J'étais
journaliste et j'avais écrit pas mal d'articles sur différentes entreprises,
mais le B.I.R. restait, et de loin, l'entreprise la plus extravagante que
j'avais trouvée. D'ailleurs, je n'avais pas fait publier l'article qui parlait
du B.I.R. tout simplement car on m'aurait pris pour une folle. Il y avait une
autre raison : il était préférable que le B.I.R. restediscret (vous le
comprendrez sans doute à la fin de mon explication). La gérante de cette
entreprise s'appelait Emma Dubois, et, c'était le genre de femme qui aimait son
travail à en oublier de manger (ça lui était déjà arrivé plus d’une fois).
L’entreprise d’Emma s’appelait
le B.I.R. ce qui voulait dire : Besoin Imminent de Rires. En effet,
ses employés étaient appelés par des personnes étant obligées de passer une
soirée (ou un autre moment de la journée, personne n’y voyait d’inconvénient)
avec des gens pénibles (pour la plupart). Là les employés s’incrustaient dans
la soirée et riaient à toutes les blagues des invités. Ça fait un peu brouillon
alors voilà un exemple de cas qui arrivait souvent :
Imaginons : madame
T. a invité son patron, qui est l’homme le plus lourd possible. Mme T. appelle
le B.I.R. Là, un employé va à la soirée en se faisant passer pour … disons le
frère de Mme T., et rit à toutes les blagues du patron. Celui-ci, tout content
de s’être amusé et d’avoir eu un excellentpublic, a passé un bon moment. Mme T.
n’a pas eu à rire aux blagues de son chef mais se voit mieux appréciéede
celui-ci,et peut-être aura-t-elle une augmentation, qui sait ?
Voilà, maintenant vous
savez … Et son slogan me demandez-vous, eh bien c’est tout simple :
« Appelez le B.I.R. et le rire s’élève, incontrôlable … »
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Emma venait de
m'expliquer le fonctionnement de son entreprise, j'avais mon petit calepin dans
une main et une tasse de café dans l'autre, et je me demandais combien de
personnes travaillaient dans son entreprise lorsqu'elle me proposa de visiter
les locaux. On commença par la première pièce : la salle de standardistes. Il
n'y avait que deux bureaux où un homme et une femme s'affairaient, tantôt prenant les appels,
tantôt tapant à l'ordinateur. Il y avait là cette atmosphère si spéciale qui
faisait penser aux bibliothèques, grandes et silencieuses. Emma m'expliqua que
l'homme et la femme étaient mariés depuis aussi longtemps qu'ils travaillaient
ici. La femme s'appelait Louise, elle devait avoir une quarantaine d’années, blonde (même si l’on voyait plus de cheveux
blancs que de cheveux blonds), elle avait des joues creuses où la peau semblait
s’effriter. Je m’approchai de son bureau et lui tendit la main, qu’elle ne saisit
pas en s’exclamant que l'on pouvait quand même se faire la bise. Quand jem’approchai,
une odeur peu alléchante me chatouilla les narines. Je ne dis rien mais me
dépêchai de lui coller deux bisous du bout des lèvres. Puis, Louise m'expliqua son
travail, sa journée type :le téléphone sonnait, elle décrochait avec le
même geste las, elle parlait en notant les informations. Puis elle appelait les
employés "de terrain" comme on les appelait ici, leur disait
l’adresse, l’heure, le type de personnes, quel rôle ils allaient jouer … Pendant
que Louise m'expliquait tout cela, je m'imaginais une Louise plus jeune, en
vain ... Son mari ne m'adressa pas la parole du début à la fin du discours de
sa chère et tendre.
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Arriva l’heure du
déjeuner ;Emma vint me chercher et m’emmena dans une petite cafétéria où tout
le monde mangeait. Emma mangeait en regardant du coin de l’œil ses employés,
vérifiant qu’ils étaient tous là. Puis, elle me regarda, elle essayait de me
sonder. Elle finit par me dire : « Je pense que finalement, cet
article est une mauvaise idée ; elle fit une pause puis continua ; personne
ne voudra y croire, et puis, je préfère que le BIR soit connu grâce au bouche à
oreilles et non grâce à un article. Mais comme j’ai commencé à vous faire
visiter mon entreprise je vais finir. Je ne pourrai pas vous empêcher de
publier cet article maisréfléchissez-y ! » Je lui fis signe que
j’avais compris et que j’y penserais. Le repas continua dans le silence jusqu’au
dessert où le dialogue reprit. Elle
commença à me parler des employés "de terrains". « Ce sont des
comédiens, tous, sans exception, vous allez voir, ils ont tous leur petite
originalité. Et s’ils s’entendent avec vous, peut-être qu’ils vous emmèneront
avec eux dans leurs "soirées ".
