«
Grand’mère, je vous remercierai toute ma vie de m’avoir aidé à vider cet
appartement. J’étais totalement désemparée ne sachant ce qu’il fallait jeter,
garder, donner, vendre…J’ignorais totalement que nous possédions de telles
œuvres d’art !
-
Nous ne le savions pas non plus, Thally, que ces tableaux
seraient des œuvres d’art. Lorsque grand-père les a achetés à ces jeunes peintres
viennois sécessionnistes, dans les années 30, ils ne valaient même pas le clou
qui aurait servi à les suspendre! »
Thally ne voulait plus vivre dans cet
appartement trop encombré, trop grand pour elle, où sa mère venait de
s’éteindre, morte de chagrin pour avoir été abandonnée par son trop beau
musicien de mari ; il était parti à New York pour un concert, emportant
pour tout bagage son stradivarius et sa maîtresse et n’était plus jamais
revenu. Maintenant Thally rêvait de prendre sa vie d’étudiante en main, dans un petit
logement du quartier latin, tout simplement.
Quant à Martha, sa grand’mère maternelle, sa
vie tiendrait dans un long roman. Elle était née à Vienne d’une lignée aristocratique,
en ces temps où la ville n’était déjà plus capitale d’Empire mais où les viennois,
y croyant encore, vivaient dans une inconscience joyeuse, naïve avant de sombrer dans la nuit noire du fascisme. A
dix sept ans, elle avait épousé un riche banquier juif, qui avait le double de
son âge, follement amoureuse de ses grands yeux bleus. Avec lui, ami des
artistes qu’il aidait souvent, Martha avait couru les expositions, les salons,
les théâtres, les musées, les cafés, institutions incontournables où l’on
côtoyait écrivains, musiciens, peintres, architectes, décorateurs …s’étourdissant
dans les arts, la culture, pour oublier le voisin vorace qui dans peu de temps
envahirait leur pays.
Avertis
de leur arrestation imminente, Martha et son époux avaient fui l’Autriche
menant d’abord une vie de nomades difficile, dans divers pays d’Europe, sans
jamais se séparer de leur collection d’œuvres d’art, pour enfin s’installer à Paris.
Devenue veuve, Martha avait préféré vivre
dans un petit appartement, petit, mais cependant très bien situé, avec vue sur
le Pont Alexandre et le dôme des Invalides où elle retrouvait quelques
autrichiens expatriés qui, comme à Vienne autrefois, n’ouvraient un journal que
pour s’informer des manifestations culturelles.
« Sans vous, j’aurais fait bien des
bêtises, grand’mère : le tableau de Kokoschka par exemple, serait passé
directement à la poubelle, je n’aurais même pas pensé à l’offrir tant je le
trouve laid avec ses grands coups de pinceau noirs, sauvages et cette tête de
mort qui veille sur l’enfant endormi dans les bras de sa mère.
- Pourtant,
maintenant, il est considéré comme le peintre le plus expressionniste des Expressionnistes !
Il n’a pas été apprécié de son vivant,
hélas, pour lui. Alors que Gustav Klimt a connu une renommée
considérable. Ton grand-père a vendu à New York deux de ses tableaux ;
c’est en grande partie grâce à cette vente que nous n’avons pas connu la misère
pendant ces années d’errance. Actuellement, ils se seraient vendus une fortune…
-
Oh Klimt, j’adore ! Je garderai
toujours, précieusement le service à café décoré avec des reproductions de ses
tableaux les plus fameux, ceux où il a utilisé avec un talent fou, la feuille
d’or. Sublimes ! Maman me disait que la signature au dos des soucoupes
était de la main même de Klimt. Il aurait fait ça par amitié pour grand-père,
est-ce vrai grand-mère ?
-
Tu
me dis avoir gardé tout le service !?... Je n’ai trouvé qu’une
seule tasse dans le placard de la cuisine…
-
Oui, je me sers tous les jours de cette
tasse
-
Oh ! zut et zut de zut !
-
Que se passe-t-il, grand’mère ?
-
La tasse, je l’ai mise dans le carton
des objets à jeter ! Croyant que c’était la seule pièce rescapée du
service, j’ai pensé qu’il était inutile de la garder.
-
Et où est ce carton ?
-
Il était trop grand, je l’ai jeté dans
une des bennes, en bas. Vite, je cours la chercher.
