.
Dans tous les villages, dans toutes
les familles, il y a des secrets. Ce qui ne se dit pas. Ce qui ne se dit pas,
prend petit à petit plus d’importance que tout ce qui se dit. C’est pourquoi
j’accepte aujourd’hui de répondre à votre question. Vous avez le droit de
connaître l’histoire de votre village, puisque c’est, votre histoire. Vos
parents silencieux depuis si longtemps, auraient du mal à vous en parler, alors,
je vais rompre ce silence, puisque vous me le demandez.
Il était une fois, un comte, dont la
famille s’était exilée à la révolution, après avoir vu la destruction de son
château. Son descendant, comte à son tour, décida de rentrer au pays au début
du vingtième siècle. Il avait encore quelques terres dans la région sur
lesquelles il décida de construire un château. Votre village vit ce château s’élever,
et un jour le comte arriva avec sa famille. Il se présenta et apporta du
travail par des fermages. Un vrai bonheur pour tout le village.
Son fils aîné épousa une fille du
village en 1910. Ils eurent un petit garçon. Il ne revint pas de la guerre, sa
femme se laissa mourir de chagrin.
Son fils cadet épousa à son tour une
fille du village en 1920, atteinte de tuberculose, maladie très grave à
l’époque, elle décéda.
Son petit fils épousa une fille du
village en 1939. En 41, elle ne survécut pas à l’accouchement d’un petit garçon
qui ne connut jamais son père, disparu à la guerre.
Ce garçon en 1970 épousa une jeune fille
du village. De santé mentale fragile, il fut interné à Paris et mourut à
l’hôpital psychiatrique. Sa jeune femme après les obsèques au village, retourna
à Paris pour travailler, élever leur petit garçon.
Voilà, comment ce qui aurait pu être un conte
de fées, pour ces jeunes femmes modestes, se transforma, à chaque fois, en
cauchemar. Vous comprenez maintenant
pourquoi ce château, devenu bâtisse, a le mauvais œil, porte malheur,
pour tout le village !
Jacques était effondré. Sa tante clôturait
ces drames successifs ! Quelles familles, et combien de familles étaient
touchées ? La maîtresse leur précisa qu’elle n’en dirait pas plus. Le reste
appartenait à leurs parents.
Les enfants prendraient l’avenir de
ce village en mains. Il fallait le sortir de cette tragédie avec l’aide de sa
tante ; puisque cette Rumeur ne l’inquiétait pas, il était certain qu’elle
voudrait revenir, qu’il ferait la connaissance de son cousin, le châtelain.
Il fallait briser ce maléfice ;
réhabiliter ce château, « menacé comme un coupable » ; le
libérer de la haine du village ; redonner au village, au château, « terrassés »,
leur gloire, et leur gaieté d’antan, pour les inscrire dans un avenir heureux.
Leur avenir.
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