Monsieur
Pépin avait fermé la porte comme à son habitude, pile lorsque la sonnerie de
l’intercours avait eu fini de retentir. Il avait pourtant dû voir Anaïs pressant
le pas dans le couloir, à une dizaine de mètres. Impossible de la louper, avec
ses dreadlocks et son manteau rouge. Et il avait fermé la porte malgré tout.
Les camarades d’Anaïs savaient bien qu’elle les suivait de peu, retardée par un
code barre capricieux, au CDI. Ils n’avaient cependant rien dit. Pas qu’ils
eussent voulu causer du tort à la jeune fille. Personne dans la classe n’avait
d’animosité envers elle.Assez indépendante d’esprit, elle était un peu
originale, avec son affection pour les musiques alternatives et son accoutrement
à l’avenant. Elle n’était pas particulièrement jolie, ni très brillante
scolairement, ce qui lui épargnait beaucoup de jalousie. Et comme du reste elle
jouissait d’une grande capacité d’écoute et d’empathie, sa compagnie était même
plutôt prisée. Au final elle était considérée par ses pairs comme une fille à
peu près normale, et bénéficiait de l’esprit de groupe qui animait la classe au
même titre que n’importe quel autre élève, notamment en cas de conflit avec les
professeurs.
Mais
Monsieur Pépin était un cas à part. Lorsque l’on entrait dans sa salle on se
taisait, point final. Pas de solidarité qui tînt face à l’ambiance de fin du
monde que le professeur y faisait régner. Une atmosphère de celles que
connaîtraient certainement les deux derniers survivants d’une catastrophe planétaire,
à l’entrée d’un abri ne pouvant accueillir qu’une seule personne. L’altruisme, le
sens du sacrifice, la générosité, ça marchait sur le papier. Mais il en
allait de la vie en communauté comme d’une assurance : tout semblait
évident jusqu’au jour où survenait un problème. C’était là, à la première
lecture véritablement complète et attentive du contrat, qu’un feuillet émergeait
discrètement du dossier.Une annexe rédigée en tous petits caractères, détaillant
les clauses d’invalidation de la police que vous aviez contractée. Pour ce qui
était de l’entraide, cette annexe s’appelait l’instinct de survie.
La
menace n’avait pas besoin d’être énorme. Il suffisait qu’elle emplît l’air ambiant.
Comme le cœur d’un réacteur nucléaire, inoffensif tant qu’il était confiné, mais impossible à
contenir s’il changeait d’état. De solide à liquide. De liquide à gazeux.
Contaminant l’eau, envahissant l’air, se déposant au sol, investissant les
cultures, empoisonnant la chaîne alimentaire pour finalement intégrer la
constitution de chacun de ses maillons et en anéantir les défenses
immunitaires, y faire croître des tumeurs et des enfants monstrueux. C’était cela,
Monsieur Pépin : un nuage d’autorité radioactive, qui provoquait effroi,
malaise et dépression chez tous ceux qui avaient le malheur d’entrer en contact
avec lui. Les grands sentiments n’avaient pas leur place dans une équation où intervenait
sa variable. Compassion zéro, chacun pour sa peau. Les élèves franchissaient le
pas de sa porte à l’heure et évitaient de respirer trop fort pendant toute la
durée du cours, priant pour survivre à l’ordalie et ne pas absorber trop de
cette peur qui empesait l’air.
Anaïs
allait sans doute tourner les talons. Si elle ne le faisait pas pour elle, il
fallait qu’elle le fît pour les autres, qui autrement risquaient de faire les
frais de son insubordination. Toute tentative était vouée à l’échec. Elle
savait, comme tout être humain dans le lycée, qu’il était inutile de lutter
contre lui. Le mieux que l’on pût espérer était de ne pas trop attirer son
attention. C’était vrai pour les élèves, leurs parents, les professeurs et tout
le reste du personnel du lycée. La réputation de Monsieur Pépin le précédait. Un
seul proviseur était passé outre, et avait osé lui demander d’adoucir ses
méthodes pédagogiques. Il l’avait convoqué sans l’avoir vu, et avait en outre
commis l’erreur de négliger les recommandations de son adjoint, qui avait déjà
eu affaire au phénomène. Le chef d’établissement avait été placé en congé
maladie le lendemain pour une semaine,puis avait demandé sa mutation la même
année. Quant à l’inspection académique, elle se découvrait une montagne de
dossiers absolument vitaux en souffrance, à chaque fois que son nom était
évoqué.
