Derrière
la cadre il y a la cimaise et la grenouille.
Derrière
le cadre, il y a toute cette ingénierie qui permet d’agencer des tableaux sur
un mur sans le perforer.
A
l’origine, le savez-vous, la cimaise à tableaux, ou cimaise d’exposition, c’est
une moulure en bois que l’on positionne près du plafond. Son profil permet d’y
apposer des crochets pour suspendre les cadres. Aujourd’hui, elle est le plus
souvent en aluminium ou en acier. Y sont suspendues des tiges, équipées de
crochets pour recevoir les tableaux. Cette tige peut être blanche, noire, ou de
couleur.
La
grenouille, là je suis certaine de vous apprendre quelque chose, c’est ainsi
que l’on nomme en Limousin le crochet qui permet ensuite de fixer le cadre à la
cimaise.
L’exposition
a commencé il y a deux semaines à Vayrac (Lot). Ce jour-là, la galerie ouvre
ses portes à neuf heures. Gabriel, artiste peintre plasticien, y a déposé une
dizaine de toiles. Il fait très chaud, tant pour les tableaux que pour les
cimaises et les grenouilles.
En
début d’après-midi, la grenouille prend à partie sa collègue :
-
Cela suffit !, s’énerve-t-elle, nous faisons le travail le plus ingrat, et
aucune reconnaissance !
-
Que voulez-vous dire par là ma chère ?, se réveille paresseusement la
cimaise.
-
Et bien le peintre peint, bien entendu, mais cela lui prend une durée
déterminée. Ensuite il encadre ou fait encadrer son tableau. Et c’est là que
commence le vrai travail, le travail
ingrat, permanent !
-
Comme vous y allez ma chère, le plus précieux dans ce processus, reste
indubitablement le talent de l’artiste, sa créativité.
-
Peut-être, et encore, lorsque c’est beau…Mais le peintre reçoit une reconnaissance
pour son œuvre. En exposition, celle de tout le public qui vient admirer les
tableaux. S’il l’accroche chez lui, ce sont sa famille, ses amis, des personnes
choisies qui vont s’extasier avec des « Oh ! », des
« Ah ! », des « C’est tout simplement magnifique ! »,
et j’en passe. Parfois certains remarquent l’encadrement, lorsqu’il est bien
choisi et réalisé. Mais pour nous ? Rien !
-
Chacun d’entre nous a sa fonction, fait remarquer la cimaise. Nous, même si
l’on ne nous voit pas, notre rôle est essentiel dans la présentation de
l’œuvre.
-
Et bien parlez pour vous !, éructa la grenouille. En fonction du montage,
on peut vous voir dépasser en haut ou en bas ; vous avez votre heure de
gloire. Mais nous autres, misérables crochets, demeurons dans tous les cas
invisibles.
Et
elle se met à bouder.
La
cimaise décide de se taire. Après tout, cette grenouille est un peu trop
ronchon, autant la laisser mariner un peu dans sa marre. Et notre tige se remet
à somnoler.
Elle
est bientôt à nouveau tirée de sa torpeur par la grenouille :
-
Réveille-toi ; il y a de la visite !
Effectivement,
un petit groupe arrive et s’arrête
justement devant le tableau maintenu par nos deux acolytes.
-
Ainsi c’est Gabriel qui a les honneurs de la cimaise ? demande un homme à
l’air précieux.
Une
femme lui répond, en consultant le guide de la galerie :
-
En effet, c’est la première fois qu’il expose ici. On peut y voir plusieurs de
ses toiles les plus récentes.
-
Il est indéniable qu’il a beaucoup évolué depuis quelques temps, assure un autre
homme, c’est moins sombre, plus mature, le côté plasticien est davantage
travaillé.
-
Savez-vous qu’il s’inspire de la musique rock ?, questionne une femme.
-
Non, je l’ignorais, reprend le premier. C’est certainement pour cette raison
que cela ne me parle pas vraiment.
-
Et bien moi, au contraire, je trouve cela extraordinaire : ces couleurs,
ces formes, ces reliefs !, s’enthousiasme la femme. Regardez cette ville,
ou encore cette petite fille qui fait les soldes, ou ces animaux !