Si vous y allez, faites-vous petite, vous comprenez, je ne veux pas de
problèmes …»Je lâchai un bien sûr en observant Emma.C’était une femme stricte
qui ne tolérait aucun écart, en tout cas, c’était l’air qu’elle voulait se donner pour être respectée en tant
que chef. Mais au fond d’elle, elle n’aimait pas son statut de chef craint ;
pourtant elle se persuadait que c’était pour l’entreprise, et ça me crevait les
yeux …
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L’après-midi, comme
l’avait dit Emma, je rencontrai les comédiens. Ils avaient une sorte de salon
avec canapé, fauteuil, magasines, machine à café, radio et bien sûr téléphone,
d’où les standardistes leurs transmettaient les informations. Une fois qu’ils
les avaient, ils votaient pour savoir qui irait à telle ou telle"soirée".
Emma s’en alla, me
laissant seule, au milieu d’inconnus. Il y avait quatre personnes dans cette
pièce, mais Emma m’avait dit qu’ils étaient 8 comédiens en tout et que les
autres devaient être en "soirée", au milieu de l’après-midi.J’observai
un à un ces employés. Il y avait, en train de danser sur de la musique reggae,
un homme d’une trentaine d’années. Il avait des dreadlocks, un jogging beaucoup
trop grand pour lui, un tee-shirt aux couleurs de la Jamaïque et un début de
barbe, il ne manquait plus qu’une guitare et on aurait dit Bob Marley … Je me
dirigeai vers lui, pour lui serrer la main qu’il saisit fermement en se
présentant : « J’m’appelle Burton, mais vous pouvez m’appeler Burt.
J’sais pas quoi vous dire d’autre à part que ça fait 2 ans que je travaille
ici, et c’est le seul boulot où t’as le droit de boire pendant tes heures de
travail. Au fait, j’aime bien vos baskets. ». Je me présentai à mon tour,
puis je laissai Burton sur son Reggae et me dirigeai vers une jeune fille qui
buvait du café tranquillement installée sur le canapé.Elle avait des yeux d’un
bleu profond, des cheveux roux tout emmêlés et du bout de ses doigts, elle
tapotait son verre avec rapidité. Elle portait un débardeur gris sur un jean
d’un bleu passé. La jeune femme me vit se diriger vers elle, alors, toute
contente, elle se présenta : « Salut, bon voilà, j’m’appelle Ambre. J’ai
28 ans et ça doit faire 3ans que je travaille ici. On gagne bien, mais faut
avoir un bon moral, pour entendre à longueur de journée des idioties pas
possible et faire semblant que c’est la meilleure vanne du siècle, je vous assure !
Mais, vous me direz, j’ai été préparée avec mon père et ses blagues … Par
exemple, la dernière fois que j’suis allé lui rendre visite, il m’a sortie une
de ces vannes, franchement nulle !
Attend, j’sais plus ce que c’était … c’était euh … » Elle
n’eut pas le temps de continuer à chercher, car elle fut coupée par une femme
brune, d’une quarantaine d’année : « Vous savez, parfois, faut lui
dire stop parce qu’elle est gentille mais elle pourrait vousraconter sa vie pendant
des heures … Au fait, Sabine, enchantée ! ».Je fus soulagée qu'elle
intervienne car un début de mal de tête commençait à pointer le bout de son nez
... Il ne me restait plus qu'une personne à qui me présenter. C'était un homme
d'une trentaine d'années, blond, à la carrure athlétique. Ambre souffla :
« Il est beau, pas vrai ... » Je lui répondis d'un oui rapide et me
dirigeai vers lui, mais à peine voulus-je lui serrer la main que le téléphone
sonna. Burton, tout en dansant, se déplaça jusqu'au combiné. Il décrocha, prit
un crayon et un post-it, et commença à écrire. Une fois la discussion terminée,
Ambre demanda toute excitée : « Alors, tu penches pour qui ?». Burton étala le
cas : « Alors, c'est un gars d'une vingtaine d'année qui reçoit ses beaux parents,
sa femme n'est pas au courant donc faudra être discret, c'est tout je crois ...ah
non, c'est à 19 heures ! Je pense que ce serait mieux un homme pour se faire
passer pour l'un de ses copains, ça vous va ? Et vu que Joachim n'est pas libre
ce soir, je me propose ! ». Le Joachim, qui se trouvait être le blond, réagit au quart
de tour : «Burt, je t'ai jamais dit que je n’étais pas libre ce soir, alors on
va tirer à la courte paille !». Ce fut Joachim qui, finalement, tira la plus
petite paille. Burton, lui, se réconforta en s'enfermant dans sa bulle dereggae.