-
Non, non, reste, j’y vais, grand’mère ;
il fait nuit et il fait froid. Heureusement que Hippolyte n’a encore pas
commencé à déverser les poubelles dans les bennes. Je la trouverai dans
laquelle des trois bennes, la tasse ?
Mais déjà, Martha avait retiré ses
chaussons, glissé ses pieds dans ses fins
escarpins vernis et enfilé la petite veste de son tailleur Chanel, tout en pestant :
« Je sais exactement où j’ai entreposé le carton, c’est moi qui y vais.
Mais quelle idiote je fais…pourvu qu’elle ne se soit pas
cassée ! Mais quelle idiote !!! » Et elle se précipita vers
l’ascenseur.
Hippolyte et sa femme, un couple de
martiniquais, avaient alors en charge l’entretien de cet immeuble haussmannien
situé dans un très beau quartier de Paris. Toujours souriants et disponibles, ils
étaient très estimés par les locataires. C’est lui, qui certains soirs, sortait
les grandes bennes pour y vider les poubelles des locataires.
Heureusement, en ce moment, Martha dans
l’ascenseur, voit Hippolyte remonter par l’escalier. Elle ne le connaît pas.
Elle craint qu’il ne la surprenne entrain de fouiller dans les poubelles :
il lui faut absolument retrouver la tasse avant qu’il ne redescende.
La benne est bien trop haute pour cette petite
grand’mère, c’est tout juste si elle arrive à en ouvrir le couvercle. Elle
approche une des poubelles qui lui servira d’escabeau, y grimpe, tape de grands
coups de pied sur la paroi externe pour s’assurer qu’elle ne se retrouvera pas
nez à museau avec un chat famélique ou peut-être même un rat ! Et la
voilà, la moitié du corps dans la benne, retenant son souffle autant que faire
se peut, pour éviter les relents. Le carton est bien là, mais déjà surmonté de
quelques sacs qu’elle repousse avec vigueur. Elle ne l’atteint que du bout
des doigts ce maudit carton, et ne pourra ni l’ouvrir, ni le fouiller ;
alors, elle avance un peu plus son buste vers l’intérieur de la benne, se
penche et c’est le déséquilibre inévitable qui la plonge, tête première dans
les profondeurs nauséabondes de la grande poubelle. Elle peste encore, pousse
de gros jurons en autrichien bien sûr (ça la défoule davantage, dit-elle), perd
un temps précieux pour retrouver ses lunettes qui n’ont pas suivi la pirouette
et qui ne lui servent d’ailleurs à rien dans la nuit de ce fond de
poubelle. D’un geste fébrile, elle déchire le dessus du carton et, dans
l’obscurité en déballe prestement le contenu, vite, très vite.
« Alléluia ! »…elle tient la tasse.
Maintenant,
il s’agit de sortir de là; à l’intérieur de la benne, elle entasse les sacs
sous ses pieds pour se grandir ; visqueux, ils s’écrasent accentuant les
relents ; elle essaye de se cramponner au rebord « Mon Dieu, mais
comment me suis-je mise dans un tel pétrin ? » et vois, justement, Hippolyte qui s’approche…
Elle s’accroupit tout au fond.
« Allons,
allons ma petite dame, vous n’allez pas dormir là dedans, c’est très malsain !…Dîtes-moi,
où est-ce que vous avez dormi hier soir ? »,
s’enquiert-il de sa bonne grosse voix. Elle est tellement choquée qu’elle
n’arrive même pas à répondre. Mais pour qui la prend-on ? La croirait-il
si elle lui disait qu’elle habitait à deux pas des Champs Elysées ? »
« Soyez
gentille, laissez-moi faire mon boulot ! Si vous voulez, je peux
téléphoner à la brigade qui est de service à la maraude de ce soir ».
Toujours pas de réponse …
Martha restait prostrée au fond de la benne.
Elle ne savait comment réagir, quel comportement adopter. Fallait-il en rire,
se désoler ?
« Je dois vider toutes ces poubelles,
là ! Alors, trouvez-vous un autre
endroit pour passer la nuit, ma petite dame ! Allez, sortez, soyez
raisonnable ; je vais appeler la
gendarmerie, ils vous trouveront bien un refuge…
-
Ah, non, ça suffit comme ça ! »
s’écria-t-elle en se redressant, et, d’un geste rapide, le brave gaillard
la saisit sous les aisselles, la souleva hors de la benne et la tint bien
serrée contre lui? Un fou-rire irrésistible la saisit. Rire, oui rire de tout,
de tous et surtout de soi-même : la dérision arrange bien des situations,
elle en a souvent fait l’expérience.