-
Il y a même une grenouille ! précise le deuxième homme. Et bien verte celle-là…
La
plupart continue de s’extasier, puis rejoint l’homme précieux, qui est déjà
passé à un autre artiste.
Notre
grenouille, derrière le cadre, a manqué lâcher prise :
-
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de grenouille sur une toile ?
hurle-t-elle. Heureusement que ces dispositifs ne font quasiment pas de bruit…
-
Mais, tu n’as pas regardé ce que Gabriel a choisi d’exposer cette année ?,
lui répond la cimaise, ravie de tenir là quelque chose qui va peut-être la
calmer.
-
Mais enfin, comment a-t-il pu ?, s’étouffe presque sa partenaire.
-
Justement c’est pour te rendre honneur ! Et c’est moi qui devrais être
jalouse : tu crois qu’il a peint des cimaises quelque part ?
ajoute-t-elle en riant sous cape.
Cette
idée amène notre grenouille à réfléchir un moment.
Mais
quand elle a une idée dans la tête, elle ne l’a pas dans les pattes…
-
Tu penses vraiment que Gabriel aurait peint cet animal en pensant à moi ?,
dit-elle, la voix pleine de doute…
-
C’est évident, lui répond sa compagne de labeur, il a voulu te rendre hommage,
à toi, et au travail que tu fais depuis si longtemps, avec toute la loyauté
qu’il te connait. L’as-tu déjà trahi ?
-
Ah certainement pas !, s’écrit la grenouille, je n’ai jamais laissé tomber
un tableau de ma vie !
-
Et bien tu vois, tu as ta démonstration, conclue la cimaise, se croyant
tranquille pour un moment.
Effectivement,
elle peut s’assoupir un instant. Puis arrive un couple. On les dirait sortis
d’un autre temps. Ils ont une étrange façon de s’exprimer. Ils ne s’attardent
nulle part, comme picorant l’exposition :
-
Quoi de neuf sur les cimaises ? dit la femme, très bon chic bon genre.
-
J’ai eu vent d’une galerie à Pernac, à quelques kilomètres d’ici, lui répond
l’homme sur le même ton. Ce sera sans doute moins « plouc »,
ajoute-t-il l’air dégoûté.
Puis
le couple quitte rapidement la salle, pourtant fort jolie avec ses murs de
pierre.
-
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cimaise encore ?, s’impatiente
la grenouille. Tu vois, il n’y en a que pour toi.
-
Mais non ma belle, la rassure la tige dorée. Cela veut simplement dire qu’elle
se demande ce qu’il y a à voir comme autre exposition en ce moment dans la région…
-
Et c’est quoi cette façon de parler ?, insiste la grenouille.
-
Oh, c’est un tantinet snob, je te
l’accorde, mais cela nous change des visiteurs habituels…, commente la cimaise
en retournant à sa sieste.
-
N’empêche, il n’y en a que pour les cimaises…, râle le solide crochet, sur un
ton maussade.
Quelques
jours passent. Arrive la fin de l’exposition. Il va falloir décrocher pour
présenter de nouveaux artistes, de nouvelles toiles. L’équipe chargée de
l’organisation des expositions arrive sur les lieux. Celui qui semble être le
responsable prend la parole :
-
Par quel côté de la cimaise va-t-on commencer ?, se demande-il tout haut.
Derrière
le cadre, la grenouille s’étrangle.
-
Qu’est-ce que tu veux dire ?, lui demande une assistante.
-
Par quel mur de la galerie ?, précise alors l’homme.
La
grenouille n’en peut plus :
-
Qu’est-ce que c’est encore que ce vocabulaire ?, s’emporte-t-elle. Tu vois
bien qu’il n’y en a que pour vous autres. Tu en as entendu un parler de
nous ? Jusque-là, même si les autres crochets m’avaient mis la pression,
je ne m’étais pas syndiquée : et bien je crois qu’il est grand temps que
je le fasse.
-
C’est quoi cette histoire de syndicat ?, demande la cimaise, interloquée.