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C’était incroyable
comme tout était prévu, Joachim avait sa soirée à 19h et déjà, à 17h30 il se
préparait. Il était en train de demander l’avis de tout le monde pour savoir
quelle chemise lui irait le mieux ; Burton lui répondait qu’elles étaient
toutes les deux aussi classiques et qu’il aurait mieux fallu opter pour un
tee-shirt décontracté ; Ambre quant à elle lui répondait qu’il était magnifique
dans les deux et Sabine, elle, s’en moquait éperdument. J’étais toujours dans
le salon des comédiens, un café entre les mains, et j’espérais secrètement
qu’il me demande de l’accompagner pour voir ce qu’était une soirée … Mais cela
n’arriva pas. Il partit vers 18h30, le rendez-vous étant à 30 min de là.
Heureusement pour moi le téléphone sonna ; Burton décrocha une nouvelle
fois le combiné, nota des informations sur son calepin puis expliqua :
« Cette fois c’est une soirée barbecue entre voisins, sauf qu'il y a trois
voisins qui se sont invités et qui sont pas super ! Mais la fille qui a appelé
veut se faire bien voir des autres voisins donc on va être là pour juste ces trois
gars ! Voilà ! Vu que j'suis pas mal crevé, que Sabine doit aller coucher sa
fille, tu y vas Ambre ? Au fait y a pas d'heure, ce sera le plus tôt possible !».
« OK, cool, merci ! répondisrapidement Ambre avant de se tourner vers moi
et d'ajouter : vous voulez venir pour voir ce que c'est ?». J'acceptai avec un
grand sourire, et, cinq minutes plus tard, nous étions dans sa voiture.
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Le trajet ne fut pas
long, à peine dix minutes. Nous étions arrivées, donc, dans le quartier de la
cliente du B.I.R. Nous marchions côte à côte, Ambre m’expliquant comment allait
se dérouler la soirée : « Bon, selon les infos qu’on a, pour
l’instant, on va devoir rester avec trois gars assez lourds. Nous on va se
faire passer pour des amies de la fille qui organise le barbecue, OK ? »
À peine lui-je répondis d’un bref oui que nous étions devant la maison de la
cliente. C’était une belle maison en vieille pierre, et du jardin, on pouvait
entendre les discussions. On sonna, une femme de vingt-cinq ans nous
ouvrit.C’était notre cliente ; elle nous le fit savoir en nous demandant
si nous étions bien du B.I.R. Elle nous débarrassa et nous présenta à ses trois
voisins qui s’étaient incrustés. Ils avaient tous le même regard qui voulaient
dire « Oui, on est venu alors qu’on ne connaît personne. Oui, on est venu
ici juste pour profiter du barbecue mais ça ne nous dérange pas le moins du
monde ! ». En plus de l’assumer parfaitement, ils ne se privaient pas
de le crier sur les toits. Je me demandais ce qu’on faisait ici parce que c’était
plus du ressort du baby-sitting que du ressort du B.I.R. quand tout à coup, un
des trois hommes leva son verre et cria : « Santé » et les deux
autres enchainèrent : « mais pas des pieds » avant de
s’esclaffer. Ambre émit un petit rire clair qui sonnait vrai. Toute étonnée, je
la regardai d’un air surpris quand tout à coup je me rappelais que rire était
son métier. Je reconnus alors qu’elle savait exercer son métier à merveille.
Durant la soirée, plus d’une fois elle me laissa sans voix, tellement elle
était brillante, tellement son rire faisait réel … J’aurais pu m’ennuyer mais
j’étais tellement émerveillée qu’il n’y avait plus de place pour l’ennui. Les
trois hommes ne se lassaient pas du rire clair et vif d’Ambre et enchainaient
mauvaises blagues sur mauvaises blagues. La soirée passa très vite ; vers
1h du matin, on repartit, Ambre fatiguée, moi ravie.
La visite du B.I.R.
était finie. J’y avais appris beaucoup mais j’avais décidé de ne pas publier
l’article.
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Si je vous en parle
aujourd’hui, c’est que suis devenue lourde à ma façon. Je ne l’ai pas remarqué
toute seule. En plus d’être lourde, je suis incapable de voir les choses telles
qu’elles sont, seule ; j’ai besoin
qu’on m’aide … Je m’en suis rendue compte avant-hier. Une de mes collègues qui
travaille dans le même journal que moi m’avait invitée chez elle. Chez elle, il
y avait son frère, enfin c’est ce qu’elle m’avait dit … Il me rappelait
quelqu’un, mais je n’arrivais pas à savoir qui. Il était tellement gentil, je
le faisais rire, enfin c’est ce qu’il me laissait croire … Au dessert, ça m’est
revenu. Ses cheveux n’étaientplus des dreadlocks. Il avait rasé son début de
barbe. Il ne portait plus de jogging ni de tee-shirt trop large. Ses cheveux
étaient désormais coupés à ras. Il était désormais parfaitement bien rasé. Il
portait désormais un jean cigarette et une chemise bleue claire. Il était
devenu un peu plus mature. Mais ce qui était certain, c’est qu’il s’appelait
toujours Burton et qu’il travaillait toujours au B.I.R.
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