Pépin.
Ç’aurait été, pour n’importe qui d’autre, une inépuisable source de
plaisanteries et de calembours. La seule liberté qu’osaient parfois prendre les
plus téméraires était de le surnommer « Le Pépin », non sans avoir
vérifié l’absence de l’intéressé par-dessus leurs deux épaules avant de
chuchoter l’outrage.Il mesurait un bon mètre quatre-vingt-dix de haut, et
passait les cent kilos. L’absence de cheveux sur son crâne soigneusement rasé
rendait difficile toute entreprise de datation du spécimen. Ses traits étaient
d’une profondeur abrupte, qui leur conférait des allures de scarifications,
comme s’il fût né sans visage et eût décidé de faire creuser le sien chez un
tatoueur maori un peu maladroit. La seule touche permettant de le distinguer
d’une statue primitive était son regard. Incisif, brutal, enfonçant les yeux de
ses interlocuteurs pour pénétrer en eux et piller leur âme sans qu’il eût
besoin de prononcer un seul mot. Il …
« Toc !
Toc ! Toc ! » La classe se figea. Monsieur Pépin, qui venait de
monter sur l’estrade, se retourna comme un golem. Lourd, encombrant, évoluant
avec une lenteur et une inéluctabilité géologiques, il se déplaça jusqu’à la
porte, en saisit la poignée et ouvrit. Anaïs se tenait dans l’embrasure. L’air
légèrement embarrassé. Mais pas assez, définitivement pas assez. Une
soixantaine d’yeux affolés se mirent à virevolter comme un vol d’étourneaux, changeant
constamment de direction au gré d’un esprit collectif poursuivi par le spectre
d’une panique silencieuse.Qu’était-elle en train de faire ? Si elle
continuait, ce n’était pas seulement elle qu’elle allait condamner, mais toute
la classe ! Et comme si cela n’eût pas suffi, la voici qui ouvrait la
bouche.
« Excusez-moi,
Monsieur. J’arrivais juste derrière Rémi. Je suppose que vous ne m’avez pas vue
avant de fermer la porte. Je peux entrer, s’il-vous plaît ? »
Monsieur
Pépin jaugea la jeune effrontée, tandis que les yeux s’étaient immobilisés. Certains
s’étaient cachés derrière leurs paupières, retenant leur souffle dans l’attente
d’une déflagration verbale. Le professeur analysait froidement sa jeune
interlocutrice, dont le comportement était pour le moins inhabituel.
Cachait-elle un coup fourré ? Que pouvait bien signifier cette ingénuité
de façade, ce sourire qu’elle dissimulait avec l’hypocrisie d’une stripteaseuse retenant
ses sous-vêtements ?
Michel
Pépin connaissait les jeunes. Il en avait fait le tour avant même de commencer
à enseigner. Il avait tout compris de ces êtres inachevés, chez lesquels il
voyait poindre les hormones avec la même grossièreté qu’un fil de bâti oublié sur
un vêtement par une couturière négligente. Dégingandés, idiots, menteurs, mesquins,
égoïstes, … Et qui malgré ce festival de paresse permettaient encore d’être arrogants,
vaniteux et répugnants de suffisance. Monsieur Pépin ne détestait pas les
jeunes, non. Il n’avait rien contre eux. L’idée d’une telle position aurait été
aussi absurde dans son esprit, que de se déclarer anti-cancer, ou bien hostile
aux tsunamis. Il était insensé de s’insurger contre un fléau naturel. Les
jeunes ne l’incommodaient pas : ils l’ulcéraient, par la mesure qu’ils lui
donnaient de son impuissance à les changer en autre chose que ce qu’ils
étaient.
Anaïs
se tenait là, comme une banderole revendiquant son droit à l’éducation, auréolée
d’une absence de sentiment de culpabilité qui frisait l’obscénité. Elle
attendait une réponse,avec la conviction évidente qu’il était impossible que
celle-ci pût être négative. Sa seule présence était un affront. Le fait même qu’elle
eût osé frapper à la porte après qu’il l’eût refermée était déjà une insulte à
son autorité. Une autorité qu’il avait mise en place âprement, année après
année, luttant contre vents et marées, montant pierre par pierre l’austère
édifice de son droit à imposer SA vision des choses, SON système de valeur. Il
était comme ces phares de pleine mer, scellés dans la roche après des décennies
de travaux, brisant des vagues plus hautes qu’eux-mêmes pour montrer la voie à
tous les égarés de la vie. Il éclairait des océans d’ignorance, et en même
temps matérialisait quelque chose de funeste, un lieu à éviter, un homme dont l’approche
était synonyme de danger.