Voilà longtemps qu’elle n’avait ressenti une
telle étreinte ! L’homme est jeune, fort, de belle taille. Il louvoie pour
éviter les poubelles, esquisse quelques pas… comme des pas de danse…Alors,
l’espace d’un court instant, fermant les yeux, elle se sent transportée à
Vienne, dans un de ces magnifiques salons baroques où, tant de fois, elle avait valsé dans les
bras de joyeux cavaliers en queue de pie, légers comme le vent, sur la musique
de Johann Strauss ou de Franz Lehar.
Hippolyte la déposa loin des bennes et des
poubelles, les cheveux en bataille, le chemisier sorti de sa jupe mal ajustée ; au bout de son
bras tendu, elle lui montrait la tasse de Klimt pour tenter une explication,
mais, le premier mot prononcé l’étouffa dans un tel fou-rire qu’elle avait du
mal à tenir son équilibre, le diaphragme contracté, au bord de la syncope, elle chercha le mur de
l’immeuble pour s’y appuyer.
Il eut
tôt fait de la juger : les escarpins vernis, le diamant à la main gauche,
le peigne en écaille serti de brillants dans les cheveux … Non,
non ! elle n’est pas S.D.F, se
dit-il tout bas. « Vous êtes
PAF, cria-t-il.
-
Quoi ? ». S.D.F, PAF, en quelle
langue parlait-il ? Et son rire
redoublait tant elle trouvait sa situation
complètement ubuesque et désopilants ces noms d’oiseaux qu’elle n’avait jamais
entendus. « Vous êtes saoule ? Vous avez bu ?! » cria-t-il
encore Et elle, de s’esclaffer de plus belle en faisant non, non de la tête.
Sonore, chargé de hoquets, le rire s’élevait incontrôlable, dérangeant le calme
habituel du quartier.
Alors, il n’y tint plus, dégainant son portable,
il appela les gendarmes. Thally inquiète, accourut, certaine que sa grand’mère
était la cause de ce tapage nocturne, juste au moment où il expliquait au
téléphone: « …j’ai trouvé une petite vieille dans ma benne…
-
Morte ?!
-
Pas du tout morte ! Je l’ai sortie,
et maintenant, elle s’est assise sur une poubelle et elle rigole comme une
bossue ! Je crois qu’elle est saoule.
-
Non, Hippolyte, arrêtez ! C’est ma
grand’mère, elle n’est pas saoule, s’écria Thally affolée
-
C’est votre grand’mère, mad’moiselle
Thally ?!... Elle n’est pas bien du tout, vous savez.
-
Oui, oui, c’est ma grand’mère, et je
vous assure qu’elle va très bien ! Je suis vraiment désolée, Hippolyte, de
ce malentendu ; je vous demande pardon pour les
ennuis qu’elle vous a causés. »
Elle
passa son bras sur les épaules de sa grand’mère, se hâta de la conduire vers le
couloir de l’immeuble. Dans l’espace exigu de l’ascenseur, l’inquiétude de
Thally allait grandissant ; rien ne lui semblait normal chez sa grand mère :
son chignon défait, sa tenue négligée, l’odeur âcre qu’elle dégageait et
surtout les propos incongrus qu’elle tenait d’une petite voix fatiguée,
entrecoupée de hoquets « Voilà la tasse ma chérie… J’ai plongé bien bas
pour la retrouver… Sûr, c’est la tasse
de Klimt…On pourra même dire que j’ai bu la coupe jusqu’à la lie pour lui… Mais
qu’est-ce que j’ai pu rire, des lustres que je n’avais ri autant ! Ah, je
suis épuisée» poursuivit-elle en se tenant les côtes.
Tandis que Thally se posait des tas de
questions, pour tenter de comprendre ce qui avait bien pu se passer, Hippolyte,
se hâtant de rattraper son retard, essayait de résoudre cet énigme et
grommelait : « Elle n’est pas S.D.F. Elle n’est pas saoule.
Alors, quoi ? Elle est folle, oui elle
est folle la mémée !...Pauvre mad’moiselle Thally ! »
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