Cette rumeur ne
l’inquiétait pas. Les gens parlaient beaucoup, parfois juste pour le plaisir
d’échanger quelques mots sur le pas de leur porte.Il était souvent question de
la pluie et du beau temps, mais, cette fois, c’était un peu différent …
Le Berger, homme de
stature moyenne, très sec, se tenait droit comme un piquet dans la minuscule
cour devant sa maison. Appuyé sur son sempiternel bâton, on ne pouvait dire
comment il était maigre dans ses vieux vêtements rapiécés qui flottaient autour
lui. Une casquette vissée sur son crâne aux cheveux courts, gris et d’une
fraîcheur douteuse, il n’en était pas moins un personnage estimé de tous.
Né en Provence, il y
avait grandi. Son village, flanqué sur une colline, avait les pieds dans l’eau.
Une rivière sortait des longues gorges sinueuses pour venir se calmer et
caresser les premières maisons du quartier du « Barry ». Le Berger
habitait rue « Du Barry d’en bas », c’est dire s’il était aux
premières loges pour observer toute l’activité qui se déroulait sur les rives
verdoyantes.
Ce matin-là, ses yeux
se plissèrent pour mieux discerner la silhouette furtive qui se faufilait entre
les arbres au bord de l’eau. On aurait dit le « Pescadou ».
D’habitude, il allait pêcher plus haut, là où le poisson affluait et où
personne ne s’aventurait si tôt. Il était preste dans son déplacement et
plaquait sa besace d’une main ferme contre son abdomen comme pour lui intimer
de ne pas bouger. Son pas rapide n’était pas coutumier, quelque chose le
tracassait. En apercevant le Berger, il se dirigea vers lui comme s’il représentait
sa dernière chance.
—
Adieu, le Berger ! Ecoute … Il faut que je te parle. J’ai vu le
« Pouèto » ce matin, il revenait du barrage, là-haut. On a causé de
tout … de rien, et tout d’un coup, il a dit comme ça, que les poissons avaient
un air bizarre, pas comme d’habitude.
—
« Fatcheudeu », bizarre, tu dis ? s’exclama le Berger, mais
qu’est-ce qu’il entend par là ?
—
« Peuchère » ! Il n’a pas dit plus. Mais, en y regardant de plus
près, je leur ai trouvé, moi aussi, un air … euh …un peu malade !
Le
berger, campé sur son bâton, se mit à réfléchir pendant que son interlocuteur,
désarmé, attendait une éventuelle consigne.
—
Hé, « Pescadou », n’aie crainte, mange déjà ceux de ta besace et
ensuite, on avisera. Si cet homme ne t’avait rien dit, tu n’aurais rien trouvé
de plus à ces poissons ! lui retourna le Berger, en lui donnant une tape
amicale sur l’épaule.
Le pauvre pêcheur ne
savait que penser. La rivière était son garde-manger, sa raison de vivre et il
entendait bien continuer à s’y ravitailler. Et si les poissons avaient attrapé
une maladie ? pensa-t-il.
Dépité, il se résigna à
rentrer chez lui, la mort dans l’âme. Trainant le pas, il s’enfonça dans les
ruelles du village, étroites et biscornues, passa devant le café où quelques
habitués sirotaient leur petit jaune. Son œil avisé s’arrêta sur le
« Rasclet » :
—
Adieu, l’ami, vé ce qu’il m’arrive. Ce matin, j’étais à la rivière et, tu ne me
croiras pas, je suis tombé sur le « Pouèto ». On discute, « patin-coufin »
… et puis, je « l’entends pas me dire » qu’il trouve un drôle d’air
aux poissons ! J’avais rien vu, dis-donc !
Le
« Rasclet », qui devait son surnom à un tempérament hargneux, balaya
d’un geste brusque l’air devant lui, du dos de la main et proféra à son ami sur
un ton dramatique :
—
Oh, Bonne Mère, la rivière est polluée !