Et
voici qu’Anaïs Leguesdes, seize ans, venait caboter près de ses récifs. Cabotiner
près de lui. Que devait-il faire ? Refuser, évidemment. Envoyer paître la
brebis écervelée qu’elle était. Il se racla la gorge comme un volcan grondant
avant de laisser sortir sa coulée de lave. « Non, Mademoiselle Leguesdes.
Vous avez cinq secondes de retard, je ne vous accepte pas en classe. »
Voilà ce qu’il allait dire. Il n’y avait pas de réplique. Sûrement pas. Et
pourtant. Cela faisait si longtemps que personne n’avait tenté sa chance que
pour un peu il se fût presque pris à douter. Il était sur le point de mettre le
contact sur une voiture supposée increvable, mais qu’il avait laissé dormir plus
de vingt ans dans un garage.
« Non,
Mademoiselle Leguesdes. Vous avez cinq secondes de retard, je ne vous accepte
pas en classe. » Il y avait quelque chose de ridicule, pourtant. Comme
refuser de signer la vente d’une maison pour une erreur de cinq centimes
d’euros. Quelque chose qui aurait pu prêter à sourire. Un sourire qui ne
demandait qu’à s’épanouir sur ce visage juvénile, où la beauté de l’innocence le
disputait à la vulgarité de la sottise. Il visualisait ses zygomatiques en
train de se contracter, ses yeux se plisser. Elle découvrait ses dents. Une
trentaine de petits tranchoirs d’os et d’émail. Autant d’armes préhistoriques dissimulées
derrière le voile de ses lèvres. La demande qu’elle avait formulée n’était en
fait rien d’autre qu’une mise en garde. À quoi pouvait-elle bien penser, là,
maintenant ?
« Oui,
je suis une jeune fille. Toute à la fois symbole de pureté et de sensualité. Une
beauté virginale, malgré cet utérus qui me rend fondamentalement plus utile à l’espèce
que vous-même, Monsieur Je-Sais-Tout. Je suis féconde, je suis libre, je vivrai
des années après vous, et vous n’avez aucun contrôle sur moi. Regardez bien mes
dents, Monsieur Pépin. Je les déshabille sans aucune pudeur. Je laisse
resplendir leur beauté carnassière. Et ensuite je vous dévorerai. Je vais écarteler
la terreur que vous inspirez, déchirer votre pouvoir et me repaître de cette
minable forteresse dans laquelle vous pensiez naïvement vous trouver à
l’abri. »
Oui,
elle souriait à présent, il en avait la certitude. Comme avaient souri tous les
autres avant elles, lorsqu’il avait été collégien, puis lycéen. Ceux qui le
bousculaient dans les couloirs à chaque fois qu’il majorait un devoir. Les
mêmes qui crachaient dans son assiette à la cantine, lui volaient l’argent que
lui donnait sa mère pour s’acheter un goûter. Ceux qui avaient volé sa
déclaration d’amour à Lucie, puis l’avaient photocopiée et placardée sur tous
les panneaux d’affichage du lycée. Ceux qui l’avaient racketté, passé à tabac, avaient
uriné sur lui alors qu’il était au sol. Tous, ils avaient souri lorsqu’ils l’avaient
vu ravaler ses larmes.
Sourire.
La marque des forts, des puissants. Le droit d’afficher sans vergogne leurs
pensées sur leurs visages, de leur donner une réalité matérielle, visible, qui
viendrait s’inscrire dans son cerveau à lui, souiller ses souvenirs et ses
pensées. « Je suis un morceau de matière qui arpente le monde. Je le
soumets à mes caprices sans éprouver aucun remord, ni aucun besoin de me
justifier. Je suis un enfant qui casse des jouets qui ne lui appartiennent pas,
pour le seul plaisir de tester mon pouvoir de destruction sur mon environnement.