-
Je t’explique : dans la salle d’exposition voisine, tout le petit matériel
en a eu assez d’être traité comme moins que rien. Aucun soin dans notre
manipulation, sans parler que certaines d’entre nous ont été jetées sans état
d’âme soi-disant parce qu’elles ne correspondaient pas au cahier des charges.
C’est qui d’abord celui-là, débite-t-elle hargneusement à toute vitesse. Je
passe sur les horaires, les astreintes, l’ensemble des conditions de travail,
et l’absence pure et simple d’une quelconque reconnaissance. L’autre nuit, les grenouilles
se sont réunies et ont décidé de se constituer en syndicat. Il y a eu
vote : unanimité.
La
cimaise commence à la regarder de travers :
- Et vous espérez faire quoi avec votre
syndicat ?, hausse-t-elle la voix.
-
Les membres du syndicat ont élu un bureau et un délégué pour les représenter,
poursuit-elle, passionnée. Puis le bureau a travaillé sur des revendications.
Par exemple le droit à deux pauses par jour, d’au minimum chacune vingt
minutes.
-
Et comment tiendra le tableau pendant ce temps ?, ironise la cimaise, que
cette rumeur n’inquiète pas outre mesure.
-
Un système de remplacement est prévu, il suffit d’être plus nombreuses, affirme
la grenouille, semble-t-il déjà impliquée.
-
Et qui va payer le matériel supplémentaire ?, interroge la cimaise, pas
l’artiste j’espère ! Ils n’ont déjà que très peu de moyens…
-Tout a été prévu pour les négociations,
assène la grenouille.
-
Quelles négociations ?, questionne la cimaise, interloquée.
-
Et bien celles avec les fabricants de dispositifs d’accrochage de cadres et les
représentants des organisateurs d’exposition, dit la grenouille, persuadée de
clouer le bec de sa compagne.
-
Quelles sont vos autres réclamations ?, demande la cimaise, soucieuse de
pousser la discussion jusqu’au bout.
-
Nous demandons aussi cinq semaines de congés payés, hors saison bien entendu,
nous ne sommes pas là pour tuer l’activité, ajoute la grenouille, très fière
d’elle. Ensuite, nous exigeons un salaire minimum garanti.
-
C’est quoi un salaire ?, s’enquiert la cimaise.
-
Tout travail mérite salaire, pontifie la grenouille, même si là visiblement,
elle ne sait pas trop de quoi elle parle. D’ailleurs elle change vite de
sujet :
-
Il y a aussi les congés maternité. Deux ou trois je ne sais plus.
-
Mais vous êtes des crochets !, s’indigne la cimaise. Vous êtes asexuées,
au pire des êtres masculins, vous ne pouvez pas porter d’enfants…
Elle
est à présent complètement stupéfaite. Mais où donc les grenouilles sont-elles
allées chercher tout cela ?
La
cimaise se souvient alors d’une vieille histoire que lui a conté sa grand-mère
juste avant de s’éteindre, il y a seulement quelques mois :
-
Il faut toujours respecter ceux qui nous font travailler, avait expliqué
l’ancienne à la débutante. Nous avons l’immense honneur dans la famille de
participer à l’art, à la création, à l’esthétique.
-
Il y aurait un autre monde ?, avait demandé l’inexpérimentée à son aïeule.
-
Il y en a même de nombreux autres, avait affirmé la grand-mère, et de beaucoup
moins prestigieux, plus utilitaires si l’on
veut. Elle avait volontairement entretenu le mystère autour de cette
révélation, afin de permettre à sa petite fille émerveillée de laisser libre
cours à son imagination.
-
En tous cas, garde à l’esprit le fait que le peintre est ton meilleur ami, et
ce, toute ta vie durant, avait-elle ajouté, avant de fermer ses yeux bien
fatigués.
Cet
échange avait donné matière sur le moment à de nombreuses réflexions de la part
de notre petite cimaise, puis en grandissant, elle avait presque oublié cette
conversation. Aujourd’hui, tous les mots prononcés par sa grand-mère lui
reviennent en mémoire. Elle se dit que la grenouille fait fausse route, mais ne
sait pas le lui faire comprendre. Elle sait que son amie a besoin de vivre les
expériences pour forger ses opinions
-
Grenouille, tu es là ?, demande-t-elle à son amie.