Ils se rincèrent le
gosier une fois ou deux de plus afin de bien comprendre la situation. La
pendule du bistrot marquait presque midi, ils rentrèrent chez eux pour
déjeuner. Laissant le « Pescadou » emprunter l’artère principale du
village pour regagner sa maison, le « Rasclet » décida d’aller
d’abord informer le « Rabassié ». Il prit le raccourci et, une fois
arrivé, toqua à la porte.
—
Adieu, lui dit en ouvrant le petit homme bien connu pour son art de débusquer
la truffe, on dirait que tu as un problème ?
—
Un problème ? répéta-t-il en fronçant les sourcils et en agitant les mains,
pire que ça ! La rivière est polluée ! A force de couper les arbres
sur chaque rive, tous les pesticides des champs ont fini par atterrir dans l’eau et
les poissons sont en train de crever !
—
Ah, coquin de sort ! Et si ça se trouve, il y a même les égouts qui s’y
jettent ! rajouta-t-il d’un air entendu. Bon, la nouvelle est plutôt
grave. Je vais aller voir ce qu’en pense le Berger. Lui, au moins, doit savoir
ce qu’il faut faire.
Aussitôt dit, aussitôt
fait, l’homme aux chiens truffiers se faufila à travers les venelles pour
accéder au bas du village et récupérer l’avis de l’Ancien. Celui-ci fut surpris
de l’ampleur qu’avait prise l’affaire mais voulut y accorder un intérêt
curieux.
—Remets-toi, le
« Rabassié », il n’y a pas de quoi s’affoler. Penses-tu que le simple
fait de couper quelques arbres suffirait à détruire toute la faune
aquatique ? As-tu au moins vu comment étaient ces poissons malades ?
— Oh, tu sais, moi, je
fais confiance au « Rasclet », c’est un ami, on était à l’école
ensemble, alors …
— Hum, hum, « tout
homme à un ami qui a lui-même un ami … », énonça le Berger d’un air
expérimenté, le ton détaché.
Son savoir, il le
tenait de la tradition orale transmise par ses ancêtres au coin du feu pendant
les longues veillées d’hiver. Il l’avait complété au contact de la nature
lorsqu’il faisait paître ses moutons sur les plateaux de « La Torte »
auxquels on accédait par un chemin très escarpé. Là-haut, il passait ses
soirées à contempler le ciel et à discuter avec les étoiles. Les astres lui
répondaient, lui parlaient du bien et du mal et de toutes ces choses qui
compliquent la vie des hommes.
Pendant ce temps, le
« Rasclet », l’humeur hargneuse, avait continué son chemin en
ruminant cette histoire qui ne flairait pas le thym et la lavande. Il les avait
pourtant bien prévenus ceux qui avaient déboulé un jour avec leur tronçonneuse,
prêts à faire une razzia d’arbres surles berges de la rivière. Mais, c’était
toujours pareil, les employés communaux avaient tous les droits, surtout avec
ce nouveau maire qui ne comprenait rien à l’écologie.
Perdu dans ses rixes
personnelles contre la municipalité, il ne s’était pas aperçu que ses pas
l’avaient conduit vers une ferme à l’écart du village. Des aboiements joyeux de
chiens le sortirent de ses réflexions et il se trouva nez à nez avec le
« Pataras » qui jetait du grain aux poules. Il lui narra les dernières
nouvelles qui se colportaient au village et l’allure dramatique que prenait la
situation. Si personne ne se décidait à bouger, on entrerait en période
critique et il se demandait même si la rivière ne récupérait pas une partie des
égouts, comme l’avait suggéré le « Rabassié ».
Le
« Pataras », qui avait toujours l’allure désordonnée avec ses cheveux
en bataille et sa chemise ouverte au vent, avait accueilli la nouvelle avec
surprise, mais n’était pas du genre à rester les bras croisés. Toute sa vie, il
avait trimé aux côtés de sa femme pour élever sa ribambelle de gamins avec
décence et l’espoir de les voir un jour devenir sa fierté. Il n’allait pas
accepter une guerre de poissons pour une histoire de rejets d’égouts dans l’eau
de leur rivière, élément sacré du village.