Tu fais partie de cet environnement, et j’ai décidé de t’écraser, juste pour
voir ce que ça fait. Je ne ressens aucun remords. Je suis libre de t’humilier,
de te faire souffrir. Et le plaisir que me procure cette liberté est d’autant
plus grand que je peux l’afficher sans complexe. Nous avons le même code
génétique, toi et moi. Mais mon sourire fait de moi l’espèce dominante. »
Et
lorsque le désespoir se faisait trop fort, lorsque les larmes finissaient par
crever l’enveloppe de volonté dans laquelle il avait enfermé ses yeux, le
sourire se dévoilait et révélait sa véritable nature. Il n’était que l’ombre du
prédateur, une menace dissimulée jusqu’alors, et qui se métamorphosait en cette bête
sauvage et puante qu’était le rire. Les torses se gonflaient bruyamment, pour
ne redescendre qu’en violentes saccades, au rythme des feulements vomis parleurs
gorges saturées de mépris et de haine. Le rire s’élevait, incontrôlable …
Stimulant leurs glandes, dilatant leurs pupilles. L’odeur âcre de leur
transpiration envahissait l’air, pénétrant en lui contre son gré, violant ses
voies auditives et olfactives, défigurant son espace visuel.
Qui
avait dit que le rire était quelque chose de bon, de sain, d’amical ? Le
propre de l’homme ? Dieu l’en garde. Production d’adrénaline, sudation, augmentation
du rythme cardiaque et de la ventilation, durcissement musculaire, bruits, gesticulations,
exhibition des crocs : rire n’était pas une chose douce, bienveillante.
C’était un acte de guerre. Tout au mieux une réaction de défense archaïque. Et
comme toute arme défensive, elle pouvait être détournée pour agresser. Cela
n’était en rien plus positif qu’un viol ou un meurtre. Il y avait certes un
bénéficiaire, mais aussi une victime. Rire, c’était le
résultat d’une surprise, du constat intérieur d’une incohérence, que le cerveau
cherchait à tuer. Et peu importait que trente années plus tôt, ce titre
d’incohérence, de réalité indésirable, eût échu à Michel Pépin et eût fait de
lui le souffre-douleur de toute une classe.
Oui,
Anaïs allait elle aussi se mettre à rire comme une hyène. Et comme des hyènes
ses petits camarades, sentant la proie faiblir, allaient se joindre au concert
et prendre leur part du festin. Elle allait rire et dans moins de vingt-quatre
heures, Pépin serait de nouveau la risée du lycée, comme à l’époque. « Pépin
a laissé entrer quelqu’un après avoir fermé la porte ! Devine quoi ?
Le Pépin s’est dégonflé ! T’aurais vu sa gueule ! »
Anaïs
serait portée en triomphe. La nymphette qui aurait vaincu le titan. David
contre Goliath. Sans que personne ne comprît qu’au final, ce n’était pas lui,
le monstre. Mais elle. Une bête éructant des signaux sonores, la poitrine agitée
de secousses grotesques, suintant ses phéromones par tous les pores de son
épiderme. Elle qui ne répondait à aucune logique, qui ne savait pas penser,
comme tous ses homologues. Un bout de vie anarchique, impossible à canaliser
autrement qu’en lui mettant la peur au ventre. Elle, premier spécimen d’une
espèce qui comme un virus avait fini par
muter au point d’être désormais résistante au Pépin. Elle qui allait
aujourd’hui l’abattre. Faire tomber les cloisons de la forteresse, dont la
solidité devait trop à la rigidité. Elle allait faire trembler sa structure
jusqu’à ce qu’elle entre en résonance et s’effondre, le laissant nu et défait,
livré en pâture à une meute d’élèves brûlant de s’abandonner à leurs bas instincts.
Tout le monde dirait d’elle qu’elle avait été courageuse, tenace, admirable.
Rire face à Pépin. Refuser la toute-puissance de sa sinistrose et lui opposer la
fragilité de son microcosme méticuleusement réglementé. Elle serait le rire
libérateur, la fraîcheur, la douceur qui ont raison de l’oppression. Alors même
que ce rire avait été l’arme avec laquelle les bourreaux du jeune Michel avaient
mutilé son âme.