-
Et où veux-tu que je sois partie ?, répond cyniquement le crochet. Je n’ai
pas encore le don d’ubiquité…
-
Oui, bon, grommelle la tige. Je voulais te poser une question : depuis
combien de temps vis-tu avec Gabriel ? Avec nous toutes ? Avec les
pinceaux et les peintures, les toiles, tous les instruments qui lui sont
nécessaires pour transformer ce qu’il a dans la tête en une véritable œuvre
d’art ? Parce que tu connaissais son talent, n’est-ce pas ?, insiste
la cimaise.
La
grenouille pour cette fois s’adoucit, son acolyte a trouvé son point faible.
-
Cela va faire bientôt six mois, répond-elle fièrement. C’est vrai, j’aime
beaucoup ce qu’il fait, il est vraiment authentique, ajoute-t-elle. Dans la
bouche de notre crochet, c’est un véritable compliment, elle a horreur du
« paraître ».
-
As-tu envisagé une seule fois dans ta vie de le quitter ?, insiste la
cimaise. N’est-tu pas heureuse avec nous tous ?
La
grenouille réfléchit avec gravité, et pour une fois ne répond pas de manière
impulsive.
-
Si bien sûr, je suis bien avec vous, avoue-t-elle enfin. C’est cette exposition
qui m’énerve : elle n’en finit pas ! Ces visiteurs ne méritent pas
tout le mal que se donne Gabriel. Sans parler d’être capable de reconnaitre son
talent…
A
ce moment-là, Gabriel entre dans la salle et s’adresse à l’équipe de démontage avec son sourire chaleureux, celui
qui fait rire ses beaux yeux bleus :
-
Bonjour tout le monde, lance-t-il à la volée. Je vais vous donner un coup de
main, je vais m’occuper de mes toiles, précise-t-il.
L’annonce
a l’air d’enchanter les présents. Toujours cela de moins à faire. Gabriel se
dirige alors vers le mur qui lui a été attribué. Il s’adresse à ses œuvres
silencieusement :
-
Vous voyez, je n’ai encore rien vendu et j’en suis bien heureux. Quelque chose
me dit que nous ne devons pas nous séparer. Vous allez donc réintégrer la
maison, mon atelier où chacune d’entre vous a sa place. Un grand merci à celles
et ceux qui vous ont permis de montrer le meilleur de vous-mêmes, je pense aux
grenouilles et aux cimaises en particulier, qui mettent mes créations tellement
en valeur.
C’est
un grand moment d’émotion pour toute la troupe. La grenouille verserait bien
une petite larme si cela était possible.
Alors
Gabriel se met à démonter tous ses tableaux en chantonnant un air de rock, avec
toute la délicatesse qui le caractérise. Il enveloppe chaque élément comme s’il
était l’objet le plus précieux au monde.
La
cimaise et la grenouille sentent une bouffée chaude et douce monter jusqu’à
leur cœur. Elles pensent à l’atelier de Gabriel, qu’il a aménagé sous le toit
de sa maison, à sa femme, Myrtille, souriante et si jolie, à ses deux petits
garçons qu’elles adorent même s’ils sont parfois un peu excités, courent et
rient fort dans leurs jeux. Ils sont déjà attirés par le dessin et la musique,
ces coquins. Les chiens ne font pas des chats… A propos de chat, elles pensent
à celui de Myrtille qui vient parfois dormir dans l’atelier quand le soleil
passe le velux et réchauffe la petite pièce. Elles pensent aux amies qu’elles
vont retrouver là-bas, et qui n’ont pas été de ce voyage. Elles vont pouvoir
leur raconter tant de choses !
Plus
question de syndicat, de négociation, de réclamations. L’ambiance est détendue,
sereine. On sent que Gabriel apprécie chacun pour le rôle qu’il joue et lui
rend hommage pour cela. La paix et le bonheur sont revenus.
Arrivés
à la maison de Gabriel, les tableaux reprennent leur place sur les murs des
différentes pièces. Tout rentre dans l’ordre dans le calme.
Derrière
le cadre, il y a, et il y aura toujours, la cimaise et la grenouille.
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