— Je vais monter à la
Mairie, pas plus tard que cet après-midi et je compte bien tirer cette affaire
au clair ! conclut-il fermement, la fourche à la main.
Quelques heures plus
tard, un attroupement s’était déjà constitué sous les fenêtres du bâtiment
municipal. Le « Pataras » avait cheminé à pied depuis chez lui en
récupérant au passage le plus de villageois possible.
Le Berger, qui avait eu
vent du rassemblement, était présent et écoutait avec attention les uns et les
autres qui y allaient chacun de leur version de la chose. Il avait bien tenté
de dédramatiser la situation mais il devait se rendre à l’évidence, les
véhémences contre le Conseil Municipal avait pris de l’ampleur. L’incident
s’était étendu comme une tâche d’huile, pourtant, il lui semblait que quelque
chose clochait dans cette histoire.
Affairé à discutailler
en tous sens, le petit groupe n’aperçut pas de suite le « Pouèto »
qui s’avançait d’un pas nonchalant. C’était un rêveur qui n’avait pas toujours
les pieds sur terre et, parfois, on se demandait s’il n’arrivait pas d’une
autre planète. Il était discret, presque effacé mais toujours prêt à rendre
service. Il détestait les conflits et quand il vit l’attroupement, il faillit
faire demi-tour.
— Hé, adieu ma « caille »,
viens voir un peu par ici, l’interpella le « Rasclet » avec une
douceur feinte. Tu n’aurais pas quelques informations à nous donner, par
hasard ? Tu sais, une histoire de poissons … des poissons bizarres, un peu
malades …
— Mais oui, c’est vrai,
renchérit le « Rabassié », ils étaient bizarres comment ? Comme
une figue molle ? Un âne mort ?
— Les poissons ? Ah
oui …Eh bien, voilà ce qu’il s'est passé. Ce matin, je suis allé au
barrage pour ramasser quelques plantes pour mes tisanes. Mon panier était
presque rempli quand j’ai entendu un bruit bizarre dans l’eau. Je me suis
approché de l’endroit avec précaution quandj’aperçus une
« palanquée » de poissons qui brillaient avec toutes sortes de
couleurs magnifiques sur les écailles ! Ils frétillaient à tout va, on
aurait qu’ils dansaient, c’était bizarre et beau à la fois…
— Ha … firent en chœur
les auditeurs attentionnés, la bouche ouverte comme celle d’un poisson. Le
« Pescadou », stupéfait, osa :
— Tu veux dire que tu
as vu le jeté de truites et … c’est tout ?
— C’étaient des
truites ? dit l’homme en rêvant encore à sa découverte.
Le Berger, resté en
retrait tout ce temps, s’avança à petits pas, accompagné de son bâton qu’il
leva légèrement pour réclamer le silence. Il arbora un sourire de bienveillance
à l’assemblée qui attendait son approbation en guise de conclusion. Il leur
dit :
— J’ai moi-même été
l’objet d’une rumeur dans ma jeunesse. Un oncle, qui habitait la ville,
m’expliqua un jour la formation des orages. D’après lui, ils sortaient d’un
gros nuage noir, épais et plein d’électricité … Mais, moi, je ne l’ai pas
cru ! Parce que je savais bien que ce n’était pas de
l’électricité.C’étaient les Dieux qui, lorsqu’ils étaient en colère,
rassemblaient tous les nuages, les pressaient et les pressaient si fort, qu’à
force, ils éclataient ! Sur ce, « Adesias » ! dit-il en
portant deux doigts à la casquette et en tournant le dos pour s’en aller.
Le Berger laissa son
auditoirepantois, un auditoire qui pouvait encore l’entendre parler seul :
— De l’électricité dans
les nuages … elle n’était même pas arrivée au village, l’électricité, alors,
dans les nuages …
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