Monsieur
Pépin n’avait pas choisi l’enseignement pour se venger ou par mégalomanie. Il
avait seulement voulu être ce phare dans la tempête, un pilier garant de la
stabilité du monde, capable de réguler les pulsions de chacun. Il avait voulu s’assurer
qu’au moins une personne au sein de l’institution serait pleinement consciente
de la dangerosité de ces jeunes, de la violence bestiale qu’ils abritaient. Ils
ne rêvaient que de musique, de rire, d’alcool et de sexe. Ils étaient le vent
dans les arbres, la liberté dans tout ce qu’elle avait d’inacceptable. Parce qu’éduquer
c’était guider. Et que pour guider, il fallait restreindre le champ des
directions autorisées. Pas d’autre possibilité. Poser des rails, des grilles,
des barrières. Les élèves, ivres de vie, n’obéissaient au final qu’à leurs
instincts, riaient avec leur ventre et pas avec leur tête.
Anaïs
riait désormais. Ou c’était tout comme. Elle n’avait pas l’air triste. Elle le
regardait fixement, dissimulant la mise à mort imminente sous un masque de
candeur. Il devait réagir. L’empêcher de nuire, elle aussi. Faire un exemple.
Il y perdrait sa carrière, sa vie, mais il aurait montré la voie avant de tirer
sa révérence. Un crochet à la mâchoire. Un coup de genou dans l’estomac. Et une
fois au sol, s’agenouiller sur elle et la frapper, aussi fort et aussi longtemps
que possible avant que les autres ne pussent intervenir. Afin que chacun sût ce
qu’il en coûtait de refuser l’ordre, de rire face à l’autorité. Rire était une
manifestation animale. Comme la libido. Il fallait remettre de l’ordre dans
tout ça. Des codes moraux. Des repères.
Il
allait cogner sur une gamine de seize ans. Non. Pas une gamine de seize ans.
Une saleté de grain de sable qui grippait les rouages d’une mécanique bien
huilée, qui mettait en péril le monde qu’il avait construit. Revenir sur Terre.
Elle était vicieuse, cela sautait aux yeux. Sur le point de rire. Il fallait
agir, immédiatement. Une gamine de seize ans. Peut-être pas un prix Nobel.
Bourrée d’imperfections, sans doute. Dont elle n’aurait peut-être même jamais
conscience. Elle n’avait aucune conscience, comme tous les autres. Comme ceux
qui l’avaient martyrisé lui, et dont il avait cherché depuis vingt-cinq ans à
gommer les traits ricanant, sur les visages des élèves dont il avait eu la
charge. Des visages jeunes, qui voulaient échapper aux théorèmes et aux textes de
loi. Qui lui survivraient. Ils continueraient à exister lorsque lui ne serait
plus rien, enfermé à jamais dans une autre forteresse, souterraine, attendant
que les vers vinssent se nourrir.
« Vous
allez bien, Monsieur ? »
Elle
fixait sa joue gauche, sur laquelle Monsieur Pépin sentit le glissement furtif d’une
larme en train de tracer sa route.Anaïs ne riait pas. Elle n’était pas
extraordinairement intelligente, ni un puits de compassion. Pourtant elle ne
riait pas. Ce morceau de volonté désordonnée sur pattes,incapable de
discipliner sa pensée, de prendre la mesure de sa propre insignifiance, ne
cherchait pas à l’achever, ni même simplement à lui nuire. Elle avait simplement
l’air un peu … inquiet ? Où l’ennemi était-il passé ? Qu’était
devenue la menace ? S’agissait-il d’une provocation ?
Monsieur
Pépin essuya son œil. « Je vais bien, Mademoiselle Leguesdes. Je vous
remercie de votre intérêt. La poussière de craie ne me réussit pas,
aujourd’hui. Allez vous asseoir, je vous prie. »
Les
yeux dans la salle se fixèrent sur la jeune fille, qui gagna sa place dans un
silence religieux. Monsieur Pépin scruta la classe un instant. Le calme régnait
toujours. Quelques traces d’incrédulité, çà et là. Un soulagement palpable. Un
silence consenti, sans brutalité. Quelque chose qui ressemblait moins à de la
crainte qu’à du respect.
Le
professeur saisit une craie et constata que le tableau avait dû être nettoyé
tardivement, ce matin. Il luisait de ce vert humide que laissaient les éponges
des agents de service. Pas de poussière de craie sous sa main. Juste une
surface miroitante dans laquelle il voyait un visage. Des traits profonds,
durs, pareils à l’écorce d’un arbre prématurément vieilli, et qui se mirent à
bouger lentement, s’organisant en une chorégraphie qu’il ne connaissait pas et qui
fit naître, pour la première fois en un quart de siècle, un sourire pendant un
cours de Monsieur Pépin.
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